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Quand les rails luisaient de peur (VII)
Joseph Delmelle. Illustrations de Guy Bosquet.
jeudi 23 janvier 2025, par
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C’est, entre Enghien et Rebecq-Rognon, la 2456 qui déraille à la borne kilométrique 7410 à la suite de la destruction d’un rail par explosion au passage de la locomotive. La circulation est interrompue complètement pendant huit heures. Pendant ce temps, les trains sont détournés via Hennuyères ou Jurbise - Ath.
C’est, près d’Erquelinnes, deux voies principales coupées par explosion. Le service est suspendu.
C’est, à Grandglise, des croisements et des excentriques détruits de manière semblable.
A Ellezelles la locomotive 4028, fortement endommagée, ne peut poursuivre. La remorque du train doit être assurée par une autre machine venue de Braine-le-Comte.
A Masnuy-Saint-Pierre, des rails sont brisés. La circulation est interrompue pendant près de cinq heures.
La voie est également sabotée entre Ecaussinnes-Carrières et Henripont et, le même jour, entre Soignies et Soignies-Carrières. Les trains ne passent plus.
Entre Vellereille-le-Sec et Harmignies, vingt-quatre wagons sont lancés à la dérive, vers Harmignies, et déraillent suite à la destruction de la liaison 19. La circulation est arrêtée pendant six jours.
A Seneffe, des appareils de voie sont démantibulés à la suite d’une explosion. Un train de troupes est détourné de Feluy, via Baulers - Luttre. Un train spécial est supprimé. Le « planning » allemand, une fois de plus, est chambardé.
A Assesse, on constate que le cornet et la batterie téléphonique du signal A 39 ont été enlevés. Un rail a été dynamité.
Le passage inférieur de Saint-Jean-Geest, sur la Gette, saute.
A Maret, près d’Orp-le-Grand, un rail a été enlevé. Un train sort de la voie.
A Athus, une cabine est incendiée.
Dans le tunnel de Beauraing - Pondrôme, un train quitte les rails : remettre quarante wagons sur la voie n’est pas une mince affaire dans un semblable boyau !
A Haversin-Aye, un déraillement se produit sur un rail tordu par explosion.
A Autelbas-Messancy, tous les circuits téléphoniques sont coupés.
A Ramillies, les fils des signaux, avertisseurs et excentriques commandés par la cabine I sont sectionnés à leur tour.
A Warnant, des wagons lancés à la dérive de Denée-Maredsous créent un beau tamponnement.
A Renory, la voie est dynamitée.
A Meix-devont-Virton, des pièces d’outillages sont volées ou détruites.
A la remise de Bertrix, une citerne vole en éclats.
A Dinant, la pompe à eau est sabotée.
A La Hage, des poulies de signalisation disparaissent mystérieusement.
A Florenville, quatre-vingt-sept boyaux sont sectionnés. On ne connaîtra jamais le ou les responsables de cet exploit, ni de beaucoup d’autres. Faut-il mettre les cheminots en cause ? Les Allemands n’imaginent pas que ceux-ci puissent être dans le coup. Tout le mal vient des partisans, des résistants, des agents anglais ayant été parachutés en Belgique occupée !
En fait, tout le monde s’y met. Les cheminots donnent le gros coup. Ils sont sur la brèche. Ils sont en première ligne. Ils ont la possibilité d’agir et ne s’en privent pas. Ils sabotent leur propre travail. Ils détruisent leur œuvre, comme les marins de Toulon qui se sont sabordés afin de soustraire leurs bâtiments à l’ennemi.
Les cheminots s’y entendent pour contrarier les desseins de l’occupant.
Un croisement de lignes est mis à mal.
Un passage inférieur ou supérieur est endommagé.
Un pont est déboulonné.
Un aqueduc saute.
Un tunnel est obstrué par une avalanche imprévisible.
Un perré s’effondre.
Une aiguille refuse d’obéir à la commande et reste bloquée.
Un remblai se met à glisser. A cause de la pluie sans doute ? Le sol était-il réellement stabilisé ? Les rapports établis trouvent toujours une explication plausible.
Un bloc de rocher se détache d’une falaise mosane et vient écrabouiller les voies.
Des sacs entiers de correspondances destinés par les soldats allemands à leurs familles disparaissent sans qu’on sache comment. Ils vont être inquiets les parents et les cousins – germains évidemment – d’outre-Rhin ?
Une machine s’emballe et entame une course folle, digne d’une scène de « western ».
Un « direct » est transformé en tortillard : pourquoi tant de signaux demeurent-ils si longtemps fermés ?
Un train est obligé de stopper : une bielle s’est liquéfiée. L’entretien est défectueux en ces temps de vaches maigres !
Un signal demeure bloqué, obstinément, parce qu’un fil a été déconnecté.
Un embouteillage se produit, on ne sait au juste pour quelle raison. Il a été bel et bien préparé et provoqué.
Un attelage se rompt. Qui faut-il mettre en cause ?
Un wagon a été accroché à un « mauvais » train.
Un autre wagon déraille. Il faut faire appel à la grue de relevage mais celle-ci n’est pas disponible immédiatement. Il y a tant à faire !
On demande une machine de relais. Il n’y en n’a pas.
Un frein lâche, suite à une rupture de valve.

Une locomotive laisse fuir sa vapeur brûlante, parce que la « clarinette » a été débloquée à dessein.
Une autre machine s’obstine dans son refus de démarrer. Le charbon dont on dispose est une « saloperie ». Quand donc aura-t-on du « Cardiff » ?
Une série de caisses prend une destination imprévue... on a changé les étiquettes. Ce n’est qu’avec une ou plusieurs semaines de retard qu’elles arriveront à bon port... ou ailleurs. Au lieu d’obus, les Allemands – qui attendaient des munitions – découvrent des livres, ou des produits pharmaceutiques, ou des boîtes de conserve, ou des fûts de choucroute.
Le plancher d’un wagon a été fracturé à la pince. Tout au long de sa route, le wagon se délestera peu à peu de son chargement.
Une partie du ballast a été « soufflée ».
Un tunnel est soigneusement ramoné au moyen du jet dont on mouille le charbon. Le train transporte des troupes...
Un chauffeur, messager d’un service de renseignements, fixe ses « papiers » sur les bogies de son train, au moyen d’un bout de ficelle.
Tant et tant de grandes et de petites actions sont réalisées de sang-froid, dans l’ombre, dans le silence, avec célérité, par des mains expertes, sûres, habiles.
Bien sûr, de temps en temps, un suspect (et – parfois – un coupable) est arrêté, soumis à la question, rarement relâché. Le plus souvent, il disparaît à jamais. Il tombe dans une oubliette. Il est incarcéré à Saint-Gilles. Il est détenu à Breendonk. Il est emmené dans quelque camp de concentration. Où il est battu avant d’être abattu. Combien de cheminots ont payé, de leur vie, leur opposition militante à l’Allemand ? Combien d’autres conserveront, dans leur chair, les stigmates de la cruauté vengeresse de l’ennemi ? Combien auront leur santé à jamais altérée par les mauvais traitements et les constantes privations ?
(A suivre.)
Source : Le Rail, juillet 1969