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Quand les rails luisaient de peur (VII)
Joseph Delmelle. Illustrations de Guy Bosquet.
jeudi 23 janvier 2025, par
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Tout s’est bien passé. Nous savons tout ce que nous devons savoir. Le dépôt est bien protégé contre les attaques aériennes. Mais il a apparemment un point faible au moins : son accès. A deux kilomètres en aval, les voies, groupées au-delà du grill du triage, se réduisent à quatre. Après s’être glissées dans une tranchée, ces quatre voies franchissent une petite rivière sur un pont à appuis de pierre et superstructure métallique. En détruisant ce pont, on pourrait paralyser le dépôt pendant quelques jours, pendant une semaine peut-être...
Une fois rentrés, nous discutons de tout cela, Sylvie et moi.
D’après Sylvie, la plupart des ponts ne peuvent être vraiment détruits par sabotage, parce que la quantité d’explosifs exigée pour une mise hors d’état prolongée est trop considérable. Par ailleurs, le risque d’échec – et de représailles – est trop grand. Pour un pont supporté par des palées à pilots, il faut prévoir des charges de près de deux kilos par pilot. Les cartouches doivent être fixées les unes aux autres par de la ficelle ou placées dans une gaine en toile. Chaque charge, pour bien faire, doit être amorcée par un détonateur serti sur un bout de cordeau détonant et fixée solidement au pilot par ligature en fil de fer. Et, pour autant que faire se peut, il est recommandé de placer les charges sous eau. On se rend compte de la difficulté d’une telle entreprise, qui doit être menée sans le moindre bruit... D’autres solutions sont possibles : destruction des palées par incendie, ou destruction du platelage de la même manière ! Mais, dans l’un et l’autre cas, il faut pouvoir disposer d’assez nombreux bidons d’essence et de mazout : de cinquante à quatre cents litres, et, pour bien faire, de quelques bottes de paille ! La Résistance, m’explique Sylvie, doit se contenter de s’attaquer aux ponts en bois, qu’il y a moyen de détruire bien plus aisément, par incendie, en utilisant, de préférence, un mélange de mazout et d’essence bien proportionné, c’est-à-dire compensant la grande volatilité de l’essence par la « lourdeur » du mazout. Mais ces ponts en bois, sur les lignes de chemin de fer, sont rares et ceux qui existent sont établis sur de petites lignes qui, pour la plupart, n’ont aucune importance stratégique. Ce sont des ponts reconstruits après la drôle de guerre.
Sylvie connaît nombre de choses. Elle est sûre de ce dont elle parle. Elle sait, par exemple, que les principaux services du Ministère des Travaux publics, ceux qui s’occupent des ouvrages d’art, des ponts et des ponts-routes, sont dirigés par des fonctionnaires acquis à la cause de la Résistance. Toutes les caractéristiques des ponts qui existaient antérieurement à 1940 sont bel et bien connues : emplacement, portée, situation des « chambres de mines », etc. Si beaucoup de ponts-routes, démolis en 1940, ont été rétablis au moyen de poutres de bois, la plupart de ceux existant sur les voies ferrées de quelque importance, me rappelle-t-elle, ont été reconstruits en matériaux durs. Et, répète-t-elle afin – semble-t-il – de mieux me convaincre, c’est perdre son temps que de vouloir les faire sauter. En octobre 1914, à Avelgem, l’armée belge avait voulu faire sauter, au moyen d’une forte charge de « Tonite », une des culées d’appui du pont du chemin de fer. L’opération n’avait pas donné le résultat escompté : le tablier, à peine déformé, s’était enfoncé dans l’Escaut... formant un remarquable support pour l’établissement d’un pont de substitution. Durant les fameux dix-huit jours, les Anglais et les Belges avaient renouvelé, à Kuurne, une même déplorable expérience. Là – comme à Avelgem en 1914 –, le tablier, tombé à l’eau, avait servi aux Allemands. Les pièces maîtresses ne s’étaient pas rompues. Les fers en T et en U s’étaient à peine boursouflés... Mieux valait donc ne pas s’attaquer aux ponts métalliques puisque leur destruction par sautage ne pouvait donner de très bons résultats. Il était préférable de laisser faire l’aviation alliée et, aussi, le personnel des chemins de fer qui, par quelques déboulonnages ou cisaillages bien étudiés, pouvait réduire la force portante des ponts au-dessous du minimum requis, tout cela sans éveiller la suspicion des Allemands, sans exposer la vie des résistants vivant dans le maquis et sans entraîner, à l’égard des populations innocentes, des sanctions souvent impitoyablement cruelles ...
Il était préférable de laisser faire l’aviation alliée...
Sylvie, bien entendu, devait communiquer à Londres, Dieu seul sait par quel canal, les résultats de nos investigations aux alentours du dépôt.
Il n’y avait plus qu’à attendre la suite... Nous l’attendîmes pendant quatre semaines. Mais ni elle, ni moi ne fûmes les spectateurs de l’attaque.
