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Avec des belges en Russie (1871-1872) (II)
A.-M. Brasseur-Capart.
dimanche 22 septembre 2024, par
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Frantz Baesjou s’entendait bien avec les trois Belges : Iliard, Berger et Gilson, surnommé Dieu sait pourquoi « Père Adam ». Le dimanche après-midi, il jouait parfois aux cartes avec eux ou avec les Anglais, un jeu russe : le dourac (sot). Certains ne se gênaient pas pour tricher ! Le perdant était coiffé d’un bonnet d’âne. Il leur arriva d’aller à la chasse aux pigeons ; d’autres fois, de passer leur temps dans des cafés allemands ou russes. Dans ces derniers, l’on jouait de la cythare ou bien l’on chantait et dansait aux sons d’un orgue ou d’un mauvais orchestre, dans une salle enfumée éclairée au pétrole. Parfois, Frantz Baesjou se rendait chez M. B... ou chez l’apothicaire ou encore chez Firth, le chef de traction, poitrinaire au dernier degré qui avait perdu sa femme, morte du choléra ; il se trouvait seul avec huit enfants. (Le contremaître Firth était un de ses compatriotes égarés en Russie depuis la guerre de Crimée). Mais, le plus souvent, le jeune homme était attiré par le marché pittoresque (bazarri) qui se tenait les dimanches, mercredis et vendredis. On pouvait s’y procurer des produits anglais, mais ils coûtaient très cher. Le marchandage y était indispensable. C’était aussi une bourse en plein air. La foule était bigarrée et excessivement bruyante. Dans les petites rues, il y avait de nombreux marchands, des fripiers et des receleurs. D’autres fois encore, il se promenait à la Dwaranska, le lieu de rencontre sélect, dans la rue principale et commerçante ; c’est là que se trouvaient les magasins de luxe. C’était un flot incessant de promeneurs et d’équipages ; l’on y admirait les toilettes des dames : robes de soie de couleurs très claires, sous un manteau de velours ou de soie garni à l’intérieur de fourrure blanche ; la tête était enveloppée d’un châle de même couleur ; elles portaient des bijoux, des colifichets. Messieurs et dames avaient des gants clairs ; certaines dames conduisaient elles-mêmes leur voiture.
Chez Taylor, l’Anglais qui les hébergeait, en ce demi-jour de congé, les pensionnaires avaient droit à un dessert (gâteau de riz). La nourriture était frugale mais saine et sans grandes variantes : fromage, bouilli, mouton ou autres viandes, laitages et thé. Les couverts étaient en étain ; l’eau coûtait très cher. Le logement, lui, était des plus simpliste : il n’y avait pas d’armoires , les effets étaient serrés dans une malle ou pendus à des clous ; le matelas très dur – un vrai grabat – était posé par terre, près du conduit d’un fourneau. Draps, couvertures, essuies devaient s’acheter au bazarri ; il fallait se couvrir de sa pelisse lorsqu’il faisait trop froid, malgré les doubles fenêtres. Les servantes dormaient dans la cuisine, sur une partie proéminente du four à bois.
Comme les hommes, elles étaient chaussées de bottes ou de galoches en osier tressé, les jambes enserrées de bandelettes, moyen très efficace de se protéger contre la boue gluante du pays. Comme eux aussi, elles mettaient pour sortir une pelisse au-dessus de vêtements de coton assez courts. Sur la tête, les servantes portaient un simple fichu tandis que les paysannes avaient une coiffure élevée, fixée à la tête par un châle de couleur. Les hommes se serraient la taille par une large ceinture de couleur éclatante ; ils étaient coiffés d’un bonnet à poil ou d’un chapeau en feutre noir à petits bords et garnis d’ornements en cuivre. Ils avaient tous de longues barbes incultes Depuis le jour de leur baptême – celui-ci se faisait en rite grec, donc par immersion – hommes et femmes portaient au cou des amulettes d’ambre ; leurs vêtements étaient très sales ; ils ne se changeaient qu’une fois l’an. Ils étaient extrêmement superstitieux et crédules au point d’accorder foi, par exemple, à l’histoire d’une morte qui avait saisi la main de son fils au moment où il prenait de l’argent sous son oreiller. On ne put les séparer et trois semaines plus tard, le Tzar ordonna, disait-on, de les enterrer ensemble.
