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Quand les rails luisaient de peur (II)
Joseph Delmelle. Illustrations de Guy Bosquet.
vendredi 6 décembre 2024, par
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Je n’attends pas que le ciel me vienne en aide. Et, un jour, vers la mi-août, une carte postale tombe dans ma boîte aux lettres. Elle est signée W. G. Je sais ce que cela signifie. Une heure plus tard, je suis sur le quai de Ia gare du Nord, à Bruxelles, attendant le train d’Anvers. Celui-ci a du retard. Quand c’est la guerre, les trains sont toujours en retard.
Après avoir été transbordé à Malines, où le pont du chemin de fer a sauté, j’arrive à Anvers. Je me rends rue Leys : c’est là que demeure W. G. Je suis introduit dans un bureau où siège un colosse, mais boursouflé comme s’il prenait trop peu d’exercice. Des taches rouges plaquent son visage glabre. Ses cheveux grisonnent. Il parle vite, d’un ton nerveux, et sa voix de fausset étonne dans ce corps puissant :
– Quelle est la raison de votre visite ?
– J’ai reçu votre carte. Je suis venu. Je suis prêt à servir !
– Servir qui ? Servir quoi ? Que voulez-vous dire ? Je ne vous comprends pas !
– Servir la même cause que celle que vous servez !
– Expliquez-vous !
Je m’explique. Mon interlocuteur écoute sans m’interrompre. Il me sourit, non seulement des lèvres mais aussi des yeux, et secoue la tête. Il allume une cigarette et, après avoir entendu ma confession, m’explique :
– La guerre ne fait que commencer. Les Allemands ont gagné la première manche. Ils perdront la seconde et la belle, mais ce sera long, très long. Les Anglais ne sont pas prêts mais ils sont à l’abri dans leur île. Un travail accablant leur est réservé. Une autre tâche, non moins utile, nous attend sur le Continent. II faut regrouper les forces éparses, récolter des fonds, aider les parachutés, surveiller les mouvements de troupes, repérer les fortifications allemandes, secourir ceux qui se cachent pour échapper aux recherches de la Gestapo, établir des contacts, favoriser l’évasion des patriotes vers l’Angleterre... Il faut aussi faire sauter les trains. Les Allemands ont de l’essence mais non pas à profusion. Les réseaux ferrés tiennent un rôle de première importance dans leur système de liaison. Il faut donc faire sauter les trains. C’est ce que vous ferez !
Je suis surpris. Crever un pneu, la nuit venue, c’est chose relativement facile. Mais faire sauter un train ! Je ne réponds pas tout de suite et W. G. devine, sans doute, mon désarroi, mon étonnement, car il poursuit bientôt :
– Vous ferez sauter les trains parce qu’ils sont un peu comme le système sanguin de l’Allemagne, parce qu’ils alimentent leurs troupes, leur artillerie, leurs dépôts...
J’écoute avec attention. Je n’ai jamais réfléchi au problème mais c’est vrai que les trains sont, en temps de guerre, comme – d’ailleurs – en temps de paix, d’une indispensable utilité. En temps de paix, ils aident et stimulent l’industrie et l’économie. Ils transportent d’un lieu à un autre d’énormes quantités de matières premières et de produits finis. Ils permettent aux ouvriers de se rendre à leur travail et d’en revenir. Ils transportent, d’une région dépourvue d’usine vers une autre région qui en possède, la main-d’œuvre nécessaire. En temps de guerre, les choses ne diffèrent pas sensiblement. Mais les usines travaillent alors pour des buts qui, généralement, n’ont rien de pacifique. Et les ouvriers sont bien souvent remplacés par des soldats. De plus, si, en temps de paix, tout le monde a intérêt à ce que les trains roulent avec régularité, il n’en est pas de même en temps de guerre et en pays occupé. Il faut donc essayer de désorganiser le trafic...
– Ce n’est pas si difficile que vous vous l’imaginez, continue W. G. Je vous parle d’expérience. A présent, je suis à la retraite mais, auparavant, j’étais chef de gare. Le chemin de fer est, un peu, comme un mécanisme d’horlogerie qui ne fonctionne à la perfection qu’à la seule condition d’être entretenu avec soin. Il suffit d’une poussière ou du bris d’une dent d’engrenage pour enrayer le tout. Vous me comprenez ?
Oui, je comprends. Et je me souviens d’un fait divers : une vache, échappée d’une pâture, errant sur la voie ferrée, dans une courbe, au moment de l’arrivée d’un train de voyageurs. Le train aurait pu ne pas souffrir de la collision, assommer la vache, l’écraser et la réduire en carbonnades. Eh bien, non ! La locomotive sauta des rails, brisa un poteau, entraîna – dans sa rébellion – deux wagons et, déséquilibrée, se coucha sur le bord de la voie en crachant beaucoup, beaucoup de fumée. Les débris du poteau traversèrent de part en part une voiture. Il y eut deux morts et, je crois, une trentaine de blessés. La circulation des trains fut interrompue pendant près de deux jours. Pensez donc ! Relever une locomotive n’est pas une sinécure ! Les travaux de remise en état de la voie exigèrent quelque trente-cinq heures de travail. Et il fallut instaurer un service de transbordement ! Tout cela pour une vache, rien qu’une vache !