Un jour, de grands oiseaux métalliques apparurent dans le ciel bleu. Les avions semblaient jouer à cache-cache avec les petits nuages blancs dont le laineux troupeau s’éloignait lentement vers l’est. Longtemps les avions tournèrent très haut, dans la lumière, malgré le tir des canons. Tandis que les artilleurs allemands s’occupaient des bombardiers, une nuée imprévue de chasseurs fondit sur eux, les décimant, les obligeant à la fuite, les éparpillant. Et c’est alors que les bombardiers, perdant de l’altitude, laissèrent pleuvoir leurs bombes, par dizaines, par centaines... Comme les paysans qui lancent la graine au vent en pensant aux moissons futures, les avions sont aussi des semeurs. Il faut que la graine meure pour que la vie puisse fleurir à nouveau ! D’énormes champignons de fumée grise et noire s’épanouirent au-dessus du dépôt et de ses alentours. Les sirènes hurlaient. Déséquilibré, ayant été touché par un éclat de mitraille, un avion tombait, en tournoyant comme une feuille morte dans le vent et la poussière de l’automne, avant de s’écraser dans un éclatant vacarme de tôles déchirées et de flammes se déployant brusquement en un gigantesque éventail...
IX
L’aviation alliée, chaque jour, attaque l’Allemand, ses emplacements de combat, ses arrières et son réseau de communications. Des bombardiers et des chasseurs, aux commandes desquels il y a des Anglais, des Américains, des Français, des Polonais, des Hollandais et – parmi des pilotes et des assistants d’autres nationalités – des Belges, décollent des bases britanniques pour s’en aller déverser leurs « pavés » ou mitrailler des objectifs stratégiques en Allemagne ou en pays occupé. Les canons de la Flak les guettent, entrent en action, abattent un « Lancaster » ou deux... mais les escadrilles, imperturbables, poursuivent leur route, se dirigent à toute vitesse vers le lieu qui leur a été désigné... Tous les jours, à présent, c’est la même chose. Le potentiel offensif et défensif de l’Allemagne s’amenuise de plus en plus, mais il n’en demeure pas moins considérable. Des hommes meurent. Quelle tristesse !
De son côté, la Résistance – de plus en plus rigoureusement organisée – joue son rôle, avec une discrète mais réelle efficacité, contrariant, entamant, gangrenant le système ennemi. Au sein de cette vaste, ténébreuse et souterraine opposition, les cheminots tiennent une place de premier rang. Dieu sait cependant si les hommes du rail se trouvent dans une position difficile ! Ne sont-ils pas surveillés en permanence par ceux de la Reichbahn ? Ne se trouvent-ils pas, en quelque sorte, entre le marteau et l’enclume ? Ne sont-ils pas partagés entre deux devoirs contradictoires, deux impératifs qui s’annulent l’un l’autre : servir le rail, assurer la marche des convois et retarder le trafic, mettre tout en œuvre afin de perturber le plus possible la circulation des trains ! Le chemin de fer est, en temps de paix, le précieux support de l’économie. En temps de guerre, c’est le support de l’initiative militaire, le grand pourvoyeur en troupes, en munitions, en matériel, en ravitaillement... Depuis qu’elle existe, la voie ferrée a toujours été une arme redoutable, à la fois offensive et défensive. Napoléon III, afin de réaliser plus aisément ses ambitions impérialistes et ses projets d’hégémonie européenne, ne désirait-il pas s’assurer le contrôle de nos chemins de fer ? Lisez donc Henri Pirenne à ce sujet ! Par ailleurs, n’affirme-t-on pas que, en 1917, Guillaume II était prêt à évacuer la Belgique à la seule condition de conserver le libre usage de notre réseau ferroviaire ! Des pays entiers ont été conquis par le chemin de fer. Faut-il évoquer la formidable aventure des poseurs de rails du Far West américain mise plus d’une fois en images par les gens du cinéma ? Et faut-il rappeler l’exploit des constructeurs du chemin de fer congolais des cataractes ?
Les cheminots travaillent contre l’Allemand et, aussi, contre le rail puisque celui-ci sert, au premier chef, l’occupant détesté. Je pense à W. G. d’Anvers, l’ancien chef de gare, à présent disparu de la circulation. Je pense à C. L., de Pecq, et aux cheminots du Tournaisis. Je pense à mes deux auxiliaires de la gare de T qui continuent à me fournir de précieux renseignements. Ils viennent précisément de me signaler le passage, par T, d’un important convoi constitué par des wagons plats sur lesquels sont placés des canons antiaériens de 110 mm de calibre et des détecteurs de son. Je pense à tous les cheminots que je ne connais pas et qui, eux aussi, font du sabotage de harcèlement. Ces cheminots-là sont partout, disséminés dans les neuf provinces et se situent à tous les échelons de la hiérarchie. Parmi eux, il y a des lampistes et des ingénieurs, des chauffeurs et des chefs de gare, des mécaniciens et des accrocheurs, des tourneurs et des cabiniers, des manœuvres et des commis...
Les cheminots sabotent la magnifique organisation allemande. Ils multiplient les sabotages et les destructions. Tous les jours, ici et là, des bâtons sont mis – pourrait-on dire – dans les roues du chemin de fer. La grande mécanique grince, tourne irrégulièrement, a des accrocs, s’immobilise parfois.
Source : Le Rail, juillet 1969