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Quand les rails luisaient de peur (VIII)
Joseph Delmelle. Illustrations de Guy Bosquet.
vendredi 31 janvier 2025, par
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X
Je remets le passé au présent.
Le temps passe. Je continue mon travail : renseignements, sabotages... Il n’est pas question de raconter mes exploits successifs. La plupart d’entre eux se ressemblent d’ailleurs. J’ai la chance de me soustraire aux mailles du filet du contre-espionnage allemand et des services de sécurité. Dix fois, vingt fois, je suis sur le point d’être arrêté. Mais, toujours, la chance est mon alliée. La chance, c’est sauter d’un train ou d’un tramway – en marche sans se briser les reins, c’est traverser un cours d’eau à la nage, c’est... Mais la chance multiplie ses formes à loisir. Il ne faut pas croire en elle pour bénéficier de son appui. Il ne faut pas compter sur elle car elle se dérobe et trahit ceux qui s’imaginent pouvoir la maîtriser. Il n’y a qu’un moyen pour s’assurer de son aide : agir en l’ignorant, comme si elle n’était pas une réalité, comme si l’on était seul du monde, avec l’obstination réfléchie de celui qui veut réussir...
Le temps passe : les jours, les semaines, les mois... Il a quatre ans que la guerre a éclaté, un matin de mai. Il y a quatre ans que je mène la vie dangereuse du saboteur, que je change d’identité, de domicile et, aussi, d’apparence, d’accoutrement, de déguisement. Il m’est arrivé de me faire passer pour un amblyope : canne blanche et lunettes noires... ou pour un pauvre honteux : vieux habits, propres mais usés jusqu’à la corde.
Le temps passe. La situation évolue. L’offensive aérienne des Alliés prend une ampleur sans cesse croissante. Trois tonnes et demie de bombes sont lâchées, toutes les minutes, au-dessus de l’Allemagne et des pays occupés. Des formations de plusieurs centaines de bombardiers, escortées par des nuées de chasseurs, survolent, tant de jour que de nuit, le Reich suzerain et ses vassaux obligés. Elles prennent, pour cibles, les centres ferroviaires, les nœuds de communications, les usines d’armements, les rassemblements de troupes. Le sabotage de harcèlement s’intensifie. L’heure H, attendue depuis si longtemps, ne va-t-elle pas sonner bientôt ?
Depuis tout un temps, hélas ! je n’ai plus de nouvelles de la chère petite « Tchantchet ». Une certaine Marie-Louise assure à présent le relais : c’est une grande femme osseuse, au nez en bec d’aigle, aux yeux de crapaud, à la crinière de lion ! Qu’est devenue Sylvie ? Je suis inquiet. J’éprouve une sorte de complexe : celui de l’abandon, celui de me sentir seul, très seul, au milieu d’un monde étranger et hostile. Quelque chose me fait mal, parfois, dans la poitrine, lorsque je songe à ma compagne envolée. Je n’ai aucun renseignement à son sujet. A-t-elle été prise dans un coup de filet ? Les Allemands effectuent actuellement de très nombreuses rafles, perquisitions, arrestations. Certaines indiscrétions leur ont donné des noms et des adresses... Sylvie occupait-elle une si grande place dans mon cœur ? Je n’ose répondre à cette question, de peur de devoir y répondre par l’affirmative. Je fais la guerre à la guerre. Il m’est interdit de penser à autre chose qu’à cette guerre maudite qui a accumulé, qui continue à accumuler tant de misères, de souffrances, de drames, de deuils, de ruines, de mutilations, de séparations, de persécutions. Je fais la guerre. Je dois payer de ma personne mon droit à la liberté, mon droit à la vie, le droit des autres à la liberté et à la vie.
