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Avec des belges en Russie (1871-1872) (III)
A.-M. Brasseur-Capart.
dimanche 29 septembre 2024, par
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Les Anglais, avec leurs caractères très différents, faisaient penser aux personnages de Dickens. Malheureusement, Berger, Iliard et Gilson se joignaient souvent à Taylor et à son contre-maître pour courir de café en café jusqu’à deux heures du matin et il leur arrivait de casser les vitres des maisons qui leur déplaisaient.
Un soir, mon grand-père les accompagna dans une maison mal choisie pour boire le résultat d’un pari et ils eurent une aventure qui faillit mal tourner. Dans cette taverne enfumée, la crasse était ignoble, que ce fût sur les murs ou sur les canapés, et visiblement les salles de café à l’étage servaient de dortoirs ; il y sentait très mauvais.
« Notre table, lisons-nous dans le récit de mon grand-père, fut bientôt recouverte d’une nappe, qui ressemblait curieusement à un grand morceau de chiffon que j’avais pris avant-hier pour nettoyer les pièces polies de la machine, d’une carafe avec un verre, et d’une assiette avec de petits morceaux de cuir (viande) et des cornichons crus ».
Ils venaient de s’installer quand arriva, dans un grand vacarme, une vingtaine d’ouvriers du chemin de fer, à moitié ivres, avec des femmes. L’un d’eux, en chancelant, s’avança vers Frantz Baesjou, et lui tendit la main. Mais comme « le jovial personnage » venait de se moucher dans ses doigts, pour une fois, mon grand-père se contenta de toucher son bonnet, pour le saluer. Ce fut le déclenchement d’une hostilité générale qui dégénéra bientôt en bagarre. Comme dans certains romans policiers, à la mode aujourd’hui, mon grand-père n’avait justement pas son revolver ce soir-là, et il le regrettait bien. Sans les salutations d’une démonstration de judo, on s’empoignait ; les femmes n’étaient pas les moins acharnées, ce fut un beau méli-mélo. Les tables renversées servirent de boucliers. Les Belges, se sentant forts et lestes, surpris eux-mêmes de leurs exploits, riaient comme des fous, mais cela tournait mal ; il était temps de déguerpir. La retraite vers la porte étant coupée, ils purent se jeter par la fenêtre, excepté toutefois Gilson qui avait eu la jambe cassée quelques mois auparavant. Dans la cour, ses camarades se servirent de perches comme de lances pour repousser les assaillants qui le retenaient, et il put enfin grimper sur la fenêtre et se laisser glisser près de ses compagnons. Il restait une cloison à défoncer pour être hors de portée, mais les jeunes gens avaient les épaules solides... Ce fut une scène digne des Trois Mousquetaires.
A l’approche de la Noël, le jeune voyageur sentit de nouveau plus profondément l’éloignement de sa famille, de son pays, et il se sentait privé des cérémonies de sa religion auxquelles il était habitué depuis l’enfance et qui faisaient partie de sa vie. Cela ne l’empêchait pas de garder une foi profonde envers le Créateur de l’univers « que j’aime à reconnaître, dit-il, dans ses œuvres les plus formidables, les plus imposantes, comme dans les plus petites et les plus simples en apparence. » II ne put qu’une seule fois, dans la pauvre église catholique, servir la messe à un prêtre polonais de passage. Celui-ci le remercia et voulut le retenir à déjeuner ; mais il dut décliner l’invitation, car il ne voulait pas se rendre en retard à son travail aux machines.
Peu avant Noël également, Frantz Baesjou eut l’occasion d’assister à un concert au Club des Nobles, à la Dwaranska Sebrania, avec les filles de l’apothicaire et d’autres amis. Le vestiaire était organisé d’une curieuse façon : les domestiques choisissaient les plus grands schubas et les plus grands châles, les étendaient par terre ; on y déposait tout, même les galoches, puis ils en formaient des paquets qui étaient empilés. On recevait alors une contremarque de vingt, trente ou cinquante kopecks. Résultat : grande bagarre à la sortie, évidemment, d’autant plus que tout étant payé d’avance, les clients n’avaient qu’à se débrouiller pour retrouver leur bien...
La salle de concert, qui pouvait servir aussi pour les bals, était assez mal éclairée par des lustres à bougies. Comme partout ailleurs, un portrait en pied grandeur nature, de l’empereur, dominait l’orchestre. Autour des rangées de chaises, il y avait un promenoir. Une fois de plus, mon aïeul fut étonné et même un peu choqué de voir combien les femmes étaient déjà émancipées à l’époque en Russie ; que ce soit dans la salle, dans les salons ou au buffet, elles allaient librement bavarder et fumer avec les messieurs lors des entractes, ce qui eût été inadmissible dans nos régions et même en Amérique, où les suffragettes de Boston n’avaient pas encore commencé leurs activités pro-féministes.
Le concert, dirigé par un pope, était moins bon que d’autres où les chants étaient magnifiques. C’est encore l’hymne national qui sembla le plus beau ce soir-là au jeune homme. Le public acclama et le bissa. Il faisait très chaud et un domestique parcourait constamment la salle avec de l’encens.
