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Levier de la politique
Joseph Delmelle.
samedi 26 octobre 2024, par
Au lendemain de la révolution de 1830 – qui avait ébréché la construction imaginée par les congressistes viennois de 1814 –, la Belgique avait à se défendre, pour subsister, contre son inexpérience, sa flagrante absence de cohésion interne, le scepticisme enrobé de courtoisie des grandes puissances quelque peu vexées par notre attitude de refus face à leurs décisions et, surtout, l’hostilité à peine dissimulée des Pays-Bas, mal résignés à la perte définitive de nos provinces. L’Europe épiait nos agissements, s’intéressait à nos problèmes, supputait nos chances de surmonter les innombrables obstacles capables de nous faire tomber et de mettre en péril notre existence. Les ambassadeurs des monarchies héréditaires, a noté Carlo Bronne, tenaient l’indépendance belge pour un échafaudage provisoire, prêt à s’écrouler au moindre choc.

Un grave problème, parmi d’autres, se posait à la jeune nation. Fixant la frontière entre les Pays-Bas et la Belgique, un traité, signé en 1831, abandonnait à nos voisins du nord la possession des deux rives de l’estuaire de l’Escaut. Les Hollandais, dès lors, avaient la possibilité de régenter, à leur gré, l’activité portuaire anversoise. De simples mesures de rétorsion fiscales pouvaient avoir les conséquences les plus graves, les plus tragiques, sur notre fragile économie.
Les Hollandais, on ne l’ignore pas, devaient mettre des entraves à la navigation sur l’Escaut. Il fallait faire quelque chose pour échapper à la strangulation et à l’asphyxie, pour libérer le commerce national et pour donner à l’industrie un nouvel essor.
Depuis un voyage en Angleterre au cours duquel il s’était promené dans les régions industrielles, écrit Vauquesal-Papin [1], et par suite de l’intérêt qu’il avait pris personnellement au concours de locomotives de Rainhill, à la locomotive de Stephenson et à la ligne de Liverpool à Manchester, il (Léopold Ier) s’était fait une opinion très ferme sur le chemin de fer, opinion non déformée par l’écran de conseils plus ou moins valables émis par l’habituelle cohorte de ceux qui savent sans avoir appris. En 1831, sa résolution est prise. Il dotera la Belgique d’un réseau de chemin de fer complet et, sans tarder, il fait appel à deux ingénieurs et les charge d’une mission d’études en Angleterre. Leurs noms brilleront d’un éclat particulier dans l’histoire des chemins de fer : De Ridder et Simons. Leur rapport sur le « railway de Liverpool à Manchester » donna la première idée de l’exécution d’un chemin de fer avec locomotives en direction du Rhin. Le 24 août 1831, un arrêté ministériel mettait ces deux ingénieurs à la disposition de l’inspecteur général des Ponts et Chaussées pour l’élaboration d’un projet entre Anvers, la Meuse et le Rhin. L’hypothèque était levée !....
La raison initiale de la création de notre réseau ferroviaire a donc été essentiellement politique. Et c’est la politique – capable de tout engendrer comme de tout démolir ! – qui allait imposer au rail ses options fondamentales et conditionner la direction, l’exécution et le financement par l’Etat de ses premières lignes. Prolongement de la mer et de nos deux fleuves, dira Charles Rogier à la Chambre le 19 juin 1833, une telle communication doit rester dans le domaine public.
Admise dans son principe par le Parlement, la construction d’un réseau de chemin de fer par l’Etat fut étudiée par diverses commissions de la Chambre avant d’être soumise à l’examen d’une commission centrale chargée de rédiger un rapport circonstancié. Présenté le 18 novembre 1833 aux députés, ce rapport faisait remarquer tout d’abord que la Belgique avait impérieusement besoin d’une communication libre et indépendante de ses ports de mer vers la Meuse et le Rhin, et que la liaison envisagée était indispensable et urgente au commerce et à l’industrie tout en étant aussi, par ailleurs, de nature à exercer une influence politique salutaire.
