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Les chiffres ratifient la disparition de la vapeur

P. Charles, ingénieur principal.

mardi 8 octobre 2024, par Rixke

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S’il est une histoire souvent contée, c’est bien celle des débuts de nos chemins de fer. Pourtant, les cheminots ne se lassent pas de l’entendre, et, avant de faire ressortir les avantages de la disparition de la vapeur, on s’en voudrait de ne pas évoquer ce que le rail doit aux remorqueurs et aux locomotives qui, pendant plus d’un siècle, sillonnèrent le réseau avec panache.

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En l’an de grâce 1835, le 5 mai exactement, S.M. le roi Léopold Ier passe « en revue » les trois trains qui dans un instant vont, en se suivant, parcourir le premier trajet de chemin de fer du continent. La fête se passe à l’Allée Verte, et c’est au canon que le top de départ vers Malines est donné. Quels sont donc les privilégiés de ce premier parcours ? Le comte de Theux, ministre de l’Intérieur, a lancé des invitations aux principaux fonctionnaires des diverses administrations. Mais, entre autres, un certain M. Frison, représentant de Charleroi, juge qu’il convient de « protester par son absence contre la fausse voie dans laquelle le gouvernement s’était engagé ». En réalité, bien des invités ont peur, malgré ce qu’a dit le « Moniteur » du 4 mai 1835 : « Toutes les précautions dictées par une expérience acquise dans les pays où les chemins de fer sont en activité ont été prises pour qu’aucun incident [1] ne puisse entraver la marche du convoi. D’ailleurs, afin de rassurer complètement les personnes auxquelles la rapidité des remorqueurs aurait pu faire concevoir quelque inquiétude, les wagons mettront une heure environ, le jour de l’inauguration, pour faire le trajet de Bruxelles à Malines, bien que ce trajet puisse être parcouru en 18 à 20 minutes, à raison de douze lieues à l’heure. » Plus loin, le « Moniteur » ajoutait, à propos d’essais au cours desquels la vitesse atteignit 37 km/h, que « même à cette vitesse, la respiration n’est nullement gênée, même sur les wagons découverts ».

Répartition en % par mode de traction des parcours en train
En 1952, l’allure du graphique change sensiblement. Les tractions électrique et diesel prennent une part de plus en plus importante du trafic.
En 1954, notamment, c’est la mise en service de la traction électrique entre Bruxelles et Ostende.

Le grand Stephenson, qui était du parcours, voyagea d’ailleurs incognito dans un wagon de 3e classe.

Tout de suite, c’est la ruée vers les trains : de la mise en exploitation jusqu’au 31 juillet, on compte 163.482 voyageurs. Pour un début, c’est énorme. Les prix pratiqués expliquent d’ailleurs en partie cet engouement pour le rail. Le trajet Bruxelles - Malines se payait alors 2,50 F en « berline 1re classe extra » et 0,50 F en « wagon de 3e classe ». C’est peu si l’on pense que les transporteurs par route réclamaient environ 55 centimes par lieue (il y avait 4 lieues entre Bruxelles et Malines).

Le succès poussa l’Etat à multiplier le nombre des lignes : progressivement, le pays fut doté d’un réseau ferroviaire complet.

Et ce fut l’âge d’or de la locomotive à vapeur, qui devait durer plus d’un siècle. Les cheminots belges ainsi que les constructeurs belges de matériel roulant contribuèrent brillamment à l’essor considérable que prit rapidement la traction à vapeur et au progrès technique des machines. Les inventions dues à Walschaerts et Belpaire, notamment, connurent un retentissement mondial.

10.007 journée du Cheminot

En 1930 déjà apparaît à l’horizon une première menace pour la vapeur. En effet, la S.N.C.B. fait l’acquisition de six « automotrices » dont trois « à vapeur »... et trois « à moteur diesel ». Il est assez savoureux de lire à ce sujet le commentaire qui figure dans le rapport annuel du Conseil d’administration de l’année 1930 : « Six automotrices à voyageurs ont été mises en service, trois à moteur diesel, trois à vapeur... D’une façon générale, ce matériel donne satisfaction, mais les essais, dont certains ne datent que de juin et octobre 1930, ne permettent pas encore de décider auquel des deux systèmes il faudra donner la préférence. »

Un autorail diesel 1930

En 1935, date de mise en exploitation des premiers trains électriques en Belgique, sont déjà en service 32 « automotrices », dont 4 à vapeur et 28 à moteur diesel.

Cependant, la vapeur se porte bien : on se souviendra longtemps encore des fameux types 10 de la ligne Bruxelles-Luxembourg et, plus près de nous encore, de la locomotive type 12 construite par notre industrie nationale en 1938 et qui chaque jour reliait Bruxelles à Ostende en une heure !

Mais, malgré le regret ressenti chez certains cheminots farouchement attachés à la vapeur, on ne peut arrêter le progrès. C’est pourquoi, peu à peu, la vapeur va céder le pas à la traction diesel et à la traction électrique.

En 1967, pour la première fois dans l’histoire de nos chemins de fer, les statistiques ne font plus aucune mention de la vapeur.

Le moment est donc venu de chiffrer l’incidence de cette disparition sur divers facteurs de l’économie de notre Société.

 Charges transportées et effectifs des véhicules moteurs

Pour les années 1929, dernière année d’un trafic 100 % vapeur, et 1967, première année sans vapeur, comparons les nombres des tonnes-km brutes rapportées aux nombres des véhicules moteurs :

Années de comparaison 1929 1967
1. Tonnes-km brutes (en millions) 22.701 28.430
2. Effectif total des véhicules moteurs (moyenne de l’année) 3.908 1.509
3. Rapport 1/2 5,81 18,8

Notons que l’effectif total de 1967 se décomposait en : 198 locomotives électriques, 879 locomotives diesel (y compris les locos de manœuvre), 324 automotrices électriques et 108 autorails diesel.

La comparaison des rapports 1/2 du tableau nous indique en gros que la traction à vapeur exigeait, à prestations égales, trois fois plus d’engins moteurs.

 Charges transportées et dépenses correspondantes de traction

Pour les années 1929 et 1967, comparons maintenant les nombres des tonnes-km brutes rapportées à une dépense de 1.000 F d’énergie de traction. Les prix du tableau ci-après sont ceux qui étaient pratiqués en 1967, sauf pour le charbon de traction : son prix est celui de 1966.

Années de comparaison 1929 1967
1. Tonnes - km brutes (en milliers) 22.701.193 28.430.091
2. Consommation d’énergie de traction (en million de F) 2.208 739,4
3. Rapport 1/2 10,3 38,4

Les dernières valeurs du tableau sont dans un rapport comparable à celui du tableau précédent. Elles font ressortir le gain considérable qu’apporte, en matière d’énergie, la conversion des modes de traction.

Ces chiffres tiennent compte implicitement d’une modernisation de l’exploitation. Signalons entre autres choses la suppression ou la mise en service exclusif de marchandises de certaines lignes. Cependant, l’ordre de grandeur des comparaisons faites reste tout à fait valable.

En guise de conclusion

En s’adaptant aux moyens modernes de traction, les chemins de fer ont gagné en rendement et en économie d’une façon très appréciable.

Nos successeurs de l’an 2000 feront-ils la même comparaison avec un mode inédit de traction ?


Source : Le Rail, septembre 1968


[1Le retour ne se fit pas sans incident : une déperdition de vapeur de la machine »l’Eléphant« provoqua chez les invités une très vive inquiétude.