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Les premiers transports
Joseph Delmelle.
dimanche 4 août 2024, par
On se souvient que, ayant groupé en légions ou cohortes quantité d’hommes qui n’attendaient qu’un signe pour s’en aller à la découverte et à la conquête du monde, un nommé Jules César décida un beau jour de franchir les Alpes et d’envahir la Gaule. De la volonté d’un chef devaient naître ces routes dont certaines, adaptées, améliorées, subsistent encore. Elles abandonnent les vallées pour se hisser sur les crêtes, traversent les montagnes comme un coup d’épée et, offertes au soleil comme au vent, s’en vont tout droit vers l’horizon.
Le destin de l’Europe occidentale a été conditionné par ces routes romaines sûres d’elles-mêmes. Elles ont conduit, d’un pays ou d’une ville à l’autre, bien des armées. Elles ont été empruntées par d’innombrables convois, par les courriers, les marchands allant du nord vers le sud ou remontant du midi vers le septentrion, les missionnaires, les pèlerins de Saint-Jacques-de-Compostelle ou d’Aix-la-Chapelle, les troubadours. De siècle en siècle, on verra leur réseau s’étendre et se développer considérablement. Servie par l’esprit de foi, la loi de l’instabilité incitera la chrétienté féodale – à l’étroit dans ses fiefs – à organiser des croisades qui, le goût du lucre aidant, susciteront l’apparition du grand négoce. Puis, quelques siècles plus tard, mettant à la voile, marins espagnols, lusitaniens et italiens entreprendront la grande aventure autour de la terre.
Pourtant, en général, l’homme de jadis – celui de la préhistoire, de l’Antiquité, du Moyen âge et de la Renaissance, voire de ces temps modernes appartenant à nombre de générations perdues dans le vaste anonymat des siècles défunts – connaissait fort mal son domaine, sa région, sa province, son pays et, a fortiori, son continent et les quatre autres. S’il bornait assez strictement son horizon, ce n’était assurément pas par gaieté de cœur ou par sagesse mais par crainte de la difficulté, de la fatigue, du danger, de l’inconnu fascinant mais que son imagination peuplait de puissances hostiles et redoutables. Lorsqu’il se décidait à se mettre en route, c’était – presque toujours – parce qu’il avait trouvé des compagnons pour lui faire escorte. Il ne voyageait qu’au sein d’un groupe. Il ne pratiquait que le voyage collectif. Les quelques rarissimes exceptions que l’on a coutume de citer n’infirment nullement la règle.
Ainsi, pendant de longs siècles, l’homme s’est abstenu de voyager seul, ne satisfaisant son goût congénital pour le nomadisme que dans le coude à coude des armées ou des caravanes. Ce n’était pas une sinécure, certes, que de s’en aller, hors des limites de son canton natal, vers quelque cité lointaine – capitale administrative, centre d’enseignement, carrefour commercial, lieu de pèlerinage,.. – ou vers quelque pays distant de plusieurs dizaines ou centaines de lieues. Il y avait des routes, mais la plupart en mauvais état. Les possibilités d’hébergement étaient rares. Les moyens de locomotion publics faisant totalement défaut, il fallait se résoudre à aller à pied ou à cheval, sac au dos ou en croupe. Les rencontres d’indésirables n’étaient que trop fréquentes, tant et si bien que, craignant le pire, bien des voyageurs jugeaient prudent, à la veille de quitter les leurs, de se recommander à tous les saints du paradis et de rédiger un testament en bonne et due forme.
Durant bien plus d’un millénaire, l’habitant de l’Europe occidentale ne disposa donc d’aucun service de transport public plus ou moins régulier. « Ce n’est qu’au XVIe siècle et au XVIIe siècle, écrit Jacques Janssens, que l’on vit apparaître des chariots et des coches d’eau chargés d’assurer les premières liaisons régulières entre les principales villes du pays... »
Ces premiers transports en commun étaient fort mal organisés, extrêmement lents et très incommodes. Seuls, ceux qui étaient assurés par les coches d’eau offraient certains avantages. Halées par de solides chevaux, les embarcations à fond plat progressaient sans secousses sur les rivières et les canaux. Les passagers avaient le loisir d’admirer le paysage en toute quiétude. Hélas ! toutes les localités importantes n’étaient pas reliées entre elles par des voies d’eau. Celles-ci, relativement nombreuses dans le plat pays – la Flandre, voire le Brabant et le Hainaut –, faisaient défaut, en tout ou en partie, dans la partie plus accidentée de la Belgique. Les autres moyens publics de transport étaient mortellement éreintants. Les chariots ou coches terrestres à caisse rudimentaire montée sur quatre roues, sans ressorts intermédiaires, soumettaient leurs passagers, en permanence, à des chocs violents et souvent douloureux. En 1647, le coche reliant Bruxelles à Paris via Mons – qui, à Bruxelles, avait son terminus à l’auberge des Quatre Fils Aymon – partait seulement lorsqu’il v avait un nombre suffisant de voyageurs. Il avançait à l’allure prescrite de... deux kilomètres à l’heure, uniquement pendant les heures claires de la journée. Il s’arrêtait dès le coucher du soleil, parfois en pleine campagne. Il mettait une douzaine de jours pour arriver à destination. Ses « clients » en descendaient dans un état physique plutôt déplorable, le corps courbaturé, épuisé, les yeux rouges et gonflés, le teint terne et le visage hirsute. On allait bien plus vite à pied, bien plus économiquement aussi, et sans se fatiguer davantage. Car, à l’époque, à chaque montée un peu rude, les passagers du coche étaient invités à descendre afin de soulager les chevaux, voire afin d’ajouter leurs efforts à ceux des braves bêtes. Dans une de ses fables parmi les plus célèbres, le bon La Fontaine a brossé un pittoresque tableau d’un attelage affrontant, en suant et soufflant, un chemin montant et sablonneux.