Ce fut le jour de Noël, après quinze jours de voyage et par très mauvais temps, que les directeurs belges arrivèrent à Woronesch. A cette occasion, les ouvriers eurent congé l’après-midi. Après la visite aux ateliers, il y eut des discussions entre ingénieurs et représentants et, Frantz Baesjou, ayant été calomnié par un des Américains, eut la joie de se voir défendu par Monsieur Vaessen, qui l’avait en grande estime et le trouvait très courageux.
De là, les directeurs se rendirent à Saint-Pétersbourg, mais rien ne fut encore décidé au sujet du retour des quatre hommes en Belgique.
Le 31 décembre, mon grand-père écrivait dans son journal : « Dans une heure, les douze coups des horloges, chez nous, annonceront que 1871 avec ses malheurs, ses déceptions, ses joies et ses peines a fait place à une ère nouvelle qu’on regarde venir avec ses incertitudes, son vague, ses projets et ses espérances. Comme lors de toutes les autres époques semblables, j’ai lieu d’être reconnaissant envers Dieu des bienfaits dont Il m’a comblé dans le courant de l’année qui va »avoir été« . Il a gardé à mon amour tous ceux qui me sont chers, il m’a accordé la santé et la force, et par des changements successifs dans mon sort, je regarde mon avenir avec plus de confiance et de bonheur... Ce soir, nombre de mortels jettent un long regard sur cette période bien définie maintenant, qu’on appelle une année, pour se rendre compte soit de l’état des affaires extérieures, soit de celui de l’intérieur Cela dépend de ce que l’on soit homme d’affaires ou philosophe ; on peut être les deux à la fois... »
Ces réflexions restent toujours d’actualité, car les hommes restent pareils à travers les âges ; cependant, en notre siècle de vitesse croissante, réfléchissons-nous encore autant ? A la fin d’une année, beaucoup se laissent étourdir en réveillonnant ou en se distrayant, ce qui est un peu la politique de l’autruche. Sans être Pascal, un peu de méditation de temps à autre ne nous ferait peut-être pas de mal...
Les Russes, eux, fêtaient la Noël le 6 janvier, après un long carême pendant lequel ils ne mangeaient ni viande, ni graisse et préparaient leurs mets avec de l’huile bénite. Les jours précédant la grande fête, au lieu des cargaisons précédentes de choux, l’on voyait les petites charrettes transporter à la queue leu leu vers Moscou des oies et des porcs tués, vidés et gelés. Le beurre, le lait et les œufs frais étaient très rares et chers en plein hiver Aussi, avant Noël, les moujiks, les ouvriers et autres Russes vendaient-ils tout ce qu’ils pouvaient pour s’acheter aliments ou eau-de-vie. Chaque année, paraît-il, après les fêtes, les hôpitaux regorgeaient de malades. [1]
Le jour de la Noël russe, les étrangers se rendirent à l’église ou au temple. Au monastère Saint-Métrophane. ni l’or, ni l’argent n’étaient épargnés. Le tombeau du saint et l’iconostase, les peintures, les ornements étaient d’une grande richesse Les habits sacerdotaux eux aussi étaient de toute beauté, et les chants émouvants. Les cierges passaient de main en main avant d’arriver aux chandeliers. Sous le dais, les fidèles s’inclinaient jusqu’à terre devant le saint embaumé.
Après la cérémonie, c’était la coutume d’inviter toutes les connaissances à boire de la vodka. Mon grand-père accepta plusieurs invitations, mais il se rendit quand même au nouveau dépôt. En rentrant à la maison pour dîner, il y trouva six popes et deux vieux acolytes chantant et bénissant toutes les pièces ; après quoi, ils se gorgèrent de sherry, de vin, de porto, de cognac, et d’autres liqueurs, ainsi que de fromage et de poisson séché. En entrant, le pope principal avait cherché les icônes que l’on trouve dans toutes les chambres russes, mais les Anglais n’en possédaient pas. Il avait pris un petit daguerréotype représentant une dame, pour l’image d’un saint ; il chantait, s’inclinait et faisait de nombreux signes de croix devant lui. Les Russes de la maison étaient déjà saouls de grand matin. Le lendemain, ce fut encore un pradznik, ainsi que le 13 janvier, leur jour de nouvel an.
Le lundi 15 janvier à minuit, Frantz Baesjou écrivait : "ENFIN, après une longue et pénible attente, l’ordre de notre départ est arrivé cet après-midi. Nous avons fini la machine 25 et, après-demain, nous quitterons Woronesch sans regrets.
Nos Russes auront bien de l’occupation à l’atelier. j’ai rendu Féodor très heureux en lui donnant plusieurs de mes outils, mon pistolet et même un pantalon..."
Le matin du départ, il y avait 15° sous zéro.
Comme mon grand-père parlait couramment quatre langues, ses camarades lui laissèrent toutes les démarches à faire. Gilson qui devait se rendre à Livny pour y travailler, les quitta à Griazi. Tout le long de la route, il y avait une neige épaisse, à perte de vue.
