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Quand les rails luisaient de peur (I)

Joseph Delmelle. Illustrations de Guy Bosquet.

dimanche 24 novembre 2024, par Rixke

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  Sommaire  
  • I, p1
  • II, p2

Ceci n’est pas une œuvre de fiction.

C’est un récit basé, exclusivement, sur des faits authentiques. Certains de ceux-ci, toutefois, ont été quelque peu déplacés dans l’espace ou le temps.

Les personnages, eux non plus, ne sont pas imaginaires. Toutefois, qui croirait se reconnaître en l’un ou l’autre d’entre eux se tromperait sans doute.

En fait, les pages qui suivent constituent un témoignage contre la guerre et un hommage rendu aux cheminots de notre pays qui, dans des circonstances difficiles, ont été absolument remarquables, apportant une aide infiniment précieuse à la cause de la liberté.

On a peu parlé de l’époque de l’histoire du rail que notre travail évoque. Le temps passe. Les mémoires sont poreuses. Il est bon que, de temps à autre, l’homme se souvienne.

 I

Ce printemps-là était de ceux dont on dit qu’ils sont exceptionnels. Dès avant Pâques, le soleil avait fait preuve d’une générosité telle que, en l’espace de quelques jours, toute la nature avait pris un aspect de fête. Au lieu du gris terne et du brun épais qui sont les tonalités dominantes de l’hiver, il y avait du vert partout, un vert tout neuf, jeunet et fringant, plein d’acidité, d’espièglerie et de fraîcheur. Sorties de leur engourdissement, les sèves fermentaient avec allégresse. Elles montaient au sein des tiges, au creux des troncs, et caracolaient au long des branches. Tous les vergers étaient en fleurs autour des fermes. Et les fermes, incrustées dans le sol, un peu comme des coquillages, avaient l’air de les avoir sécrétés comme des baves.

Je me souviens que, trois ou quatre semaines avant la journée tragiquement célèbre du 10 mai, du vendredi 10 mai, par la fenêtre du train dominical de permissionnaires qui me ramenait chez moi (et j’avais alors vingt ans !), j’avais aperçu, dans le jardin en déclive d’une rustique maison villageoise, une petite communiante. Et celle-ci, enveloppée ou – mieux – auréolée de tulle blanc, posait, pour un photographe, amateur, à côté d’un pommier biscornu, bancroche et bancal mais métamorphosé, par le printemps, en un rayonnant et délicat bouquet romantique. On aurait pu croire que ce vieux pommier avait été saupoudré de cet acide borique en paillettes dont on faisait autrefois de la neige dans les studios de cinéma.

Je n’oublierai jamais cette image éphémère mais tellement simple et belle qu’elle me semble concrétiser parfaitement ce petit mot « paix » dont les quatre lettres contiennent tant de lumière, tant de bonheur et tant d’espace que je tiens rigueur à tous ceux qui le prononcent avec désinvolture, comme le premier venu d’entre tous ses compagnons du dictionnaire.

On ne connaît le prix de la paix – comme celui de la liberté – qu’à partir du moment où l’on souffre d’en être privé. L’homme est assurément un animal singulier : il ne réalise la valeur de ce qu’il possède qu’à condition d’en être frustré. Le pain de tous les jours lui semble fade mais, quand vient le temps des vaches maigres, il a tôt fait de regretter tant la croûte que la mie !

Je me souviens de ce printemps-là, du wagon – en bois, haut sur roues – qui me ramenait chez moi, du film que le paysage déroulait devant mes yeux, de la petite inconnue en robe de communiante qui fleurissait en même temps qu’un vieux pommier.

Bien des années, depuis lors, s’en sont allées. Je sortais à peine de l’adolescence. A dire vrai, je ne songeais guère à l’avenir. Et j’ignorais évidemment que j’appartenais à une génération que l’on qualifierait, plus tard, de « sacrifiée ». Oui, bien sûr, mes camarades et moi n’avons pas connu toutes les joies de la jeunesse ! Nous avons été entraînés, malgré nous, dans une grande aventure, une aventure pénible, douloureuse, débilitante et, dans le même temps, extraordinaire, exaltante et, en définitive, inoubliable !

Cette grande aventure a rassemblé, en faisceau, des milliers, des millions d’aventures individuelles, très différentes les unes des autres ou, au contraire, très semblables. Je ne vous en raconterai qu’une mais sans doute a-t-elle plus d’un point commun avec d’autres dont, peut-être, la vôtre si vous avez l’âge de mon héros, si vous aviez vingt ans quand ce printemps-là, celui de l’an quarante, faisait mousser les sèves d’un bout à l’autre du pays, depuis les linaigrettes fagnardes jusqu’aux fleurs bleues du Zwyn, depuis les vergers de Visé, Argenteau et Haccourt jusqu’aux bocages situés à la lisière du Tournaisis.