Le rapport en question estimait que le rail devait être préféré à la voie d’eau compte tenu de l’impossibilité d’établir une ligne navigable jusqu’au Rhin sans emprunter le territoire cédé à la Hollande, et sans donner conséquemment, à cette puissance, la clef de notre principale communication commerciale. La préférence donnée à la voie ferrée – cette citation en atteste – se justifiait d’abord et surtout, voire exclusivement, par une considération d’ordre purement politique.
Le document du 18 novembre 1833 révélait que cinq commissions sur six, dont la commission centrale, avaient adopté la direction par Malines, Louvain, Liège et Verviers. C’était la direction à laquelle le gouvernement s’était arrêté. Le rapport ajoutait que l’embranchement de Malines à Bruxelles avait été adopté avec le souhait qu’on le prolonge au sud jusqu’à la frontière française et que, pour satisfaire à une bonne justice distributive, Ostende, Gand et les Flandres bénéficient de raccordements, de même que les bassins industriels de la Meuse, de la Vesdre et du Hainaut.
La question de confier l’établissement du « railway » – comme on disait alors – à l’une ou l’autre société privée avait été posée. Le rapport, répondant à cette question, notait que l’exécution du projet par les pouvoirs publics avait été décidée par 29 voix contre 17 par les commissions et par 4 voix contre 3 par la commission centrale. Pour le reste, il comprenait une discussion détaillée des articles du projet de loi, abordait le problème du financement, envisageait le mode de souscription le plus adéquat et les mesures de contrôle à arrêter, et procédait à un examen des amendements présentés. L’important document faisait observer enfin, pour conclure, que laisser la Hollande dans la possession des marchés des provinces rhénanes, c’est peut-être lui donner un motif de reculer les arrangements politiques et, enfin, qu’il serait digne de la nation belge de donner la première l’exemple d’une entreprise que tous nos voisins imiteront bientôt.
Prévoyant par priorité la construction, outre d’une liaison entre Bruxelles et Malines, d’une voie ferrée poussant en direction de la Rhénanie, le projet de loi et son analyse par la commission centrale de la Chambre ne pouvaient manquer de provoquer certaines réactions. Celles des députés hennuyers, qui estimaient que les dispositions envisagées ne tenaient pas suffisamment compte des intérêts de leur province houillère, furent particulièrement vigoureuses. Ardent promoteur de l’idée ferroviaire dans notre pays et remarquable orateur, Charles Rogier leur répondit le 12 mars 1834 du haut de la tribune. On a compris, Messieurs, dit-il d’abord à l’intention de tous les membres de l’assemblée, que si la révolution belge voulait se recommander aux yeux de l’Europe, elle ne devait pas se borner à opérer un grand fait politique et moral ; qu’il ne suffisait pas, pour justifier son origine, qu’elle eût donné au pays la constitution la plus libérale, mais que son œuvre devait être complétée par un fait matériel de la même portée. Ce fait, Messieurs, ce sera la construction d’une route en fer ; cette entreprise sera aux intérêts matériels du pays ce qu’est notre Constitution à ses intérêts moraux... Puis, se tournant vers les représentants du Hainaut, Charles Rogier fit le procès d’un certain particularisme à œillères : Nous le demandons : l’intérêt de tel ou tel arrondissement qui criera bien fort ôtera-t-il au projet ce caractère de haute utilité nationale que chacun est obligé, en conscience, de lui reconnaître ?
Le projet de construction par l’Etat d’un réseau de chemin de fer ayant Malines comme point central, après avoir été approuvé par la Chambre, fut adopté par le Sénat le 30 avril 1834. La loi fut promulguée dès le lendemain, 1er mai 1834. On allait pouvoir se mettre au travail !
Source : Le Rail, septembre 1968
[1] Voir : Les 130 ans du Chemin de Fer en Belgique 1835-1935, dans La Vie du Rail, n° 1020.