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Quand les rails luisaient de peur (III)

Joseph Delmelle. Illustrations de Guy Bosquet.

samedi 14 décembre 2024, par Rixke

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  Sommaire  
  • IV, p1
  • V, p2

 IV

A l’invitation de W. G., je devais me mettre en rapport avec C. L., de Pecq, près de Tournai.

W. G. étant un ancien chef de gare, j’aurais dû me douter que le réseau, sans doute constitué à son initiative et placé sous son commandement, se composait principalement d’hommes du rail. J’aurais dû me douter que C. L. faisait également partie de la grande famille des cheminots, une grande famille à laquelle les retraités ne cessent pas d’appartenir parce que ce n’est pas le passage de la vie active à l’état de pensionné qui peut modifier leur façon d’être et de sentir, leurs idées, leur conscience et cet esprit de solidarité qui est une des caractéristiques majeures du milieu ferroviaire.

C’est alors que j’étais occupé comme chauffeur pour le compte – et le mécompte – de mon entrepreneur de transports travaillant pour les Allemands que, entre deux voyages dans le Pas-de-Calais, je me suis rendu à Pecq, en vain d’ailleurs car C. L. se trouvait à Tournai. On m’avait dit – sa femme, sans doute – que je pourrais le trouver soit au Lion, c’est là l’enseigne d’un café, soit à la gare... Je n’avais qu’à demander à voir Cyrille !

C. L., physiquement, ne ressemble guère à W. G. Il est mince, de taille au-dessus de la moyenne, et son visage, aux pommettes saillantes, est éclairé par de petits yeux vifs, clairs et malicieux, ombrés par des sourcils broussailleux. Détail typique : C. L. porte la moustache. Une petite moustache en carré, collée directement sous les narines, qui fait songer à celle du « vilain coco » germanique !

Quand il apprend que c’est W. G. qui m’envoie, C. L. abandonne le ton réservé, distant, du premier contact pour me parler avec la familiarité du combattant qui s’adresse à un camarade. Je lui raconte mes prospections françaises. Il est intéressé par ce que je lui apprends au sujet des travaux entrepris, tout au long de la côte, par les Allemands. Il me pose quelques questions. Je lui réponds. Il me parle, à son tour, de ce qu’il a pu observer au cours de ses déplacements. Il a également exploré le littoral de la Manche, en bordure de la zone rouge étroitement surveillée par les Allemands. Il a fourni des renseignements aux Anglais – non pas par radio, mais par pigeons ! – mais a été surpris de l’interprétation faite, de l’un de ceux-là, par les aviateurs d’Outre-Manche. Il avait relevé toutes les particularités de tel secteur : points de repère, accidents de terrain, tracé des routes, voie de chemin de fer utilisée par de nombreux convois militaires, canon à longue portée protégé par un hangar camouflé à la peinture, usine métallurgique... Les deux objectifs principaux, le canon et l’usine, se trouvaient de part et d’autre du rail, à moins de cinq cents mètres l’un de l’autre. En visant bien, on pouvait faire de remarquables dégâts... C. L. avait donc transmis toutes les indications nécessaires – et un plan de surcroît – à Londres. Et, quatre jours après, cinq avions britanniques étaient apparus dans le ciel et avaient semé leurs bombes... à bonne distance de l’endroit intéressant, creusant ici et là de larges et profonds entonnoirs. Les Anglais avaient commis une erreur de traduction. Ils avaient compris « gare », au lieu de « chemin de fer ». Il ne peut y avoir d’autre explication à leur magistral « ratage » !

J’explique à C. L., qui m’a conduit dans un petit local situé à l’étage supérieur de la gare – nous y serons loin de tout regard et de toute oreille ! – pourquoi je suis venu le voir. Je lui raconte mon entrevue anversoise avec W. G.

– Il s’agit, me précise C. L., de contrarier le plus possible la circulation des trains militaires... et, bien entendu, de laisser les trains civils, qui transportent – en ordre principal – des compatriotes obligés de travailler pour vivre, poursuivre leur petit bonhomme de chemin.

C. L. me répète, à peu près, ce que m’a dit W. G. Indispensables en temps de paix, vivifiant l’économie du pays en alimentant son industrie en matières premières et en main-d’œuvre, les trains sont tout aussi indispensables en temps de guerre. Mais ils ne sont pas indispensables de la même façon, ni aux mêmes... Le chemin de fer, en quelque sorte, est une arme à deux tranchants, selon les circonstances !

Je suis convaincu. Il est inutile que C. L. insiste.

– Contrarier la circulation des trains militaires, continue-t-il, afin d’obliger l’ennemi à modifier ou à renoncer à ses plans, afin d’entamer ses possibilités matérielles et humaines ! Perturber le trafic, le désorganiser, démembrer partiellement le réseau, mettre des lignes hors service en les coupant ou les barrant, réduire le parc, saboter tout ce qu’il est utile de saboter, mais agir avec intelligence et discernement, faire la distinction entre l’essentiel et l’accessoire, en songeant que, après les hostilités, le pays aura besoin du rail pour opérer son redressement...