Le lendemain, Franz Baesjou, Iliard et Berger arrivaient à Moscou ; ils descendirent à l’hôtel Krüger, très convenable et paisible. C’était très amusant de voir les cochers conduisant les traîneaux à toute allure sur les places et dans les grandes artères. Les trois jeunes gens s’éveillèrent le matin suivant au son grave des cloches des églises, heureux comme des écoliers en vacances. Ils visitèrent la ville du nord au sud, de l’est à l’ouest. « Du haut de la tour de la cathédrale, au milieu de l’enceinte sacrée du Kremlin intérieur, nous avons, par une journée magnifique, vu le panorama splendide et inoubliable de Moscou, avec ses environs, ses palais et ses milliers de clochers et coupoles couverts de plaques d’or », écrit-il encore. Le soleil inondait de ses flots de lumière cette vue immense qui doit être à ravir en été. De la tour, au pied de laquelle se trouve le célèbre kolokol, nous avons assisté à la procession du clergé qui allait avec ses habits et bannières les plus magnifiques, bénir les eaux de la Moskowa. Toute la population de Moscou se trouva au Kremlin, avec les traîneaux les plus beaux, les plus rapides, des toilettes superbes. Le soir, j’ai été au grand théâtre où jouaient Lucca et Patti. Une place ordinaire se paie six, huit, dix roubles.
« A minuit, nous partîmes pour Saint-Pétersbourg (Les wagons-lits, dont je profitai, sont très commodes). »Faire une description de cette ville m’entraînerait trop loin Elle est immense, le marbre et le granit y abondent, les trottoirs même sont en blocs de granit rosé. Tout y est colossal et grandiose. L’église Saint-Isaac surpasse toute description pat sa richesse en or, pierreries, en colonnes de granit, marbre, porphyre, agate, malachite, lapis-lazuli, etc. C’est fabuleux. La Néwa partage la ville en deux. C’est un fleuve majestueux, très large et pourvu de beaux ponts. 749.000 habitants. Sur la Néwa, j’ai vu des milliers de traîneaux et de promeneurs. Il y avait même une course le dimanche et une famille d’esquimaux avec leurs chiens campés sur le fleuve. La vue dont on jouit sur les ponts est pleine de grandeur et de grâce. Le samedi, nous n’avons fait, de 8 à 3 h. de l’après-midi, que voler en traîneau d’un bout de la ville immense à l’autre".
Après des démarches auprès de l’ambassadeur (le consul de Belgique venait de mourir), le soir, au grand théâtre impérial, ils assistèrent à une pièce féerique : Obéron, en italien. Dans la salle, les toilettes dépassaient en élégance et en richesse tout ce qu’ils eussent jamais vu jusqu’alors. Les stalles d’orchestre coûtaient vingt roubles.
Le dimanche, ils visitèrent les églises, l’Ermitage « un vaste musée dans le genre de celui de Berlin, mais plus riche encore ... » et d’autres monuments. Ils prirent un verre dans le petit cabaret que fréquentait Pierre le Grand, au temps de son règne, et ils se promenèrent dans une galerie couverte du genre de celle de Saint-Hubert à Bruxelles.
Deux jours plus tard, les passeports étant en règle, les voyageurs n’eurent que le temps, en prenant deux traîneaux et en crevant un cheval – les distances étaient énormes – de grimper dans le convoi, qui déjà s’ébranlait.
Le voyage du retour fut sans histoire. Quelques jours plus tard, après avoir quitté ses compagnons, (Iliard se rendait à Bruxelles, Berger à Couillet), mon grand-père se retrouva à Liège avec joie.
« Le samedi 27 janvier, je fis ma rentrée à l’établissement, où tous me reçurent avec cordialité. L’accueil de Monsieur Vaessen fut des plus flatteurs, je reçus des preuves, même matérielles de sa satisfaction. »J’étais en congé jusqu’au jeudi 1er février pour aller voir mes parents, quoique j’eusse bien aimé rester jusqu’au 5, jour d’anniversaire de mon père. Mais les affaires avant tout.
« Ainsi, voilà juste quatre mois que je partis d’ici, en ouvrier, mais ayant en même temps la mission difficile de refaire ce que notre représentant avait mal fait et de veiller aux intérêts de nos sociétés. Je partis le cœur un peu serré quand je songeais aux difficultés de ma tâche, étant pour la direction de notre société un dessinateur-constructeur, comme les autres. Je suis revenu connu et apprécié de mon directeur et des directions de la compagnie belge et de Couillet, jouissant de leur confiance. Je repartirai bientôt comme ingénieur représentant des trois sociétés belges, chargé de leurs pleins pouvoirs. [2] J’ai beaucoup vu, beaucoup profité de tous côtes, et j’ai rendu mes bons parents heureux et fiers. Pendant que je leur offre tout le succès, je rends grâce à Dieu... »
Source : Le Rail, août 1968
[1] A ce propos, les médecins avaient une installation très moderne pour l’époque : une cloche à air comprimé pour les poitrinaires et des appareils électro-magnétiques...
[2] Ce deuxième voyage eut lieu en juillet-août 1873 ; il n’en subsiste aucun manuscrit.