Le jeudi 9 avait été une journée pareille aux autres. Il faisait chaud. On parlait de la guerre comme d’un fait divers. A la radio, on ne jouait plus : « Nous irons pendre notre linge sur la ligne Siegfried », par souci de neutralité. Une affiche, meublant tout un panneau publicitaire, conseillait : « Mangez du beurre ».

Au soir de cette journée, chacun était allé au lit avec l’espoir que le beau temps se maintiendrait. Tout était calme. Là-bas, à la frontière, à deux pas de l’Allemagne, il faisait aussi calme que partout ailleurs. Au fond du ciel nocturne, de petites étoiles grésillaient silencieusement.

Au premier étage d’une vieille dépendance de la gare d’Herbesthal, quelques hommes veillaient. La fenêtre du local s’ouvrait sur les voies du chemin de fer. Deux rails, ceux de la voie la plus fréquemment utilisée, brillaient davantage que leurs voisins. Ils paraissaient symboliser, dans leur raideur et leur froideur linéaires, tout le mystère de l’avenir, toute l’angoisse de l’inconnu.

Le lieutenant Delcroix était assis dans un fauteuil de cuir. Il lisait un journal tout en fumant sa pipe...

Trois heures ! Le lieutenant Delcroix replie son journal, se lève, prend son thermos et se verse une tasse de café. Il boit une gorgée puis s’approche du téléphone civil. Il appelle le poste de commandement. Les instructions sont ce qu’elles sont : toutes les heures, il faut s’enquérir s’il n’y a rien de neuf... La communication terminée, le lieutenant s’assied à la table, fait une annotation dans le cahier, regarde le réveil et – comme celui-ci avance – le remet à l’heure, d’après sa montre-bracelet. Puis, il se dirige vers le commutateur à vingt numéros, y introduit quelques fiches, tourne la manivelle et décroche... Il s’informe auprès des différents postes avancés du secteur s’il n’y a rien de neuf. Et il n’y a rien de nouveau sous les étoiles ! Le train de trois heures quarante passera bientôt, rassurant...

Le train de trois heures quarante s’annonce. Le bâtiment tremble un peu. On entend un bourdonnement puis, de plus en plus précis, un grondement. Le convoi passe, charivari qui s’étire. Le lieutenant a ouvert la fenêtre. Il sourit. « Le passage d’un train, a fait remarquer un écrivain français, Raymond Croc, aux pages de son livre : »Le Double Voyage« , allume dans tous les yeux la même flamme de gaieté bientôt submergée dans l’ombre de la mélancolie. On dirait que c’est un peu de tout le bonheur et de toutes les souffrances de la vie qu’on regarde glisser sur le ruban de fer... »

Le lieutenant Delcroix ferme la fenêtre. Le train est déjà loin. C’est le dernier train de la paix mais il ne le sait pas... On frappe à la porte. C’est le sergent Huberty qui annonce qu’un camion vient d’arriver, transportant quelques mitrailleuses de renfort. Un homme, qui sommeillait sur un lit de camp, se réveille. Des yeux, il interroge le lieutenant. Rien de neuf ? Non, rien de neuf ! Le temps passe. Le lieutenant Delcroix prend un dossier, le feuillette et rallume sa pipe, qui s’est éteinte. La sonnerie du téléphone retentit. C’est le poste d’Hombourg qui appelle. Rien de neuf !

Deux minutes plus tard, nouvelle sonnerie : c’est le poste avancé 17 qui est au bout du fil. Le lieutenant Delcroix décroche le cornet, écoute, sursaute : « Quoi ? répétez !... » II saisit son stylo et note, en résumé, la communication. De nombreuses escadrilles d’avions volent de l’est vers l’ouest. Altitude : 2.000 à 3.000 mètres ! Types : difficiles à déterminer. Des bombardiers peut-être...

Le lieutenant Delcroix raccroche au moment où entre le sous-lieutenant Bastin, qui revient d’avoir été placer son peloton sur la ligne de chemin de fer de Verviers, au sud du dispositif de protection de la compagnie. Des centaines d’avions passent dans le ciel nocturne. Ce doit être une grosse attaque pour l’Angleterre !

Quatre heures quarante-huit ! Le poste de radio émet un son continu. Le disque d’alerte s’allume. Le lieutenant Delcroix décroche et appelle le poste avancé 17. On ne répond pas. On ne répond plus. La ligne est coupée. Que se passe-t-il ? La radio reprend, en phonie. Et le lieutenant Delcroix traduit : les Allemands franchissent la frontière... la barrière est détruite... une troupe d’infanterie se dirige vers nous... deux chars... ils tirent sur le poste... Un crachement vient souligner cette information angoissée et angoissante. Ah ! les vaches !


Source : Le Rail, janvier 1969