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Quand les rails luisaient de peur (IV)
Joseph Delmelle. Illustrations de Guy Bosquet.
dimanche 22 décembre 2024, par
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Normalement, selon les déductions résultant de mes nombreuses et longues heures de patiente observation, un train doit passer, ici, entre 13 heures 15 et 13 heures 30. Il est généralement composé d’une trentaine de wagons plats et fermés chargés de matériel divers, de ravitaillement et de fourrage. Une belle proie en perspective, surtout si, comme je l’espère, le fourrage n’est pas absent !
J’attends. Il fait calme et le soleil est au zénith. Une brise légère fait osciller les hautes herbes jaunissantes au sommet. Qui donc, descendu ici d’une autre planète, pourrait se douter que c’est la guerre et que les hommes s’affrontent obscurément ? Car cette bataille-ci ne ressemble pas à toutes celles qui, depuis Babel, opposent, à visage découvert, des soldats ennemis. Ici, les vaincus sont mêlés aux vainqueurs. D’aucuns, parmi les vaincus, acceptent la défaite, s’en accommodent et pactisent même avec les vainqueurs. Mais d’autres n’acceptent pas la défaite et continuent à lutter, tout en se cachant, dans le secret, contre l’ennemi. Je suis de ces irréductibles-là !
Caché dans les hautes herbes, j’attends. Il est 13 heures 16 lorsqu’un sifflement m’avertit de l’approche du convoi. Tout est prêt pour l’accueillir. Je me suis muni de trois grenades. Elles sont tout à côté de moi, à portée de la main, dans l’herbe, semblables à des œufs gaufrés qu’un oiseau malicieux aurait déposés au passage afin de me permettre d’en faire une jolie omelette
Le train approche lentement, prudemment. Il est tracté par une locomotive Flamme type 36 dont l’énorme chaudière éjecte régulièrement, en grondant, un nuage de vapeur. Il n’y a pas beaucoup de vent mais il y en a quand même et, au-dessus de la tranchée, la vapeur tourbillonne, s’effiloche comme de la charpie et se rabat dans la direction du talus où je me trouve : tant mieux, cela me fera un camouflage de plus ! Mes grenades sont là. Il ne s’agit pas d’être trop pressé car j’ai décidé de les répartir de manière à faire le plus possible de dégâts. La première sera pour la tête du convoi, la deuxième pour le milieu et la troisième pour l’arrière.
Le train roule peut-être à du quarante ou du cinquante kilomètres-heure. La locomotive passe à ma hauteur, robuste. Sur l’étroite plateforme du mastodonte, le mécanicien et le chauffeur se tiennent, l’un à gauche, l’autre à droite. A travers le hublot ouvert dans l’abri de la cabine, le mécanicien surveille la voie, les mains rivées sur le volant d’admission et sur la commande des freins. Le chauffeur, quant à lui, examine les cadrans des manomètres, les indicateurs de niveau d’eau de la chaudière. Dans le tender, d’énormes briquettes de charbon s’entassent. Ces deux hommes sont-ils des compatriotes ? Il importe peu puisque ma première grenade ne les atteindra pas. Elle est destinée au troisième wagon. Je me redresse un peu, la désamorce et la lance avec vigueur. Elle va frapper la paroi du wagon et explose, déchiquetant la caisse. Des débris informes sont projetés en tous sens... Mais je n’ai pas le loisir de détailler le spectacle. Déjà, il est temps de lancer ma deuxième grenade. Elle rebondit sur le toit d’un wagon et tombe de l’autre côté de la voie, où elle explose. Elle doit avoir touché une des traverses du truck car le wagon, brusquement, s’incline un peu vers la droite mais il ne quitte pas la voie. Déjà, le mécanicien doit avoir actionné la sablière et serré les freins. Et le cri angoissé de la sirène s’élève, aigu, prolongé. Le train ralentit. Aurai-je le temps de lancer mon troisième et dernier projectile ? Oui, voici la fin du convoi. Et cette queue est constituée de wagons de fourrage. Quel magnifique feu de joie cela va faire ! Je lance ma grenade qui reste suspendue pendant un bref instant à des tiges et qui explose ensuite. Immédiatement, d’énormes flammes montent vers le ciel. Je voudrais m’attarder, jouir du spectacle... Mais le train a stoppé. Un garde vient de sauter d’un wagon sur le ballast. Deux autres l’imitent aussitôt. Ils scrutent le talus. Je recule, en rampant, dans les hautes herbes. Mais je me suis peut-être redressé un peu trop. Un coup de feu éclate puis, successivement, deux autres. Suis-je repéré ? Je n’ai qu’une chose à faire : partir au plus vite ! Les gardes vont gravir le talus et, s’ils me découvrent, mon compte est bon. En courant, je regagne le lieu où j’ai abandonné mon vélo. Je saute sur celui-ci et, de toute la vitesse de ses roues, m’éloigne de l’endroit dangereux. Ce n’est que quand j’ai fait six ou sept cents mètres que je me hasarde à regarder en arrière. Sur le sommet du talus, plusieurs soldats se profilent. Je suis déjà trop loin, sans doute, pour qu’ils aient des chances de m’atteindre. Derrière eux, de hautes flammes qui suscitent une épaisse fumée noire, dansent, se lovent, s’étirent et se divisent. J’ai réussi mon premier sabotage mais je n’ai pas encore réussi à être hors de danger. Bientôt, des patrouilles allemandes vont se mettre à ma recherche. J’ai prévu la chose. Pour accomplir ma besogne, j’ai endossé une salopette bleue et me suis coiffé d’une casquette plate. Mais j’ai, sur mon porte-bagages, de quoi me changer à la première occasion : pantalon gris, veston noir, chemise blanche, cravate. Passé le village, il y a une petite chapelle dont l’entrée est masquée par un gros arbre. C’est là que je procéderai à ma « transformation ». L’ouvrier en salopette bleue se métamorphosera en un placide bourgeois. Ainsi, au cas où mon signalement aurait été transmis par les gardes du train à leurs camarades des services de sécurité, le risque d’être reconnu n’existera plus...