W. G. parle toujours :
– Ce n’est pas si difficile et, d’ailleurs, vous le constaterez vous-même. Je n’insiste pas sur ce point : on vous renseignera, on vous apprendra ! Le travail, bien entendu, est dangereux. Il ne consiste pas, en fait, à toujours faire sauter les trains. Il suffit, parfois, de les faire dérailler, de saboter l’un ou l’autre organe... en tenant compte qu’il y a des choses qui se réparent facilement et d’autres qui exigent bien du mal. Vous verrez ! Vous devriez, avant toute chose, vous documenter, étudier... Mais acceptez-vous la tâche que je veux vous confier ?
Je ne me suis jamais beaucoup intéressé aux chemins de fer. Enfant, j’ai eu mon petit train comme tout le monde, bien sûr ! C’est un ami de mon père qui, un soir de décembre, aux environs de la Saint-Nicolas, était arrivé à la maison, de la part – disait-il – du patron des enfants sages, avec une grande boîte en carton. A l’intérieur de la boîte, il y avait une locomotive à ressort, un tender, deux wagons et un jeu de rails, de quoi faire un cercle de cinquante centimètres de diamètre. J’avoue que je me suis assez vite lassé de ce train qui tournait toujours en rond, à l’encontre des vrais qui, eux, filent tout droit à travers la campagne, et qui, lorsqu’il venait d’être remonté, allait tellement vite qu’il lui arrivait souvent de se cabrer comme un cheval et de dérailler... A présent, pensant à ce que venait de me dire mon vis-à-vis, je me voyais en bleu de chauffe sur la plateforme d’une locomotive filant à belle allure en traînant, derrière elle, un magnifique panache de fumée et quantité de wagons et de tonnes. Je me voyais la figure noircie par le charbon, touchant le levier, tournant une manette, réglant le régime, chatouillant le monstre et le faisant galoper comme un pur-sang... Mais ce n’était pas le moment de rêver !
– En principe, êtes-vous d’accord ?
Je hoche affirmativement la tête. A ce moment, la sonnerie de rue se fait entendre. W. G. sursaute.
– Cachez-vous là, me dit-il, en me désignant un placard.
Deux minutes plus tard, il revient. Ce n’était heureusement qu’un loqueteux mendiant une croûte de pain. Une croûte de ce pain noir qui, cependant, en ces temps de misère, signifiait la vie !
W. G. se rassied et me regarde :
– Donc, vous êtes d’accord ! C’est sûr ?
– Oui, ça va ! dis-je, à haute voix, pour répondre à son insistance.
– Parfait ! Avant tout, il y a certains détails à régler. Vous devez vivre et, en conséquence, vous avez besoin d’argent. Voici trois billets ! Ne les gaspillez pas car nos ressources sont limitées. Vous devez être muni, en outre, de papiers parfaitement en règle. Je vous remets, estampillés, trois laissez-passer ou « urlaubscheine », trois cartes de travail, trois « fahrscheine » que vous remplirez en tenant compte des circonstances, à des noms et des adresses différents. Vous tâcherez de n’avoir jamais sur vous qu’un jeu de ces documents car, en cas d’arrestation ou de fouille, la découverte de plusieurs jeux vous serait fatale, vous vous en doutez bien ! Pour commencer, comme je vous l’ai dit, vous allez vous mettre à étudier le réseau, non seulement le réseau belge, de Bruxelles à la frontière française, mais aussi le réseau français, entre la frontière et le littoral de l’Atlantique. Du côté de l’Atlantique, on construit actuellement des ouvrages militaires de toutes sortes. Les Allemands ont renoncé à franchir le chenal, et l’invasion de l’Angleterre, préconisée par certains de leurs stratèges, n’aura pas lieu, car les moyens pour réussir une telle opération leur font défaut. Les côtes françaises vont devenir un champ de prospection magnifique puisque c’est de là, sans aucun doute, que partira l’armée de la délivrance !
– Avant tout, précise mon interlocuteur, vous allez donc vous renseigner, pour agir ensuite avec un maximum d’efficacité et un minimum de risques, et vous allez entrer en contact avec quelques équipes locales de saboteurs. Une d’entre elles vient de se constituer dans le Tournaisis. Vous allez vous mettre en rapport avec C. L., de Pecq, et vous irez le voir. Je le préviendrai. Ceci dit, j’ai terminé. Sans doute ne me verrez-vous plus : la prudence exige que vous m’ignoriez et que je vous oublie ! Un homme peut conduire à un autre homme. Une arrestation peut en amener une autre. Et ainsi, comme en cascade, toute une organisation peut être liquidée rapidement. Compris ?
– Oui, compris !
– Bon ! Voici donc vos documents et l’adresse de l’agent de Pecq ! Voici aussi des timbres de ravitaillement ! Il faut songer à tout. Surtout, prudence et silence ! Vous jouez votre vie et votre vie est précieuse, non seulement pour vous mais pour la cause de la liberté ! Au revoir, ou adieu !
Source : Le Rail, février 1969