Une ordonnance du 5 novembre 1701 devait modifier, dans les Pays-Bas espagnols, la situation que nous venons d’évoquer succinctement. Elle imposait aux entreprises de transports publics ou messageries, diverses obligations, fixait le nombre de relais et la distance entre chaque poste – approximativement deux lieues –, déterminait le prix et les modalités de chaque parcours. Il en résulta une réduction de la durée du parcours et une certaine ponctualité. Toutefois, ce n’est qu’après 1715, sous le régime autrichien, que l’évolution amorcée dans nos provinces allait se préciser. En quelque soixante années, le réseau routier de grandes communications passera de soixante et un à près de mille kilomètres. Un nouveau type de voiture de transports en commun, par ailleurs, ne tardera pas à être adopté : la diligence lourde. Celle-ci possède, sur le coche, son prédécesseur, l’avantage d’une grosse capacité et d’un confort moins relatif, bien que fort sommaire encore. Le nouveau véhicule se compose d’une caisse montée sur ressorts et attelée à trois, quatre ou cinq chevaux placés souvent en volée, c’est-à-dire en dehors des brancards, ce qui leur assure une traction souple et rapide. Plusieurs compartiments sont prévus. Il y a d’abord le coupé, à l’avant, qui comporte trois places. Le compartiment central, avec banquettes se faisant face, peut admettre de huit à douze personnes. L’impériale, réservée en principe aux bagages, est capable de recevoir – le cas échéant – trois, quatre voyageurs ou davantage. La rotonde arrière, dépourvue de protection contre les intempéries, comme l’impériale, accueille les usagers modestes.
Rapidement et en dépit de tous ses inconvénients, la diligence va connaître son âge d’or. Vers 1780, cinq, six ou sept cents voyageurs transitent quotidiennement par Bruxelles. Départs et arrivées animent en permanence les environs immédiats de certaines auberges. Les diligences de Anvers, La Haye, Amsterdam, Mons, Paris, Tournai, Lille, Liège et Aix-la-Chapelle relaient rue de la Montagne, à l’Hôtel du Miroir, ou à l’Hôtel de la Couronne Impériale, point terminus d’autres services. Les diligences de Mons, Charleroi, Namur, Luxembourg et de l’Allemagne ont, comme lieu de ralliement, l’Hôtel de l’Empereur, situé rue de l’Escalier. Il y a de nombreux autres centres : l’Hôtel de la Couronne d’Espagne, à la Vieille-Halle-au-Blé ; A la Fontaine, chez le sieur De Roy ; à la Reine de Suède, rue de l’Evêque ; l’Hôtel de la Paix, rue de la Violette ; la Cour de Cologne, rue de la Fourche... Au total, cinquante-deux services réguliers (sans compter trois autres, assurés par des coches d’eau) existent au départ de Bruxelles. Certaines entreprises de messageries sont très importantes. Tel est le cas, en particulier, des messageries Van Gend qui disposent rue de la Madeleine, de spacieux locaux et de bureaux où travaille un personnel nombreux. Certaines messageries organisent des départs quotidiens doubles et même triples vers plusieurs villes : Mons, Liège, Gand, Bruges, Ostende... Des services réguliers fonctionnent, à raison de deux ou trois par semaine, à destination de la France et de l’Allemagne. Pensant à cette époque, cédant aux dangereuses séductions du romantisme, plus d’un auteur a imaginé « un tumulte de sonnailles, de trompes, de galops, de cours d’auberges ensoleillées, vite emplies de valets, d’enfants curieux, de voyageurs qui s’ébrouent, de postillons aux rutilants costumes, de militaires, de fraîches filles... Le premier acte de Manon... » [1].
Source : Le Rail, mars 1968
[1] René Jaumot : Voyageurs du Passé, dans La Revue de Bruxelles, n° 73, 15.XI au 13.XII.65.