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Voir et comprendre
J. Delmelle.
mardi 24 septembre 2024, par
Ayant démocratisé le voyage, le chemin de fer devait susciter, tout naturellement, ce phénomène qui, aujourd’hui, introduit, dans la vie des hommes, une lumière qui scintille longtemps dans leurs yeux, qui les attire irrésistiblement, qui leur fait entreprendre souvent de longs déplacements et dont ils rêvent longtemps après leur retour. Ce phénomène multiforme, c’est le tourisme.
Certes, une histoire anecdotique du tourisme peut, théoriquement, remonter dans le temps aussi loin que l’on veut. Dès que l’homme sortit de sa caverne, il fut un touriste en puissance. Dans son ouvrage retraçant l’Histoire du Tourisme [1], l’écrivain français Gilbert Sigaux commence par Hérodote la galerie de touristes célèbres qui, de siècle en siècle, s’est enrichie de personnages pittoresques et de faits savoureux.

On abuse souvent des mots. L’expédition d’Hérodote avait-elle un caractère touristique authentique ? En réalité, le tourisme ne fut, pendant des siècles et des siècles, qu’un accessoire accidentel du voyage. Rares ont été ceux qui, jadis, ont voyagé pour le plaisir de voyager. La plupart n’avaient d’ailleurs ni les moyens, ni le droit, ni donc l’envie de s’aventurer loin de chez eux. La nécessité seule les poussait à se mettre en route. On ne connaît que quelques exceptions à la règle. Montaigne est l’une des premières d’entre elles.
A lire Gilbert Sigaux, on s’aperçoit que c’est finalement le chemin de fer, bien avant l’automobile et l’avion, qui a rendu possible le tourisme authentique et, en particulier, ce tourisme de masse que des inventeurs comme Cook surent organiser et qui, sous l’effet des lois sociales, a pris une ampleur absolument extraordinaire.
Le tourisme – tel, du moins, qu’on l’entend aujourd’hui – est donc relativement très jeune encore. Il atteint actuellement un développement tout à fait remarquable mais il garde toutefois, devant lui, un très bel avenir. En effet, malgré l’extension du droit aux loisirs à tous ceux qui apportent à la vie collective leur part d’efforts, un pourcentage relativement élevé de personnes continuent encore à se priver de vraies vacances. Environ 40 % de nos compatriotes, si nous en croyons certaines statistiques, passent leurs congés chez eux ou les consacrent à des visites de famille.
Nous avons fait allusion, plus haut, à Thomas Cook, un Anglais audacieux ayant véritablement « inventé » les voyages organisés.
Au début du XIXe siècle, l’Angleterre, comme d’autres pays, était ravagée par l’alcoolisme. Des citoyens, se découvrant une âme d’apôtre, devaient partir en guerre contre ce fléau. Parmi eux se trouvait un menuisier : Thomas Cook, membre de la Ligue antialcoolique de Leicester, qui avait juré de s’abstenir de toute boisson alcoolisée et d’adopter les mœurs et pratiques inspirées par la tempérance. Intelligent, il était devenu rapidement le secrétaire de la Ligue, au bénéfice de laquelle il se dépensait sans compter, haranguant les promeneurs du dimanche et s’efforçant de convaincre certains ivrognes impénitents dont quelques-uns, excédés par les discours de cet empêcheur de danser en rond, allaient s’emparer de sa personne, le lapider et, même, incendier sa demeure et son atelier. Je ne veux que leur bien, devait se dire Thomas Cook après ces diverses mésaventures, mais ils me tueraient plutôt que de renoncer à l’alcool. Discourir ne suffit pas. Il faut leur trouver une autre passion que celle de boire. Une autre passion... mais laquelle ?
Cela se passait en 1841. Les chemins de fer étaient nés. Ils venaient de faire leur apparition dans la région de Leicester. Et un congrès antialcoolique était annoncé pour le 5 juillet à Loughborough. Cook, ayant pensé qu’il serait possible de mettre le train au service de l’idéal qu’il défendait, s’en alla trouver le secrétaire de la compagnie exploitante. Le 5 juillet prochain, lui dit-il, notre Société de Tempérance organise à Loughborough un meeting auquel j’aimerais que les habitants de Leicester pussent se rendre en grand nombre. Pour cela, nous devons leur offrir un moyen pratique d’effectuer les dix-sept kilomètres qui séparent les deux villes, j’ai pensé que, si vous acceptiez de réserver un train spécial à cet usage, bien des gens se trouveraient tentés. Maintenant, mon projet repose entre vos mains, monsieur le Secrétaire. Puis-je espérer que vous me permettrez de le réaliser ? Cook obtint ce qu’il désirait, et 570 personnes – ayant acquitté le prix de l’excursion, soit un shilling – participèrent au voyage. Il faisait presque noir, a raconté un contemporain, quand, le soir de cette journée mémorable, nous vîmes rentrer nos voyageurs ravis. Toute la ville de Leicester était restée éveillée pour les accueillir et les féliciter d’un aussi bel exploit...
