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Quand les rails luisaient de peur (V)
Joseph Delmelle. Illustrations de Guy Bosquet.
dimanche 5 janvier 2025, par
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Les trains roulent. Beaucoup d’entre eux, il est vrai, sont conduits par des Allemands. Les trains roulent à travers toute l’Europe hitlérienne, de la pointe de l’Italie aux rives de la Vistule, des ports de la Baltique à ceux de l’Atlantique et de la Méditerranée à la mer Noire. L’Allemagne règne sur un immense réseau, ramifié comme une toile d’araignée. Je me demande si mon sabotage a entamé celle-ci. Oui, parce que chaque fil de cette toile a son importance puisqu’il soutient les autres, les fixe, les garde à leur place. Chaque fil de cette toile a son importance. Et tout ce qu’il y a le long de chacun de ces fils a également la sienne : les trains, les installations de voies, les gares, les dépôts... Les Allemands ne l’ignorent pas. Et, nous tous qui les combattons, nous le savons aussi. Et c’est pourquoi nous nous obstinons. C’est pourquoi je m’obstine.
Les trains roulent, mais ils ont peur jusque dans leurs entrailles, dans leurs viscères, dans tout ce qui les compose, hommes et matériel. Les trains roulent, mais ils ont peur. Peur de l’avion qui peut surgir à tout instant des profondeurs du ciel, de l’épaisseur des nuages. Peur des bombes qui les cherchent. Bien sûr, les bombes ne les atteignent pas toujours. Mais si la chance sourit aujourd’hui, sourira-t-elle encore demain ? Demain, un autre avion, des dizaines d’autres avions apparaîtront. D’autres bombes tomberont, entoureront, envelopperont un train, puis un autre. Des convois seront foudroyés. Ils éclateront. Et s’ils échappent encore demain, c’est après-demain, peut-être, qu’ils seront cloués définitivement sur place, touchés à mort, épinglés comme des papillons sur la rondelle de bouchon du collectionneur.
Les trains roulent mais ils ont peur. Peur des avions qui laissent, derrière eux, décombres, hécatombes et catacombes ! On l’a bien vu lors des premiers jours de la guerre, à Abbeville, au Mans, ailleurs encore. Les trains glissaient alors, chargés de réfugiés, comme une masse gluante, comme un sirop d’angoisse, sur les rails en pente de la fatalité. Les chaudières fumaient. D’aucunes, mitraillées par les « Stukas », étaient transformées en passoires. Tant que les trains roulaient, l’angoisse diminuait, le sirop s’allégeait et devenait plus fluide.
Les trains roulent mais ils ont peur. Peur des avions, peur des saboteurs dissimulés dans les hautes herbes, dans l’ombre du jour, dans les ténèbres de la nuit ! Peur des saboteurs qui délivrent le feu et qui transforment machines, wagons, bâtiments, poteaux en flammes qui craquent, qui rongent, qui détruisent ! Peur des audacieux qui démantibulent tout, démembrent, délabrent ! Plus aucune ligne n’est sûre. Et les nerfs en prennent un fameux coup !
Les trains roulent et doivent rouler, pour les Allemands en premier lieu. Et ils roulent à cause des hommes, à cause des Allemands et, aussi, à cause des nôtres qui servent un dieu qu’ils abhorrent mais qui ne peuvent faire autre chose que de le servir, un peu comme ces prêtres qui ont cessé de croire mais qui continuent à accomplir les gestes rituels, parce que tout doit toujours se poursuivre, parce qu’ils ne veulent pas entraîner dans le doute, la négation et le désespoir ceux-là qui les regardent ! Ce ne sont pas des traîtres. Ce ne sont pas des collaborateurs puisqu’ils continuent à faire ce qu’ils ont toujours fait. C’est l’Allemand qui les oblige à le servir.
Les trains roulent malgré tout et, s’ils ne roulaient plus, ce n’est pas la guerre qui serait finie, mais le monde. Ils roulent malgré tout, bien qu’on ne répare plus les wagons, bien que les pièces de rechange manquent, bien que les téléphones soient souvent en panne, bien que les ponts n’existent plus ici et là. Ils roulent malgré les ruines et les flammes, à travers les ruines et les flammes. Ils roulent, mais plus comme avant, plus de la, même manière, plus avec le même entrain. A tout moment, ils sont obligés de changer de cap. Ils ont l’air de tourner en rond, comme des carrousels, ou de s’en aller à l’aveuglette, sans très bien savoir vers quelle destination, comme des fourmis dont l’habitacle vient d’être dévasté par un pied vengeur, ou par le soc d’une charrue.
Les trains roulent malgré tout et, une fois de plus, je me demande si le travail des aviateurs et des saboteurs a, finalement, quelque réelle utilité. Tout se détraque. Mais tout est toujours réinventé. Embouteillages, incendies, matériel écrasé ou dispersé, voies arrachées, rails tordus, hommes tués ou blessés : tout n’est que pagaille. Mais tout se reforme. Tout continue. Pour combien de temps encore ?