Le temps passe. La guerre se poursuit. Après la relative somnolence des mois précédents, il apparaît qu’un mystérieux chef d’orchestre vient de lever sa baguette et de déclencher l’animation, l’agitation, le remue-ménage, le grabuge. Les attaques contre les voies ferrées se multiplient. La grande ligne axiale de Bruxelles à Cologne vient de sauter près de Louvain. Les autres communications et les télécommunications sont visées, elles aussi. La radio de Londres fait entendre des appels qui laissent prévoir que l’événement tant attendu va se produire bientôt. « II n’y a plus de moyen terme, a fait remarquer le speaker ; il n’y a plus de place pour le compromis et l’habileté. Il n’y a désormais plus de place pour l’abstention : il y a le devoir d’une part, la désertion de l’autre... » Très bien ! Mais, à ceux qui luttent en pays occupé, dans la plus dangereuse des clandestinités, les armes font souvent défaut, les explosifs sont trop rationnés. L’aviation alliée n’effectue que de trop rares parachutages. Le maigre stock que la Résistance est parvenue à se créer suffira-t-il à l’accomplissement de la mission attribuée à celle-ci : attaquer l’ennemi dans le dos, créer l’effet de surprise escompté en attaquant les parties les plus vulnérables de son dispositif, détruire ou sauvegarder les ouvrages d’art et les voies de communication suivant les circonstances... car, à présent que l’heure « H » est en vue, on demande aux résistants de nuancer leur action à la mesure des faits !

Le temps passe. Je me rends à R pour y porter des documents trop utiles, à mon avis, pour ne pas être exploités. La police allemande effectue d’innombrables contrôles sur les routes. Je parviens à les éviter. Je suis à peine arrivé à R que les sirènes se mettent à mugir. Des schrapnells commencent bientôt à pleuvoir autour de moi. Quatre avions tournent dans le ciel. Ils multiplient les pirouettes et les vrilles. La défense allemande tire. Les obus éclatent dans les hauteurs, déployant de brefs panaches. Les quatre Thunderbolts ne paraissent pas s’en soucier. Un avion, brusquement, se détache des autres, descend, rase les toits, passe en flèche, lâche une bombe au moment précis où il me survole. C’est bien calculé. Les chiens vont se taire. Je me colle au sol. Une explosion formidable ébranle l’air. Mes oreilles bourdonnent. Un autre projectile est lâché. Des décombres, projetés par la déflagration, se plantent dans la terre. D’autres rebondissent sur les pavés. Apparemment, cette fois, c’est la gare qui a été touchée. Les canons se sont tus. Des coups de feu éclatent. Un homme passe en courant. Un train de troupes a été touché. Les survivants, sortis des wagons, tirent par rafales sur tout ce qui bouge... Plus tard, je puis constater l’ampleur des dégâts occasionnés par les avions. Trois pièces de D.C.A. ont été éliminées. Le train a été touché en plein milieu. Il ne forme plus qu’un amas de ferrailles tordues. Le moment de délire meurtrier passé, les Allemands s’affairent autour du train. On charge des corps sur les civières. Devant la gare, des civils sont rassemblés. Passant près du groupe, j’entends une personne maudire les « bandits » ailés – et alliés – qui viennent de semer la pagaille et tuer tant d’« innocents »... Les lois de la guerre sont impitoyables... Je ne m’attarde pas. J’accomplis ma mission au plus tôt. Mes documents sont qualifiés de « formidables » par leur réceptionnaire, le colonel V. de l’Armée Secrète.
Le temps passe. Avril 1944 : la radio de Londres diffuse, à intervalles rapprochés, les dernières consignes du commandement suprême interallié : les bombardements des nœuds ferroviaires vont être intensifiés, les personnes demeurant autour de ces objectifs sont invitées à quitter le voisinage des objectifs en question... Bientôt, à partir du jeudi 20 avril, les bombardements se succèdent effectivement à peu d’intervalle... Les pilotes alliés rendent visite à Bruxelles Petite-Ile, à Schaerbeek, à Monceau-Charleroi, à Ronet, à Haine-Saint-Pierre, à Baulers – où ils ratent leur cible ! – à Mons, à Liège, à Louvain, à Tournai, à Hasselt, à Aarschot, à Gand, à Malines, à Courtrai, à Limal-Ottignies... Il y a malheureusement pas mal de victimes parmi la population civile. Des dégâts importants sont causés aux immeubles des environs. Le trafic est complètement perturbé. Les transports allemands sont gravement désorganisés. Les Belges laissent l’ennemi se débrouiller mais aident leurs compatriotes sinistrés. Des équipes de jeunes gens, des boy-scouts, s’emploient à sauver ce qui peut l’être, à réparer les maisons n’ayant pas été trop gravement touchées.
(A suivre.)
Source : Le Rail, août 1969