Nous ne raconterons pas, dans le détail, l’existence, fertile en initiatives, de Thomas Cook. Un accord, intervenu en 1845, lui assura dans les trains de la Midland Countries Railway autant de places qu’il désirait. Le 4 août de cette même année, il lança son premier « pleasure trip » – ou voyage d’agrément – Leicester - Liverpool. La formule des voyages organisés de l’avenir était en germe dans celui-là : horaire établi à la minute près, arrêts dans les plus beaux sites... D’autres excursions ferroviaires suivirent de près celle de Liverpool. En 1846, Cook proposa à ses « clients » – de plus en plus nombreux – de les emmener voir les lacs d’Ecosse. Puis, en 1855, il se décida, pour la première fois, à s’aventurer sur le continent. Grâce à lui, des milliers d’Anglais, traversant le Channel, purent visiter la grande exposition parisienne de 1855. Un peu plus tard, Cook offrit aux amateurs de voyages s’adressant à lui l’occasion de parcourir la Suisse, l’Italie, la Grèce, puis la Palestine et l’Egypte... Celui qui a mérité d’être appelé le « Napoléon des voyages » ne cessa d’étendre le champ de son action touristique jusqu’à sa disparition, survenue en 1892, à l’âge de 84 ans. L’agence de voyages qu’il avait créée et développée fut alors reprise par son fils, John Masson Cook, avant de passer entre des mains étrangères.
Thomas Cook avait donc mis sur pied, en 1841, avec la collaboration compréhensive – et indispensable – du rail, un premier voyage collectif d’agrément. La réalisation de cette première excursion ferroviaire avait été inspirée, nous l’avons rappelé, par un souci de philanthropie faisant écho, en quelque sorte, à celui qui avait fait dire à Charles Rogier en 1839 : Je ne crains pas que le peuple se déplace. Sous le point de vue moral, il tant mieux que le peuple voyage le dimanche que de le voir se renfermer une partie de la journée dans les cabarets... Au demeurant, dès avant que Cook prît la décision de faire débarquer ses touristes sur le continent, le rail belge avait vu circuler des trains spéciaux assurant le déplacement de groupes importants vers l’un ou l’autre lieu de pèlerinage, par exemple. En 1848, un convoi parti de Namur avait conduit ses passagers vers Hal et son célèbre sanctuaire mariai. D’autres trains spéciaux avaient été lancés pour l’une et l’autre occasions. Mais, sur le plan du grand tourisme international, l’initiative du Liégeois Nagelmackers – qui s’était rendu compte que l’ère des petites distances s’estompait peu à peu – allait revêtir une importance considérable. S’étant rendu aux Etats-Unis, notre compatriote avait été surpris par l’avance acquise par les entreprises ferroviaires américaines dans le secteur du confort. Là-bas, les longs trajets s’effectuaient sans fatigue pour les reins grâce à des couchettes bien conçues. Ne pouvait-on recourir aux mêmes procédés sur le vieux continent, mais en faisant mieux encore si possible ? S’inspirant donc des couchettes américaines, Nagelmackers chercha la formule la mieux adaptée à l’Europe. Il eut l’idée du wagon-lits puis du wagon-restaurant et, ainsi, permit les longs trajets internationaux excluant la préoccupation de la nuit et des repas. Fatalement, les entreprises portées sur les fonts baptismaux par Cook d’une part et par le Belge Nagelmackers de l’autre devaient finir par coopérer...
Le chemin de fer a donc présidé à la naissance du tourisme contemporain. Il a été associé à la création des agences de voyage dont le rôle, comme celui des bureaux de tourisme, s’est considérablement accru à la faveur des années à la suite de l’accession de la grande majorité de la population active au bénéfice des vacances. Dans la plupart des pays industrialisés, les travailleurs bénéficient à présent de deux à quatre semaines de vacances payées sans compter, évidemment, les jours de repos rétribués comme jours prestés. Les spécialistes affirment que la période annuelle de « non-travail » aura tendance à s’accroître dans l’avenir et qu’il en résultera normalement une expansion de la demande dans le secteur du tourisme. De plus en plus, celui-ci tendra vers l’universalité.