Le maître gardait les passeports de ses inférieurs, ce qui les mettait à sa merci ; (et cependant, l’empereur avait aboli l’esclavage depuis deux ans environ...) Ceci n’empêchait pas les servantes d’être souvent revendicatrices, impertinentes, paresseuses et voleuses, sous prétexte que le maître « gagne tant d’argent et ne le dépense pas ... » Leurs idées sur le mariage étaient plutôt confuses et élastiques. Quand elles l’avaient rêvé, elles rejoignaient leurs amoureux, sinon par la porte, par la fenêtre ou en franchissant des cloisons. Il n’était pas rare qu’elles n’amenassent leur « mari » ou bien leur fille prétendument pour se faire aider, mais en réalité pour les nourrir, tout en joignant le linge de leur famille à laver eu même celui des voisins, aux frais du patron. Inutile de dire combien elles faisaient danser l’anse du panier au marché. L’une d’elles ne servit qu’un poulet non vidé et de l’eau dans un verre sale à sa patronne qui venait d’accoucher, tandis qu’elle régalait son galant et deux ou trois de ses invités à la cuisine ; ceux-ci ne se gênaient pas pour fumer comme des... Russes, pour mettre leurs jambes sur la table ou se moucher aux coins des nappes qui en étaient tout raides... Pendant ce temps, la jeune mère devait se lever pour s’occuper elle-même de ses cinq enfants. « Que penserait la plus exigeante des maîtresses de maison de chez nous ? », écrivait mon aïeul.
Les orgies à la vodka n’étaient pas rares.
C’est ce qui se produisit un soir dans la cuisine de Taylor ; les Belges s’y étaient rendus pour entendre chanter quatre paysannes qui avaient blanchi la maison. Cela devait vite tourner à la débauche. L’on vit même une nourrice, vêtue d’une jupe rouge et le sein couvert d’une chemisette légère, s’y mêler comme une bacchante, sans souci de la santé de son nourrisson.
Mon grand-père et Berger allèrent se coucher en laissant les autres à ces plaisirs. Frantz Baesjou était fort en peine pour l’un de ses camarades, marié depuis peu. Il écrit dans son journal : « N’aurais-je pas honte de moi-même si je succombais, si l’esprit n’était plus maître du corps ? » Quelques jours plus tard, le fait s’étant reproduit, il ajoute « Le mal est fait, je n’ai pu l’empêcher. Cependant, en avais-je le- droit ? Qui m’a donné le pouvoir de contrôler les actes des autres ? Mais il me semble qu’il suffit d’avoir une connaissance bien arrêtée d’un mal quelconque, pour être en droit de le condamner et de s’y opposer... Ce que je sais bien, c’est que cela n’arrivera plus ».
La même semaine, Gilson s’aperçut que son grand sac de voyage contenant ses effets, de l’argent et son contrat, avait été volé. Les Belges portèrent plainte à la police. Cela n’alla pas tout seul. L’employé leur fit remarquer qu’aucun d’eux n’avait son passeport en règle. De plus, ils se brouillèrent avec leur logeur, Gilson l’ayant rendu responsable de ce vol pour n’avoir pas fermé la porte ; il exigeait une indemnité. Le résultat ne se fit pas attendre. Ils furent tous priés de déguerpir à la fin du mois... Or, un logement était presque impossible à trouver. Frantz Baesjou, ayant pris le parti de Gilson et lui ayant servi d’interprète, fut « sommé » de comparaître un soir devant Taylor et d’autres Anglais grossiers. Après avoir avalé son humiliation, mon grand-père répondit par la plus désarmante politesse, « une arme exquise, dit-il contre ceux qui ne la possèdent pas ». II leur fit cependant observer qu’ils n’étaient pas des gentlemen, ce qui va très loin à un Anglais.
Ensuite, les plaignants furent contraints de faire le tour des bureaux. « II y faisait très chaud et il y régnait une odeur méphitique... ».
Entre-temps, ils se rendirent au café allemand, où ils vidèrent plusieurs bouteilles de bière. L’aubergiste, très obligeant pour de bons clients, consentit à leur servir de traducteur bénévole, chaque fois que cela serait nécessaire. Après bien des démarches, les passeports furent régularisés moyennant espèces sonnantes ; mais l’affaire du sac volé ne s’arrangeait pas ; il fallut remplir maints questionnaires (eh ! oui, déjà au XIXe siècle !) et on les envoya d’Hérode à Pilate. « Une affaire entre deux étrangers valait-elle la peine de s’en soucier ? »
"Cependant, les employés étaient très polis. Frantz Baesjou conseilla finalement à Gilson d’écrire au Consul belge à Moscou. Mais, il y eut une deuxième plainte contre Taylor, émanant d’un Français, l’outilleur de l’atelier, depuis 35 ans en Russie. Après bien des ennuis et des mesquineries, les deux affaires passèrent devant le tribunal.
Source : Le Rail, juillet 1968