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Quand les rails luisaient de peur (VI)

Joseph Delmelle. Illustrations de Guy Bosquet.

mardi 14 janvier 2025, par Rixke

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Dehors, c’est la nuit. Une nuit à couper au couteau, dense, épaisse, hostile ! Pas une lumière ! L’occultation la plus absolue ! D’un soupirail monte une odeur de soupe sûrie. Il fait assez frais. Où aller ? Je marche prudemment à côté de mon vélo. Ah, s’il se trouvait, dans les environs, un couvent semblable à celui où, certain jour, j’ai reçu l’hospitalité ! Il me faut un refuge, une cachette, car, sinon, je risque de me faire arrêter, coffrer, envoyer Dieu sait où malgré mon air « comme il faut » et mes papiers en règle ! Et, brusquement, je me souviens qu’il y a là, tout près, un terrain vague avec, contre le pignon d’une maison, un tas de décombres. Je parviens à atteindre le terrain vague, le tas de décombres. C’est là que j’attendrai, accroupi, engourdi, la fin de la longue, très longue nuit dont le silence sera parfois interrompu par le vrombissement des avions, par le pas clouté des soldats sur les pavés du chemin... Je bouge le moins possible, surtout quand quelque bruit insolite se fait entendre. J’ai mal aux reins, aux fesses, aux jambes. Une ou deux fois, je me redresse, question de rétablir la circulation du sang freinée par la position accroupie. Une fois, à mon grand effroi, une pierre se dégage du tas de décombres, roule et tombe sur un morceau de tôle. Et celui-ci résonne comme un coup de gong. Heureusement, il n’y a personne aux environs, personne sinon, là-bas, un chien qui se met à aboyer deux ou trois fois, sans plus.

J’attends la fin de la nuit. J’entends passer des avions. J’entends des pas cloutés qui s’approchent puis s’éloignent. J’entends une pierre qui roule et vient frapper un bout de tôle. J’entends un chien qui aboie. J’entends se répondre des oiseaux nocturnes. La nuit est peuplée de cris, de menus bruits qui ne font qu’accuser davantage l’ampleur et la profondeur du silence. Les choses ont une vie secrète qui, dans l’obscurité, dans le silence, semble affluer vers leur surface et la parcourt comme une nuée d’insectes. J’entends rouler un train et ce roulement me distrait de mon engourdissement. Où va-t-il ? D’où vient-il ? Puisqu’il roule la nuit, il roule pour les Allemands. Que transporte-t-il ? Des hommes ou du matériel ? Il ralentit. Va-t-il s’arrêter ? Oui, peut-être, car il y a là-bas, je m’en souviens, une usine qui travaille à plein rendement pour l’aviation allemande. J’ai renseigné sa situation exacte, en bordure de la voie du chemin de fer, dans un de mes rapports destinés à « Tchantchet »...

J’attends la fin de la nuit. La voici : timidement, le jour se lève. Est-ce le moment de quitter ma cachette ? Ne vaut-il pas mieux attendre le passage des premiers ouvriers du matin ? Ne vaut-il pas mieux me mêler à leurs groupes obscurs, ou les suivre à distance, un peu comme un retardataire ? J’attends la fin de la nuit.

Et je suis toujours là quand grandit, au ciel, la rumeur bourdonnante des avions. Les sirènes chantent leur mélopée. La rumeur grandit encore. J’ai renseigné l’usine comme objectif militaire. Les avions viennent peut-être la bombarder. J’attends la fin de la nuit. Les avions reviennent d’un raid sur la Ruhr, sur Wuppertal peut-être. Ils ne descendront pas, ce matin, pour lâcher leurs bombes sur l’usine, parce qu’ils n’ont plus de bombes à lâcher... Mais ils viendront huit jours plus tard, en plein midi, et l’usine sera bombardée avec une rare efficacité. La voie du chemin de fer, également mentionnée sur mon plan, sera touchée de plein fouet. Les rails, arrachés du ballast, se dresseront, munis de leurs billes, droit vers le ciel, comme une échelle gigantesque, comme l’échelle de Jacob dont il est question – si mes souvenirs sont bons – quelque part aux pages de la Bible... J’irai voir le spectacle. L’usine est pulvérisée. Elle n’est plus que débris informes. Sur une voie de garage, un wagon se dresse quasiment à la verticale, juché en partie sur une locomotive. D’autres wagons sont littéralement rentrés les uns dans les autres. Les caisses sont disloquées. On dirait qu’un tamponnement d’une extrême violence s’est produit. Encore un coup de canif dans la grande toile d’araignée du réseau !