En dépit de la place croissante prise par l’automobile, l’autocar et l’avion, la part des chemins de fer dans le trafic touristique est toujours fort importante, sinon prépondérante. Ce fait a été mis en évidence naguère encore, à Genève, lors d’une réunion qui s’est tenue dans les premiers jours du mois d’avril 1967 dans le cadre de l’Année internationale du Tourisme. Prenant la parole lors de ce rendez-vous de spécialistes des transports et du tourisme, Louis Armand, de l’Académie française, qui est à la fois un grand savant et un parfait humaniste, a rappelé que le rail a une vocation spéciale pour le transport commode d’un grand nombre de personnes, qu’il dessert pratiquement toutes les grandes villes européennes et qu’il permet de déboucher au cœur même des cités, si riches en potentiel artistique et culturel. Mais il est bien évident que le chemin de fer présente, sur le plan touristique, quantité d’autres avantages. Je crois que l’avion est indiqué pour les liaisons ultra-rapides, disait Jacques de Launay [2], mais ce moyen de transport ne permet pas de prendre contact avec un pays. Je crois qu’un pays se découvre vallée par vallée, ville par ville, homme par homme. Je ne crois pas qu’il soit possible de connaître un pays dans ces cellules hermétiques que sont les chambres d’hôtel internationales rejointes au plus vite par l’International Airport. Comment juger les Russes, les Suédois, les Turcs ou les Américains sans les voir dans la campagne, leur parler dans le train ou la rue, les connaître en activité dans la vie quotidienne ? Bien sûr, mieux vaudrait aller à pied, mais, sans que rien ne soit jamais urgent, il faut essayer de voir le plus possible, et le train me paraît un bon compromis... Roger Gillard [3], paraissant faire écho à Jacques de Launay, s’est exprimé en ces termes : ... La différence entre les durées de trajet par air et par fer, sur une cinquantaine de relations européennes, de centre-ville à centre-ville, tend à diminuer. Sur certaines relations, celle de Bruxelles à Paris par exemple, le rail, somme toute, offre même la liaison la plus rapide. Mais, dans cette bataille de géants, la rapidité, en définitive, est-elle le plus grand des enjeux ? En vérité, le plaisir est-il d’arriver vite ? N’est-il pas plutôt la somme de toutes les minutes, de toutes les secondes que comporte le voyage ? Nous perdons tant de notre vie à vouloir vivre vite ! Est-il possible de connaître un pays dans une de ces chambres d’hôtel rejointes dare-dare entre deux escales fiévreuses ? La terre se découvre vallée par vallée, labour par labour, village par village, homme par homme. Dans le train, on a le temps de regarder le monde ; on a aussi le temps de lier connaissance avec son voisin, de le juger, de l’apprécier, de se grandir à son contact et lui de se grandir au nôtre. Le train est un enrichissement du cœur et de l’esprit. Des vies et des amours naissent dans les trains. Entre la marche à pied qui nous fait découvrir beaucoup de peu de chose et l’avion qui nous laisse entrevoir peu de chose de beaucoup, le train apparaît comme un merveilleux compromis...

On a maintes et maintes fois mis en évidence la bienfaisante collaboration que le rail apporte au mouvement touristique. Où est-on mieux que dans un train pour découvrir les paysages ? a demandé Marcel Brion, de l’Académie française [4]. On progresse à une vitesse qui, même dans le Mistral, n’abolit pas le spectacle de la nature. Ne me parlez pas des autoroutes ! Elles ont peut-être leur avantage pour décongestionner les routes nationales, accélérer encore l’allure des gens pressés, mais l’espace y détient abstrait. C’est comme un tunnel ouvert. Pour moi, il n’y a que deux façons de voyager agréablement : le train et le bateau... Indépendamment de la féerie du paysage qui déroule sa tapisserie colorée à droite et à gauche, il y a les compagnons de compartiment. Je les regarde. Chaque homme a son énigme. Je m’efforce de pénétrer leur mystère. J’imagine leurs drames. C’est passionnant. Voilà pourquoi le voyage est un élément essentiel de ma vie...
Source : Le Rail, juillet 1968
[1] Editions Rencontre, Paris, 1966.
[2] Jacques de Launay nous parle de l’Accélération de l’Histoire, propos recueilli par Luc Maréchal, dans B-Revue, 3e année, n° 35, 1965.
[3] Dans Le Rail, n° 110, Quand le Train se mesure à l’Avion.
[4] Marcel Brion et les Chemins de Fer, par Yves Gandon, dans La Vie du Rail, n° 1017, 14 octobre 1965.