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Quand les rails luisaient de peur (VIII)

Joseph Delmelle. Illustrations de Guy Bosquet.

vendredi 31 janvier 2025, par Rixke

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La guerre terminée, on dressera le bilan des innombrables sabotages réalisés par les cheminots et leurs frères anonymes de la Résistance. On ne parlera, bien entendu, que des sabotages majeurs. Pourrait-on recenser avec exactitude toutes les actions mineures, tous les petits coups d’épingle ou toutes les petites avaries sciemment provoquées ? On établira la liste des ouvrages d’art détruits ou endommagés par acte de sabotage. Un rapport, donné par l’Administration des Chemins de fer, dira que les destructions opérées sur le réseau ont atteint un chiffre vraiment impressionnant : 3.193 destructions pour la période s’étendant de 1940 à 1944. « Pour les mois de juin, juillet et août 1944, lira-t-on, la moyenne quotidienne des sabotages effectués se monte à dix-sept. Durant la période antérieure, cette moyenne s’établit aux alentours de quatre destructions par journée... » Ah, la précise beauté des statistiques, la froide éloquence des chiffres ! Prenant connaissance de ces résultats, le lecteur pensera-t-il alors à ce qu’ils représentent de dangers encourus, de palpitations, de tensions nerveuses, de témérités aveugles et d’audaces réfléchies, d’appréhensions, d’angoisses, de cogitations, d’esprit inventif, d’efforts, de souffrances ? Tout cela, il fallait l’accepter, il faut l’accepter pour que la paix revienne, pour que la liberté soit rétablie. Il fallait et il faut faire la guerre à la guerre, jour après jour, longtemps et patiemment, obstinément et vigoureusement.

On ne peut, on ne pourra rendre à chacun la part qui lui revient.

Un rapport, constatant cette impossibilité, écrira : « Quoi qu’il en soit, la Belgique était devenue, depuis le début de juin 1944, une région considérée comme infranchissable, au point qu’une division blindée allemande stationnée en Zélande, appelée fin juin à la rescousse en Normandie, dut effectuer un déplacement par la vallée du Rhin d’une durée de trois semaines... » Oui, trois semaines au lieu de trois jours !

On ne peut, on ne pourra rendre à chacun la part qui lui revient. Combien des 3.193 destructions auront été provoquées par les cheminots d’un côté, par les autres résistants enfin ? Dans l’histoire du rail belge s’attardera-t-on à développer ce chapitre parsemé d’explosions sourdes, couronné de vapeur fuyante ? On ne rappellera que certains faits et, là aussi, on aura recours aux chiffres : près de cinq cents bâtiments – dont plus de la moitié complètement détruits – mis hors d’usage par suite des bombardements et des actes de sabotage, quatre cent dix-sept voitures métalliques démolies, cent soixante-cinq cabines mécaniques et trente-huit électriques détruites ou sérieusement endommagées... On consacrera une ligne ou deux pour rendre, aux hommes du rail, un hommage obligé. Cette sécheresse est commune aux historiens qui ne pensent pas assez que les événements sont toujours l’œuvre des hommes. Les historiens aiment les dates et les nombres : telle bataille a eu lieu en telle année et a fait tant de morts... après quoi tel traité a été signé, faisant passer telle place-forte ou telle province d’un camp à l’autre... Les historiens ne pensent guère aux hommes, à leur désarroi face à la fatalité, à leur quotidien courage, à leurs peines, à leurs blessures cuisantes, à leur sang répandu dans l’herbe printanière et sur la terre d’automne, aux pleurs des mères, au déchirement des épouses, aux larmes des enfants désemparés...

On ne connaîtra jamais les noms de tous ceux qui ont exposé leur vie ou qui l’ont sacrifiée pour que cesse l’oppression. Je ne connaîtrai jamais l’identité de W. G. J’ignorerai toujours les noms de ceux qui m’ont sauvé lorsque, dans le train, certain officier allemand était à mes trousses. Je ne saurai jamais quels sont les hommes qui ont fait sauter le pont-rails entre Manage et Godarville, ou le viaduc du Horloz, ou l’aqueduc de Mignault, ou le tunnel entre Nismes et Olloy, ou le perré de la Brousse, ou la jonction Tamines - Gembloux. Les cheminots forment une grande famille. L’action d’un ou de plusieurs d’entre eux est, en définitive, celle de tous.

Les cheminots ! Ils ont été, ils sont admirables. Ils le seront jusqu’à la fin des hostilités... pour le redevenir dans la paix retrouvée, d’une façon moins exceptionnelle, plus quotidienne, mais non moins ferme, non moins constante. Je pense au machiniste et au chef du train S.S. dynamité à Ascq, le dimanche des Rameaux, en 1944. Une lueur aveuglante, une explosion déchirant l’obscur silence : un train venant de Belgique vient de dérailler, la voie ayant été dynamitée quelques instants plus tôt par les résistants français. Le convoi transporte des soldats en uniforme noir. Ils reviennent de Russie. Ils sont ivres pour la plupart. Le train à peine sorti des voies, les soldats se répandent dans le village. Paysans, hommes et jeunes gens, sont arrachés à leur sommeil et conduits en bordure de la voie ferrée. Une mitrailleuse entre en action... Deux hommes, deux Tournaisiens, le machiniste et le chef du train, passent là les heures les plus atroces de leur existence... Je pense aussi à l’ultime convoi du 3 septembre 1944 véhiculant seize cents détenus extraits par les nazis de la prison de Saint-Gilles afin d’être transférés dans les camps allemands de la mort. Là aussi, des cheminots ont fait preuve d’un courage fantastique, déjouant la manœuvre de l’ennemi au péril de leur vie. En dépit de la surveillance de la troupe de S.S. qui convoyait le train, ils ont réussi à gagner les quelques heures nécessaires à la libération des seize cents malheureux. L’épisode du train fantôme mériterait d’entrer définitivement dans le légendaire ferroviaire !

Les cheminots ont été de précieux artisans de la victoire. A contrecœur, ils ont saboté le matériel. Rageurs, ils ont détruit machines, croisements, ponts, viaducs. Ils se sont opposés, de toute la force de leurs moyens, à la vermine vert-de-gris. Si c’était à refaire, ils n’hésiteraient pas. Ils seraient à nouveau à la pointe du combat, comme toujours...


Source : Le Rail, août 1969