Oui, pour combien de temps encore ? Les jours, les semaines, les mois passent. Les années aussi. Et tout continue, vaille que vaille sans doute, mais continue quand même ! On ne se rend pas compte des progrès d’un chancre dissimulé à l’intérieur du corps. Et le chancre, pourtant, fait son petit travail quotidien de grignotage. Un à un, les fils de la grande toile d’araignée sont limés, amincis, sectionnés. Un à un, les rouages de la grande horlogerie se grippent. Les choses ont l’air de continuer, d’être recréées, reformées, réparées. En fait, il n’en est rien.
Il n’en est rien, à cause des avions qui jouent avec les trains comme les chats avec les souris, à cause des saboteurs qui, un peu partout, en Pologne comme aux Pays-Bas, en France comme en Belgique, ne manquent aucune occasion de rogner l’un ou l’autre fil de la toile, de l’effilocher et, s’ils le peuvent, de le casser. Je pense à tous ces camarades inconnus, à mes amis du Tournaisis qui ont déjà fait du si beau boulot, aux partisans de la région parisienne qui se sont fait une spécialité des déraillements, aux cheminots qui font de l’entretien à rebours, aussi consciencieusement qu’ils faisaient, en temps de paix, de l’entretien positif, efficient, irréprochable. Tous, eux comme moi, nous faisons, par l’absurde, la démonstration de l’irremplaçable nécessité du chemin de fer. Si nous nous attaquons au rail, c’est parce qu’il est, en quelque sorte, le nerf de la guerre comme, en temps de paix, il est le nerf de l’économie du pays, le stimulant de sa vitalité. Sans les trains, en temps de guerre comme en temps de paix, rien de vaste n’est possible Précisément, en contrariant leur circulation, à présent que les Allemands nous occupent et nous asservissent, c’est contrarier l’action de l’ennemi que nous faisons, c’est entamer son potentiel, c’est préparer sa défaite, c’est annoncer la paix au-delà des tourbillons de flammes et des blessés dans les hôpitaux, au-delà des ruines et des croix de bois qui, elles aussi, disent l’absurdité des prétentions humaines. L’homme n’est pas fait pour dominer l’homme, mais pour travailler avec lui en regardant dans une même direction l’avenir L’avenir qui devrait être semblable à une voie de chemin de fer, solide et sûre, largement et fraternellement ouverte sur l’horizon !...
VII
W. G., l’ancien chef de gare, qui était mon grand patron lointain, a disparu de la circulation. Est-il en fuite ? A-t-il été arrêté par la Gestapo ? C’est la baronne R. L., qui fait partie de l’organisation, qui m’apprend cette disparition. C’est une jeune femme sympathique : une trentaine d’années, cheveux blonds, front étroit, yeux gris très mobiles, lèvres minces, menton volontaire... Décidée, énergique, elle n’a cependant pas le type « amazone » qui, bien souvent, est la négation même de la féminité authentique.
W. G. s’est donc volatilisé. La baronne me rassure : comme il prévoyait que, tôt ou tard, il serait repéré, qu’il lui faudrait mettre les voiles ou qu’il serait appréhendé, il avait pris la précaution élémentaire de ne pas encombrer ses dossiers de documents compromettants, listes d’adresses, rapports, plans, etc. Les membres de l’organisation ne risquent pas d’être trahis par la découverte de papiers les mettant directement ou indirectement en cause. Toutefois, en cette circonstance-ci comme – d’ailleurs – en tout temps, il faut être prudent parce que l’ennemi est partout et parce que nombre de nos compatriotes ont des craintes, des appréhensions, des scrupules qui peuvent influencer leur attitude, leurs actions et leurs réactions. Il faut se méfier de tout le monde et, plus particulièrement peut-être, de ces hésitants qui, pareils à des bêtes traquées, sont capables de se lancer, à l’aveugle, dans la gueule du loup, de dire un mot de trop, de vendre et de trahir les secrets dont ils pourraient avoir connaissance, les hommes dont ils soupçonneraient éventuellement l’appartenance à une organisation clandestine.
La baronne me recommande donc la prudence. Ensemble, nous examinons la situation et « ma » situation. Elle me dit que, dans quelques jours, lorsqu’elle aura pris certains contacts indispensables, je serai approché par une personne de confiance. Elle ne peut ou ne veut me renseigner au sujet de cette personne. Je saurai que c’est « elle » quand, répondant à ma question : « A qui ai-je l’honneur ? », « elle » me dira : « Je suis Tchantchet ! ».
Quatre jours plus tard, effectivement, je reçois la visite annoncée. « Tchantchet » est une petite bonne femme replète, toute en rondeurs, du genre « ménagère de campagne », c’est-à-dire très passe-partout, très anonyme, du type le plus rassurant, le plus au-dessus ou – plutôt – en dehors de tout soupçon, même le plus innocent. Mais il ne faut pas se laisser abuser par les apparences. Dans les petits yeux profonds de « Tchantchet » passe une petite flamme discrète qui reflète l’intensité du feu intérieur.
Source : Le Rail, mai 1969