– Ici, dans la région, poursuit C. L., nous en sommes encore au stade de l’organisation. Nous avons une dizaine d’hommes sur lesquels nous pouvons compter. Ces hommes travaillent seuls ou à deux. Ils ne se connaissent pas toujours les uns les autres. Ils ont chacun leur spécialité. C’est ainsi que l’un s’occupe, par exemple, du sabotage des lignes téléphoniques. Un autre s’intéresse spécialement aux locomotives... Vous, puisque vous n’êtes pas de la région, vous travaillerez, en quelque sorte, en indépendant, pour votre propre compte, c’est-à-dire sous votre propre autorité et votre propre responsabilité, en suivant la ligne de conduite qui vous a été tracée par W. G., qui ne vous a fait venir chez moi que dans un but de documentation...

C. L. m’explique, dans ses grandes lignes, l’organisation de son groupe, dont les membres, comme les officiers, ont dû prêter serment, mais entre les mains d’un émissaire de Londres, dont ils n’ont d’ailleurs jamais su le nom. Ils agissent d’après les ordres qui leur sont communiqués de bouche à oreille. Et, tout comme ils reçoivent leurs ordres, ils reçoivent le matériel de sabotage qui leur est indispensable. Ce matériel est fourni par parachutages. Les conteneurs sont pleins de dynamite, de mines, de crayons, de cordeaux détonants, de plastic... Les hommes de C. L. disposent de la panoplie complète du parfait saboteur. J’ai su, plus tard, que les parachutages s’effectuaient généralement du côté de Vezon et que c’était un fermier de Vaulx qui allait recueillir le matériel, le transportait chez lui dans un chariot et entreposait le tout en dessous d’un silo à fourrage. Le matériel, bien entendu, ne restait jamais là fort longtemps car, en plus de ce dépôt central, il y avait des dépôts secondaires, ici et là, dans la campagne, dans un jardin, au pied d’un vieux saule. De la ferme de Vaulx à ces autres dépôts, le matériel était transporté à dos ou à vélo. Le soir, quand la lune ne se montrait pas, C. L. en personne, ou l’un de ses adjoints directs, bénéficiant de son entière confiance, partait afin de ramener, sur le cadre de son vélo, quarante ou cinquante kilos de dynamite. On se serait imaginé être en présence de quelque fraudeur de farine ou de pommes de terre. Au demeurant, la nuit tombée, c’est de la même façon que pratiquaient les pourvoyeurs du marché noir... J’ajoute que, à ma connaissance, l’existence du dépôt central et des dépôts secondaires était ignorée de la plupart des résistants de la région. Seules, trois ou quatre personnes étaient dans le secret. Il fallait se méfier...

Il fallait se méfier, et C. L. ne devait me dire que ce qu’il voulait bien. J’ai appris, par la suite, longtemps après, tous les détails de l’organisation du groupe dont tous les hommes, indistinctement, faisaient partie du chemin de fer. Ils étaient, en quelque sorte, continuellement à pied d’œuvre. Ils se partageaient le travail, à leur insu, car ce travail leur était distribué secrètement. Les chefs du groupe se retrouvaient régulièrement dans l’arrière-cuisine d’un café puis dans des endroits plus retirés, plus tranquilles. Quelques femmes les aidaient. Elles servaient principalement à l’acheminement du courrier. Et il y avait aussi, faisant également office de facteurs des postes, les pigeons ! Les pigeons du Tournaisis, qui – aujourd’hui – font la preuve de leur sens de l’orientation et de leur endurance, en regagnant d’une traite leur port d’attache à partir de Poitiers, d’Angoulême, de Royan ou de Bordeaux, ont bien travaillé durant la guerre. Discrets messagers, ils s’en allaient vers la grande île, survolant le nord de la France et la mer, avec, fixé sous l’aile ou à la patte, dans un petit étui d’aluminium, l’un ou l’autre message. Leur arrivée était signalée par la B.B.C : « Colibri est bien arrivé » ou « Merci pour Clemenceau ». Inutile de dire que ces communications étaient impatiemment attendues. Il y avait là-bas, de l’autre côté de l’eau, des présences attentives qui recueillaient les fruits du dangereux labeur des résistants des pays occupés. Je me souviens quelle a été ma joie lorsque, quatre mois environ après la fugue d’un de mes amis ayant décidé de rallier l’Angleterre, j’ai entendu la radio de Londres diffuser la phrase conventionnelle : « Coco dit bonjour à Lulu », qui attestait qu’il était bien parvenu à destination !...

Mais j’en reviens à mon entretien avec C. L.

– Voilà en quoi consiste notre travail et en quoi consistera donc le vôtre : contrarier la circulation des trains militaires, amenuiser le potentiel de guerre des Allemands, entamer leur puissance combative... Un exemple, il y a quelque temps, toutes les nuits, un long train chargé de paille partait de Tournai à destination de Bruxelles. Eh bien, nous l’avons transformé en brasier et avons, de la sorte, détruit bon nombre de wagons et obstrué la voie pendant une demi-journée ! Ce n’est pas là un exploit formidable, mais si je vous en parle c’est parce que nous avons cherché en vain, pendant tout un temps, la méthode qui nous permettrait de réussir cette affaire. Plusieurs de nos tentatives ont été infructueuses jusqu’au jour, ou – plutôt – jusqu’à la nuit où, couchés sur un sémaphore, à la sortie de l’agglomération, nous avons lancé, sur chaque wagon ou à peu près, un carré de jute, grand comme une carte postale, allumé au préalable. Le train n’a pas tardé à être transformé en un immense serpent de flammes !...


Source : Le Rail, mars 1969