Je pédale ferme. Chaque tour de roue m’éloigne du brasier. J’aborde le village lorsque, soudain, passant dans une ornière, la fourche de mon vélo se brise. Je passe au-dessus du guidon pour aller atterrir quelques mètres plus loin. J’ai mal un peu partout. Je ne parviens pas à me relever. Que vais-je devenir ? Près de là, il y a un couvent. Une sœur, ayant vraisemblablement perçu le bruit de ma chute, ouvre la porte, me voit, appelle. Bientôt, quatre cornettes blanches m’entourent, m’aident à me relever, m’entraînent vers leur grande maison de briques. De loin, quelques villageois ont assisté à la scène.
Je suis à présent au milieu d’un essaim bourdonnant de religieuses.
–Votre vélo est mal arrangé, me dit l’une d’entre elles. Nous l’avons rentré.
Une autre arrive en portant un bassin d’eau chaude. Une autre va chercher des bandes de pansement, de l’ouate, de l’éther. Il faut désinfecter mes plaies. Je suis blessé au visage et aux mains. Ma salopette, qui n’était déjà pas très propre, est couverte de boue et de sang. Elle est déchirée à la jambe droite.
–J’ai de quoi me changer, dis-je.
– Oui, oui, tout de suite. Laissez-vous soigner. Après, il sera encore temps !
Je me laisse faire, bien installé dans un fauteuil. A un moment donné, comme une seule religieuse est restée près de moi, je juge prudent de lui confier mon secret. Je viens de saboter un train. Les Allemands doivent être à ma recherche. Il vaudrait mieux que je ne m’attarde pas dans le coin...
– Au contraire, me répond la sœur. Il est préférable que vous demeuriez ici pendant un certain temps. Ici, vous ne craignez rien...
– Mais plusieurs personnes ont sans doute été témoins de ma chute !
– Aucun danger de ce côté-là, soyez-en sûr ! Nous ferons circuler le bruit, dès ce soir, que vous êtes parti... Ne vous en faites pas et venez !
La petite sœur me précède et je la suis docilement. J’ai quelque peine à marcher mais cela va. A la suite de la religieuse, je pénètre dans une petite salle nue où il y a, au centre, une table et, sur celle-ci, une assiette de soupe fumante.
– Mangez, me dit la religieuse. Les émotions, ça creuse, n’est-il pas vrai ?
C’est vrai : j’ai faim. Je m’attaque au potage avec un empressement que je me reproche. J’ai à peine terminé qu’une converse m’apporte une autre assiette, surabondamment pourvue de pommes de terre, de légumes et de viande, le tout baignant dans une sauce grasse, onctueuse, dont l’odeur réjouit par avance mon palais. Je mange. Je n’ai jamais rien mangé d’aussi délectable depuis longtemps. D’habitude, je me contente de ce que les timbres de ravitaillement permettent d’obtenir : du pain à la consistance de mastic, des pommes de terre, un tout petit morceau de viande, des harengs... Je mange. Je ne m’aperçois pas que cinq ou six nonnettes m’observent, tant elles sont silencieuses. A un moment, toutefois, le tintement d’une médaille, contre les grains d’un chapelet, m’avertit d’une présence. Je tourne la tête. Cinq ou six visages rieurs sont tournés vers moi ; je souris à mon tour, un peu embarrassé.
– Ne vous en faites pas, me dit une des sœurs. Nous connaissons votre histoire.
Ayant franchi la porte, les sœurs font cercle autour de moi. Et, comme elles sont femmes, elles sont curieuses. Les questions fusent. Entre deux bouchées, je réponds, tantôt à gauche, tantôt à droite, ignorant d’où vient la voix qui m’interroge.
– Oh, fait l’une d’entre elles, vous n’êtes pas le premier homme que recueille la communauté. Il y a trois semaines, deux aviateurs anglais, descendus en parachute après la perte de leur engin, ont été hébergés par nous. Ils sont restés ici trois jours avant de partir, travestis... en curés. Vous voyez bien : vous êtes dans de bonnes mains !
Oui, j’ai bien de la chance : les nonnettes sont charmantes, prévenantes, attentionnées. Pour la nuit, elles me conduisent dans une cellule. Le paquet gris contenant mes effets civils, mon pantalon, mon veston, ma chemise et ma cravate, se trouve sur la table. Le lit n’a rien de monastique. Il est douillet...

Après une bonne nuit, je retrouve les cornettes blanches. Elles m’obligent à manger avant d’accepter que je les quitte.
Source : Le Rail, avril 1969