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Les hommes du rail

Joseph Delmelle.

mercredi 4 septembre 2024, par Rixke

À l’origine, le chemin de fer a eu une influence locale. Son action s’est étendue progressivement sur le plan national avant de prendre, il y a quelque 85 ans, la mesure du continent. A tous les stades de son évolution, il a rempli d’utiles missions, mais le premier et peut-être le plus important de ses mérites est d’avoir groupé, pour son service, celui de ses usagers et de tous les hommes, des travailleurs, manuels et intellectuels, qui, venus de partout et devenus solidaires à cause de lui, ont formé et continuent à former, renouvelée de génération en génération, l’immense famille des « cheminots » dont le plus beau symbole est – on le sait – la roue avec ses rayons assemblés qui supportent tous, également, l’effort commun. Si un des maillons défaille et cède, le rôle de tous est compromis.

Photo R. Geeraert.

Sur les rails lisses, écrivait Daniel-Rops, le train roule à 140 kilomètres à l’heure. L’impression est pro/onde, de stabilité, de rigueur, de plénitude. Je pense aux hommes grâce à qui tout cela est : à ceux qui, dans la motrice électrique vert pâle, nous pilotent, du « régulateur » ou « dispatcher » qui, de loin, surveille notre marche, aux ingénieurs, aux ouvriers qui ont établi les voies, à tout cet ensemble humain extraordinaire que constitue « le chemin de fer », à ceux qu’on appelle « cheminots ».

Les cheminots, poursuivait l’écrivain français, ce ne sont pas des hommes comme les autres, des travailleurs comme les autres. Ceux d’entre eux qui se trouvent directement engagés dans les tâches proprement techniques sont cependant tout à lait différents des ouvriers d’usine, si hautement qualifiés qu’on les choisisse ; ceux d’entre eux qui travaillent dans des bureaux, par la plume et le papier, sont également différents des fonctionnaires, dont ils ont cependant les apparences. Tous portent une marque spéciale, dont ils mesurent eux-mêmes l’originalité, on pourrait dire même qu’ils la cultivent, et ce n’est point par hasard si du directeur général au dernier des agents (agent, mot significatif, agere, l’homme qui fait), lorsqu’on leur demande d’indiquer leur profession, ils répondent cheminot...

Cette spécificité des hommes du rail ne serait-elle qu’un mythe créé et cultivé par les intéressés ? Non, le cheminot ne l’a pas acquise de manière concertée ou plus ou moins consciente et volontaire. Ce sont les conditions mêmes de son métier qui la lui ont conférée, tout naturellement. Toute entreprise ferroviaire repose, humainement, sur quelques données essentielles, fondamentales, qui ne peuvent être dissociées les unes des autres et dont la plus importante est sans doute celle de la responsabilité au niveau de l’individu, à tous les échelons de la hiérarchie. L’interdépendance de toutes les responsabilités personnelles est l’une des autres caractéristiques de ce monde où chacun sait que tous comptent sur lui comme lui-même peut compter sur tous les autres.

Le voyageur qui pénètre dans une gare se doute-t-il de la grandeur et des servitudes du métier de cheminot ? Il subit une sorte d’envoûtement produit, peut-être, par cette curieuse symphonie de musique concrète que composent les glissements et piétinements d’une foule toujours quelque peu fiévreuse, le brouhaha des conversations, les tintements et mille et un bruits divers dont celui des trains réduit, parfois, à une sorte d’imperceptible friselis. Pour le voyageur, la salle d’attente se situe, en quelque sorte, au seuil d’une représentation théâtrale. Il va assister, avec une complète indifférence, à un spectacle dépourvu de faste mais dont la parfaite mise au point devrait l’inciter à tout le moins à quelques réflexions et le faire penser au mystérieux travail des coulisses, des metteurs en scène, des machinistes, des accessoiristes. Qui, rendant visite à des amis ou connaissances, s’inquiète auprès du maître de maison s’il possède des plombs de rechange en cas de panne d’électricité, s’il a pris la précaution de s’approvisionner en combustible, en victuailles ou en boissons, ou si son coffre à outils contient tout ce qu’il faut pour remédier – si nécessaire – à l’un ou l’autre de ces menus incidents pouvant toujours se produire ? Le voyageur du rail est sans appréhension. Il sait que le train partira à l’heure, au coup de sifflet, et que tout ira bien, que l’horaire sera respecté et qu’il débarquera, dans sa gare de destination, à tel moment précis.

