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Quand les rails luisaient de peur (IX)
Joseph Delmelle. Illustrations de Guy Bosquet.
vendredi 7 février 2025, par
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Mai : la radio de Londres assure, à ses auditeurs, que le temps est proche... Les bombardements se poursuivent, intensifs. Chaque nuit, chaque jour, les avions vrombissent dans le ciel. L’attente est à la fois fiévreuse et inquiète. Nul ne sait au juste ce qui va se passer. On espère, tout en craignant le pire ! Les signaux émis par la B.B.C. ne manquent pas d’intriguer. Que signifient donc toutes ces phrases lapidaires : « Le canari ne chantera pas ce soir », « Les poires sont mûres », « Sabine vient d’avoir la rougeole », « Andromaque peut se curer les dents », « L’ombre s’étend sur le lac », « La guerre de Troie n’aura pas lieu », « Le canapé est au milieu du salon », « La rainette chante faux », « Le train sifflera trois fois », « Le soleil se lèvera encore », « La girafe ne porte pas de faux col » ?...
Juin : cette fois, le moment décisif a sonné. Les alliés viennent d’opérer un débarquement massif sur la côte de Normandie. Le courant électrique fait souvent défaut. On sort les vieux postes à galène. Le trafic ferroviaire est complètement perturbé. Les cheminots sont sur la brèche. Je l’ai déjà dit : la Belgique est alors considérée, par les Allemands, comme une zone quasiment infranchissable. Une division blindée stationnée en Zélande doit effectuer le voyage en direction du « point chaud » de Normandie via la vallée du Rhin. Ce long détour privera les défenseurs allemands de la côte de l’Atlantique du précieux appui de quelques dizaines de tanks... qui auraient peut-être pu sauver la situation !
La percée alliée est difficile, pénible même. Pendant ce temps, au-dessus de la Belgique toujours occupée, les avions américains et britanniques continuent leurs raids. Le rail est l’objectif le plus souvent visé.
Le temps passe . Juillet, août, septembre ! Les alliés approchent. Ceux qui, pendant les hostilités, ont collaboré avec les Allemands sont pris de panique. Dans telle petite ville, ils s’emparent du camion aux immondices et prennent le large. Il y a, aux dires des occupants, des « terroristes » partout. Partout, de fait, les Allemands sont arrêtés, attaqués par des groupes de résistants armés. Un partisan est tué au passage à niveau de N. Un autre, au mépris de sa vie, enlève in extremis les mèches destinées à faire sauter la gare de V. A la régie des Télégraphes et Téléphones de S, quatre grosses grenades détruisent complètement le tableau et le répartiteur. Un peu partout, la Résistance donne un fameux coup de pouce aux soldats de la libération. Les Allemands sont pris entre deux feux. Ils tombent dans des embuscades. Ils sont empêchés de détruire nombre de ponts...
Le 4 septembre, je suis à T. On annonce l’approche des alliés. Je m’empresse de me rendre au pont qui, à T, enjambe la rivière. C’est un pont double : rail et route. Sa destruction par les Allemands obligerait les alliés à faire du sur-place pendant un laps de temps plus ou moins long.
Lorsque j’arrive au pont de T, je constate que deux de mes camarades sont déjà sur place, côté sud. Ils sont armés : un fusil chacun et quelques grenades. De mon côté, j’ai mon pistolet, une belle provision de cartouches ainsi que quelques grenades. Sur la rive nord, cinq Allemands se préparent, apparemment, à dynamiter le pont. Je recommande à mes deux camarades de ne pas se faire voir et d’attendre que les Allemands entament la réalisation de leur projet. Nous ne pouvons nous permettre de gaspiller nos munitions. Deux des Allemands, transportant des cartouches de dynamite, s’approchent du pont. Un troisième déroule les mèches. Un de mes compagnons se relève quelque peu et tire, un peu prématurément, un peu à l’aveugle. Les Allemands sont surpris. Ils réagissent immédiatement. J’entends un râle. Le camarade qui a tiré s’est effondré, touché d’une balle à la joue droite, à trois centimètres en dessous de l’œil. Le sang sort du trou, à flot, comme une fontaine. Il n’y a plus rien à faire. J’empoigne le fusil, m’élance dans un champ de choux voisin. Mon autre compagnon est demeuré sur place, le doigt sur la détente, immobile. Il a compris que, pour le moment, il n’y avait rien d’autre à faire que d’attendre que les Allemands se découvrent. Ils ignorent que nous ne sommes plus que deux... Bientôt, j’aperçois, caché derrière une cabine électrique, un autre compagnon : un de mes deux cheminots de la gare. Sans me relever, j’essaie de lui faire comprendre, en criant, qu’il doit se porter, si possible, de l’autre côté du champ, vers la droite. Fort heureusement, il a saisi ! Lorsqu’il sera en place, nous ouvrirons le feu... Les Allemands demeurent sur place, sans bouger. Ils lancent une grenade en direction du pont, puis une autre. Elles ne font guère de dégâts. Estimant toutefois qu’ils en ont fait suffisamment, les Allemands décrochent un à un. Je parviens à en atteindre un. Le pont est sauf... Nous demeurons sur place, mes compagnons et moi. Les Allemands ne reviendront plus. Trois heures plus tard, un char anglais atteint l’entrée du pont. Nous pouvons nous relever. Fini le temps de l’esclavage !