D’autres bombardements auront lieu dans le parallélépipède que j’ai été chargé d’explorer : un pont métallique ferroviaire sera coupé en deux, comme au chalumeau ; les établissements D – qui réparent les camions de l’armée allemande – seront sérieusement atteints ; entre deux villages, là-bas, à quelque distance du canal, une bombe, tombée juste à côté des rails, creusera un entonnoir profond de près de trois mètres peu de temps avant l’arrivée d’un convoi transportant de la mitraille de cuivre destinée, sans doute, à une fabrique de munitions, celle de L peut-être... Une garde-barrière se précipitera hors de sa cabine pour essayer de stopper ce train. Le mécanicien verra ses gestes désespérés, mais trop tard. Et ce sera la culbute, dans un bruit infernal, et les wagons qui se chevaucheront, et la mitraille qui s’éparpillera dans toutes les directions, sur les bas-côtés de la voie et bien plus loin... Je saurai que mes renseignements ont servi à quelque chose : un autre coup de canif dans la toile de l’araignée allemande !

Les jours passent ainsi. J’ai des ennuis avec un de mes deux agents de T qui s’est rendu coupable d’un larcin – quelques mètres de fil de cuivre ! – et qui a été surpris en flagrant délit. Il me demande d’intervenir. Le sous-chef de gare est inflexible. Le chef, que je connais moins mais auquel j’explique la situation, insistant sur le fait que si l’agent est coupable – indiscutablement – il y a lieu de songer que la vie est dure... que celui qui veut se nourrir un peu plus que ne le permet le ravitaillement normal a besoin d’argent, le chef – donc – se montre plus compréhensif. Et tout finit, heureusement, par s’arranger. Le chef eût d’ailleurs été peiné de devoir prendre une sanction draconienne à l’égard de son préposé, celui-ci n’ayant jamais été l’objet, dans le passé, de mesures disciplinaires et, dès lors, ayant un excellent dossier... La guerre, la misère, la faim expliquent et justifient bien des faiblesses. Ne parlons donc plus de l’incident !...

Les jours passent de la sorte. La guerre continue. Finira-t-elle jamais ?

VIII

Détestée, honnie, la guerre continue. Après leur campagne-éclair, arrêtés par la grande eau, les Allemands se sont creusés les méninges : que faire ? Ils se sont organisés comme pour un siège, non pas dans le but d’entreprendre celui-ci, mais comme s’ils devaient inéluctablement le subir. Depuis, pour passer le temps, ils ont ouvert quelques nouveaux fronts. Et ils se sont fait de nouveaux adversaires !

Ici, en pays occupé, la situation évolue dans le mauvais sens, c’est-à-dire qu’elle se pourrit. Rétréci semble-t-il, s’étant fait de nouvelles habitudes, l’estomac vit presque en parfait accord avec la faim, sa compagne de tous les jours. Privations, contrôles, visites domiciliaires ou perquisitions, coups de filet, arrestations, déportations, représailles : on vit sous le poids constant de mille et une menaces. La suspicion, l’angoisse, la peur et la résignation participent depuis tellement longtemps déjà à l’atmosphère coutumière, que tout le monde en est arrivé par trouver normal l’anormal. L’homme a peut-être quelque peine à se soumettre tout de suite à la fatalité. Mais, le temps aidant, il s’accommode fort bien de celle-ci. Et il s’installe dans l’inconfort, dans l’instabilité, tant bien que mal.

« Nul ne peut se sentir, à la fois, responsable et désespéré ». Cette vérité est de Saint-Exupéry, l’Admirable. Si des hommes continuent à lutter, dans l’ombre, dans la clandestinité, c’est parce qu’ils ont le sens de leurs responsabilités. Et ils ne poursuivraient pas le combat s’ils n’étaient pas soutenus par un grand espoir. Un espoir que beaucoup n’ont plus, un espoir qu’il faut absolument renourrir en permanence !

Tout n’est pas perdu ! Bien des résistants ont été découverts, arrêtés, fusillés, expédiés dans des camps de concentration. Les Allemands n’ignorent plus, à présent, qu’il existe une opposition de plus en plus organisée et de plus en plus efficace. Et les gens de Londres ne l’ignorent pas non plus.

« Tchantchet » vient me rendre visite. Cette petite bonne femme n’est godiche qu’en apparence Elle a beaucoup de plomb dans la cervelle et est bien au courant de ce qui se passe.

– Londres, me dit-elle, vient de reconnaître l’existence d’un vaste mouvement de résistance dans le pays et vient de faire parvenir aux grands chefs des instructions qui visent à coordonner l’action des différents groupes. Ces instructions disent notamment : « Le gouvernement estime que, dans ce travail d’organisation, il faut rechercher, non le nombre, mais l’efficacité réelle et le secret... ». Mais il y a dans le mémorandum quelque chose qui nous concerne plus spécialement et qui nous donne raison. « II faudra viser surtout, est-il écrit dans le message codé qui est arrivé au quartier général, à la destruction d’ouvrages d’art, de nœuds de communication, de dépôts, etc., de manière à créer la plus grande perturbation possible sur les arrières de l’ennemi et à rendre plus difficile le ravitaillement de sa ligne de feu... »

Londres, ainsi, vient d’approuver, sans le savoir, les idées de W. G. et le travail de C. L. et de son groupe tournaisien, mon action personnelle et celle de mes compagnons et complices inconnus. Je regarde « Tchantchet » en souriant. Décidément, cette petite bonne femme me plaît beaucoup. Mais l’heure n’est pas à l’idylle !


Source : Le Rail, juin 1969