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Les tunnels
P. Pastiels.
samedi 26 avril 2025, par
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TUNNEL... que de souvenirs d’enfance, que de pincées d’angoisse évoquent ton nom ! Calés sur la dure banquette d’un compartiment de troisième classe, accoutumés à la cadence du rail qui nous entraîne dans une demi-somnolence, nous laissons notre regard, au-delà de la vitre poussiéreuse, se perdre dans le paysage évanescent, entrecoupé d’ombres fugitives et de sourires fugaces. Tout à coup, le convoi, après un sifflement déchirant, plonge résolument dans les ténèbres opaques d’un tunnel. Dans cette atmosphère oppressante, nous nous surprenons à retenir notre respiration ; seule, la claudication précipitée du train nous rassure quelque peu : nous roulons toujours ! Les secondes s’égrènent longuement, la lumière vacillante éclaire faiblement les visages adultes pourtant paisibles, celui du monsieur qui s’est rapproché de son journal pour mieux poursuivre la lecture, celui de la vieille dame droite et sèche, imperturbable, derrière la voilette noire... Puis, la lumière attendue surgit de nouveau, violente, encensée des dernières volutes de fumée. Eblouis, nos yeux clignent ; nous réprimons mal un petit soupir de soulagement...

En Belgique, à chaque détour d’une ligne de chemin de fer, la nature – indécise ou capricieuse – nous réserve l’agréable surprise d’un relief varié et changeant. Après avoir traversé la douce Flandre, alors que nous nous enfonçons dans le pays, les contrariétés nombreuses du terrain se font sentir de plus en plus : la locomotive halète avec énergie, expectore vigoureusement sa vapeur déchaînée, souillée de charbon. Si inattendu que cela puisse sembler, les tunnels font déjà timidement leur apparition dans la région qu’on appelle les « Ardennes flamandes ». Sans doute ne sont-ils pas bien longs et doivent-ils leur existence au fait que, à l’époque, il était plus avantageux de percer un tunnel que de creuser une tranchée, ce qui aurait nécessité un enlèvement trop important de terres ! « Un petit train, tout humide encore de la rosée de la nuit, vous attend dans la gare d’Audenaerde. Qui, mieux que lui, le petit train, vous conduirait au pays des collines ? Le chemin, il l’a couru cent et cent fois, par neiges et vents, sous les pires soleils et les pires averses. Il sait, parce qu’il est devenu leur ami, le nom de chaque mont, le secret de chaque ru. Il va, le petit train, tout souriant, tout guilleret, et vous n’êtes pas loin de penser, à compter ses mille caracoles, qu’il fait l’école buissonnière. Il a laissé derrière lui le charmant Etikhove, puis le tunnel de Louise-Marie (422 m), repaire de Goering en 1942, et voici que Renaix se découvre, long éventail de toits rouges où l’ardoise, çà et là, distribue sa chantante grisaille. Vous entrez chez la Reine des Ardennes flamandes... » (R. Gillard). Notons qu’un affaissement de terrain, à l’approche de ce tunnel, obstrua dernièrement le tronçon de ligne Etikhove - Renaix, qui dut être mis hors service pendant quelque temps.

Les déblais et les remblais se succèdent, les contorsions agiles de la voie suivent au plus près les rondeurs et les replis du paysage. Parfois, hélas ! un obstacle granitique hérissé de pins ou de chênes surgit, insurmontable, devant nous. Rien ne peut entraver la conquête du rail sur la nature, le travail des hommes s’adapte à toute chose : la sueur de leurs efforts acharnés vient à bout des barrières les plus coriaces. Le flanc aride de la colline ou du massif inopportun est bientôt percé, le train s’engouffre avec fracas dans la gueule sombre du tunnel qui le happe aussitôt. Ainsi, le percement de nombreux tunnels a ralenti la progression du rail : les travaux d’achèvement des lignes 128 (Yvoir - Ciney) et 163 (Bertrix - Muno) ont duré longtemps, ceux-ci ont demandé l’apport d’une main-d’œuvre importante, souvent étrangère (quantité de familles italiennes se sont installées dans ces régions au début de ce siècle). A Herbeumont, une petite usine provisoire de ciment a pris pied devant l’entrée du tunnel, un Decauville emporte les terres et les roches retirées...

Avant celui de Godarville (559 m, 1843), le tunnel de Braine-le-Comte (544 m) est le plus ancien de Belgique : il fut inauguré le 31 octobre 1841 en même temps que le tronçon Tubize - Soignies de la ligne 96 (Mons sera atteint le 19 décembre de la même année). Sa construction nécessita l’extraction de plus de 2.400 m³ d’argile, l’apport de 8.000 m³ de briques. Le second pertuis n’a jamais été achevé, le terrain étant trop mauvais. Sa mise hors service remonte au 5 avril 1957 ; c’est une suite de l’électrification de la ligne Bruxelles - Mons.

Le tunnel de Huy Nord, sis entre Statte et Huy, ne fut pas de construction facile. Dès le début, en 1847, de nombreux éboulements entravèrent les travaux ; ceux-ci durèrent plus de deux ans. A cette époque, la gare de Huy-ville était une gare de rebroussement (démolie en 1887) : l’établissement d’une liaison directe entre les deux tronçons de la ligne Namur - Liège s’imposa rapidement. Les travaux commencèrent en 1884, une démolition partielle du tunnel (alors long de 338 m) devant être effectuée. De nouveaux mouvements de terrain se produisirent encore à cette occasion ; le trafic fut complètement interrompu du 9-12-1886 au 22-1-1887. De nombreuses défectuosités s’observèrent dans la voûte, dans les piédroits, ainsi que d’importantes déformations dans la maçonnerie. La Compagnie du Nord-Belge, en 1904, décida la reconstruction du tunnel ; finalement, il fut renforcé, les talus adjacents furent aplanis et la ligne fut mise à voie unique à cet endroit. Les travaux d’électrification sont en cours, et le tunnel sera bientôt désaffecté au profit d’un autre, mieux implanté. Grâce au rayon de courbure plus grand du tracé, le ralentissement sera supprimé et les trains internationaux pourront circuler enfin avec leur vitesse habituelle (voir l’article de M. Dehaen dans Le Rail de février 1968).

Suivant les aléas du relief et l’imagination de l’architecte, les tunnels présentent des visages multiples. Chacun a son cachet qui lui est bien personnel. Tantôt, c’est un simple trou béant creusé à même le roc, sans garniture moyenâgeuse ou gothique ; tantôt, c’est une ouverture majestueuse cernée par un échafaudage de pierre, souvent massif et lourd, qui porte atteinte au paysage. Tantôt, il nous rappelle une porte de ville, sombre et crénelée ; tantôt, il supporte aisément une kyrielle d’immeubles, de maisons, dans les grandes agglomérations.

Au siècle dernier, alors que les tumultes de la fièvre ferroviaire atteignaient les plus hauts sommets, le savant français François Arago prétendait que les tunnels allaient multiplier les catarrhes et les fluxions de poitrine. On rit aujourd’hui de cette crainte. Pourtant, maints machinistes et gardes ont encore le souvenir enfumé de leur passage prolongé dans les entrailles humides des tunnels où, parfois, ils se demandaient s’ils ne risquaient pas l’asphyxie.

Sombres yeux au regard torve, bouches obscures au relent méphitique, les tunnels ont été aussi des portes au charme désuet vers un court moment d’inconnu et de sensations inoubliables...

Source : Le Rail, juin 1970