Sur les routes, là-bas, les Allemands refluent en direction de leur pays. Vieux « paletots » et jeunes soldats s’en vont, à pied, à vélo, sur de minables charrettes, sur de gros camions ahanant, sur les routes de la défaite. Les trains refusent de les aider à fuir plus vite. Les cheminots veillent à les dérouter, à les obliger à stopper. La guerre s’éloigne de nos foyers. L’armée allemande est en totale déroute...
La guerre, cependant, n’est pas finie. Il y aura encore les V1 et les V2 : grands dégâts matériels, nombreuses vitres brisées, toitures soufflées... L’un de ces redoutables engins tombe à l’entrée d’un tunnel, à Bruxelles, sur la liaison – en tranchée et en souterrain – de Schaerbeek au Quartier-Léopold.
Il y aura aussi l’offensive désespérée de décembre, à travers l’Ardenne hivernale. Pendant plusieurs jours, la situation ne manquera pas d’être fort inquiétante. Les Allemands, qui se sont ressaisis, font preuve d’une vigueur offensive remarquable.
Paix aux hommes de bonne volonté ! La Noël, pourtant, se passera dans une angoissante expectative. Quelques jours plus tard, les Allemands seront obligés de replier bagages...
Alors déjà, le réseau ayant été tant bien que mal restauré en grande partie, les trains rouleront à nouveau. Unis dans la même agissante volonté de remettre les trains à l’heure, les cheminots feront des miracles. On entendra partout, dans les gares, dans les ateliers, dans les dépôts, la clameur vibrante et déjà triomphante du travail vigoureux des chemins de fer, la mêlée ardente des machines, les chocs en cascade des wagons qu’on accroche, le glissement cliquetant des roues sur les rails...
XI
Une grande tristesse : Sylvie est morte... et je l’aimais, malgré elle, malgré moi. L’amour est un sentiment qu’il ne faut jamais chercher à justifier. C’est une graine volant au vent et qui, tombée dans le cœur, germe, lance ses racines comme le pêcheur lance son filet, d’un coup, les insère profondément dans le cœur, enveloppe et emprisonne celui-ci, pour son bonheur, pour son malheur. J’aimais Sylvie... Arrêtée alors qu’elle sortait de chez elle, elle a été incarcérée à Charleroi pendant vingt jours, a été soumise à la torture – mais n’a rien dit, contrairement à beaucoup d’autres qui ont été vaincus par la douleur et la lassitude ! – et, santé délabrée par les mauvais traitements et la privation de nourriture, est morte dans un camp de concentration, celui de Brandenburg, le 14 août 1944, alors que les troupes de la libération progressaient. Elle a magnifiquement travaillé pour que cette libération soit possible. Elle n’a pas assisté à cette aube radieuse tant attendue, tant espérée. Sylvie est morte. Je pense à ce petit bout de femme. J’ai des larmes dans les yeux. Mon cœur est déchiré...
Une grande tristesse qui assombrit une grande joie : la guerre est finie, la paix est revenue... et je suis entré aux chemins de fer, dans les ateliers. Je devais bien cette compensation au rail, moi qui, durant quatre longues années, ai travaillé contre lui ou, plus exactement, contre les Allemands qui se servaient de lui pour maintenir le pays sous leur domination rigoureuse, sous le poids sévère de leurs grosses bottes et de leurs souliers ferrés...
La paix est revenue mais, durant les hostilités, le réseau a beaucoup souffert. Il a été saboté, saccagé, démantibulé. Des ponts ont été détruits. Des gares ont été bombardées. Des rails, dynamités, se sont tordus comme de vulgaires fils de fer. Des locomotives ont été transformées en passoires. Tout le système a été chambardé, afin que l’ennemi ne puisse compter sur lui, l’utiliser pour atteindre ses fins de domination...
La paix est revenue. Il faut à présent remettre de l’ordre dans la maison. Il faut réparer, restaurer, replâtrer, reconstruire, renouveler tout en tenant compte des progrès ayant été réalisés, depuis un lustre, dans toutes les techniques.
Depuis 1926, année où l’Etat a cédé à la Société nationale des Chemins de Fer belges le droit d’exploiter son réseau pour un terme de soixante-quinze ans, bien des améliorations avaient été accomplies. Ce travail-là est à reprendre, à poursuivre, à développer.
Source : Le Rail, septembre 1969