Aux yeux du voyageur, tout semble très simple, et c’est tant mieux car son indifférence est le signe même qu’une solution conforme a été donnée à tous les problèmes posés, que le travail représentant le fonctionnement d’un service régulier a été parfaitement conduit, que tout a été mis en œuvre pour prévenir la moindre anicroche.

A tous les degrés de la hiérarchie ferroviaire, le cheminot est placé en face de responsabilités bien définies. Pénétrons dans un atelier. Nous sommes dans le genre de Lucullus, nous dit notre interlocuteur, un chef tourneur. Oui, nous estimons que l’on n’est jamais aussi bien servi que par soi-même. Hommes du rail, nous travaillons pour le rail, qui est notre famille. La famille, ici, ce n’est pas une simple façon de parler ; c’est un fait ! Il continue : La plupart des ouvriers et techniciens qui travaillent ici n’ont jamais travaillé qu’aux chemins de fer. Ils ont été formés chez nous. Beaucoup ont plus de vingt ans de présence. Il règne, entre nous tous, un véritable esprit de famille. Ce n’est pas par sentimentalité que je vous dis cela mais tout bonnement parce que ça compte, la sentimentalité, dans une entreprise. Cet esprit de famille est plus qu’une force, c’est un atout indispensable dans un travail comme le nôtre, qui diffère tellement du travail d’usine, qui n’est souvent qu’une affaire d’outillage et de technique. Nous devons travailler vite et être sûrs de notre travail car de sa qualité dépendent beaucoup de choses, la régularité des services, la sécurité des voyageurs... Après une pause, notre interlocuteur poursuit : Nous procédons exactement comme on fait dans une maison dont on est propriétaire. Notre but est de tout entretenir en bonne condition, pour que tout tourne rond, qu’il n’y ait aucun « pépin » et que tout le monde soit satisfait, et, aussi, aux meilleures conditions...

Il faut que le matériel roulant soit toujours en excellent état, comme s’il était en permanence « sous garantie ». Une locomotive est bel et bien un être vivant qui possède su personnalité, qui n’est jamais tout à fait identique à celle d’une autre locomotive. Quand elle entre à l’atelier, on l’ausculte, on en éprouve la pulsation, on en examine tous les organes, on voit s’il ne convient pas de remplacer telle pièce du mécanisme dont l’usure est fonction directe du nombre de kilomètres parcourus. Outre les réparations courantes, il y a les avaries majeures, la grosse besogne. Du temps des « vapeur », il fallait « piquer » les tubes des chaudières pour faire tomber le tartre qui les encrassait. Il fallait... mais les moteurs et les turbines exigent également bien des soins, des tâches complexes, des outillages variés.

Ne nous attardons pas outre mesure. Rien n’est laissé au hasard. Des départements spécialisés sont là, ayant chacun des attributions bien définies : chaudronnerie, serrurerie, menuiserie et charpentage, électricité, ajustage et tournage, plomberie, peinture.... et, alimentant les uns et les autres, magasin semblable à une quincaillerie géante où sont entreposés, fichés et classés, des milliers d’articles divers allant de la vis la plus banale aux roulements à billes. Le chemin de fer est un mode de transport en commun. Il faut s’attendre à tout. Beaucoup d’éléments, qui ont l’air de n’être que des détails sans importance, sont loin d’être à négliger.

Photo G. Demeyere.

II y a le personnel des ateliers, qu’on connaît mal ou pas du tout. Il y a celui des dépôts, le sédentaire et le mobile, et il y a celui de la voie, celui qui s’occupe de la pose et de l’entretien, qui vérifie, prévient les accidents et remet en état, qui travaille de jour et de nuit, par tous les temps, sous le soleil brûlant de l’été, dans la pluie, dans le vent, dans la neige, dans le froid et, souvent, au cœur même du danger. Il y a les acrobates qui veillent, quant à eux. à l’équipement aérien et se déplacent, là-haut, sans souci du vertige, pour que les trains roulent sans encombre. Il y a le personnel des sous-stations. Il y a le dispatcher qui fait de la géométrie dans l’espace et dans le temps, s’appuyant sur « son » postulat d’Euclide : A un instant précis, en un point donné de la voie, il ne peut y avoir qu’un train et un seul. Cela ressemble, bien sûr, à une vérité de La Palice mais, dans la pratique, cela nécessite des calculs complexes et précis, une signalisation perfectionnée et, entre tant et tant d’autres choses, une synchronisation absolue des pendules sur toute l’étendue du réseau.


Source : Le Rail, mai 1968