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Les plans inclinés de Liège

P. Pastiels.

mercredi 26 janvier 2011, par rixke

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Tout agent de surveillance du Service E - qu’il soit de Bruxelles, d’Arlon d’Ostende ou de Liège - se doit de connaître le Règlement Général d’Exploitation (RGE pour les intimes !) dans son intégralité et, en particulier, l’intéressant fascicule 123.25 relatif à la circulation des trains sur les plans inclinés Ans-Liège Guillemins de la ligne 36 : « Bruxelles - Liège -Welkenraedt » ! Pourquoi les dispositions de la réglementation générale existante ont-elles dû être adaptées dans le cas présent ?

Pour le voyageur profane, empruntant le train entre Ans et Liège, tout semble se dérouler normalement. Malgré les quelque 30 ‰ de déclivité du tronçon, la descente s’effectue à vitesse constante grâce à l’usage judicieux du frein Westinghouse ou rhéostatique. Le voyageur remarquera seulement, s’il est quelque peu attentif, l’inflexion de la ligne d’horizon... De même pour la montée à 70 km/h : le voyageur ne constate de prime abord aucun effort particulier de la part du convoi : l’électricité donne des ailes au train qui paraît suspendu à la caténaire légère !

Mais il n’en n’a pas été toujours ainsi... !

Dès l’indépendance de la Belgique, il importe de sauvegarder la prospérité du port d’Anvers en créant une liaison maritime ou ferroviaire Escaut-Rhin. Le 24.8.1831, le ministre Teichman charge les ingénieurs Simons et De Ridder de l’étude, préalable à la construction, d’un chemin de fer reliant Anvers à la Meuse et au Rhin. Après maintes tribulations, la géographie politique du jeune pays ayant varié suite au Traité des XXIV articles, un projet, déposé le 10.2.1831, désigne Liège comme point de contact avec la Meuse. Le 19.6.1833, Charles Rogier présente un projet, sanctionné par la loi du 1.5.1834, « établissant un système de chemins de fer ayant pour point central Malines », et la création du réseau des chemins de fer de l’État s’amorce dès lors rapidement.

Le tronçon Louvain - Liège Guillemins de la ligne 36 est donc un des plus anciens du réseau : il appartient à la ligne de l’Est reliant Malines à la frontière prussienne. Les tronçons Malines - Louvain, Louvain - Tirlemont, Tirlemont - Ans sont ouverts respectivement à l’exploitation les 10.9.1837, 22.9.1837 et 2.4.1838. Il faut pourtant attendre jusqu’au 1.5.1842 pour voir l’achèvement du tronçon Ans - Liège Guillemins, long de 6 km... ! Comment vaincre le relief accidenté du terrain (figure n° 1) à l’aide des moyens techniques de l’époque ? En effet, les locomotives à vapeur ont un poids adhérent relativement faible et le mode archaïque de freinage n’offre guère de puissance : il s’avère impossible d’assurer, sur une telle rampe, une traction normale des trains par adhérence à la montée, ni une descente sans dispositifs de freinage supplémentaires.

L’ingénieur Henry Maus, inspecteur général des Ponts et Chaussées, est chargé de l’étude pratique du projet Simons et De Ridder. Ces derniers préconisent la solution suivante pour surmonter l’obstacle naturel : la dénivellation sera divisée en deux plans inclinés par une gare intermédiaire établie en palier (Liège Haut Pré) ; une machine fixe à vapeur « capable de remonter et de faire descendre un train de douze wagons en moins de sept minutes » sera installée sur ce palier. Henry Maus arrête son choix sur la traction par câble métallique sans fin sur chacun des plans inclinés. Ceux-ci sont identiques : dénivellation de 55 m, longueur de 1980 m, déclivité variant entre 8 ‰ et 30 ‰. Le palier médian, long de 280 m, comporte successivement un alignement droit de 32 m dans le prolongement du plan supérieur, 182 m de courbe de 350 m de rayon et 66 m dans l’alignement du plan inférieur : les deux plans forment ainsi entre eux un angle de 52 degrés. Les câbles sont ramenés à l’extérieur de la voie, en gare du Haut Pré, à la faveur de la courbe et menés vers une salle des machines, conçues et dessinées par John Cockerill. Il y a là deux puissantes machines à vapeur identiques, inspirées par celles qui propulsent les bateaux à aubes d’alors. La vitesse communiquée aux convois atteint 20 km/h. Ils sont entraînés à l’aide de wagons-traîneaux pourvus d’un dispositif d’accrochage qui se saisit du câble au passage. A la descente, le câble est très peu employé : les freins du convoi, augmentés de ceux du wagon-guide attelé en tête du train, suffisent à le retenir. Ces derniers freins puissants, dits « système Laignel », consistent en quatre patins de fonte ou de bois, s’abaissant sur le rail, entre les six roues du véhicule, et créant une résistance d’autant plus forte que le wagon est lourdement lesté.

Passage du tram sur les plans inclinés (Glain)

Le chef mécanicien, responsable de la délicate manœuvre d’accrochage, se tient sur le perron de la salle des machines.

98.006
Départ de Liège, avec allège

L’ordre de service n° 282 de 1867 nous renseigne quelque peu à propos des modalités d’exploitation des plans inclinés. A la montée, les trains de marchandises sont en général uniquement remorqués à l’aide du câble : ils sont composés au maximum de 10 wagons et sont toujours pourvus de 2 wagons-traîneaux lestés à l’arrière. La conduite du tram est confiée à un brigadier qui s’assure, au pied de chaque plan, que le câble est pris par au moins trois pinces, que tous les wagons sont bien accrochés, que les freins du convoi sont desserrés. Il donne le signal de départ au moyen d’un coup de cornet. Les câbles ne sont décrochés au sommet de chaque plan qu’en regard du poteau indicateur.

La machine fixe à vapeur

Arrivé au sommet du plan supérieur, le train doit être arrêté de manière à ne pas dépasser l’aiguillage de la voie d’évitement où attend la locomotive de remorque. Le machiniste est puni de révocation s’il se trouve déjà sur la voie principale avant l’arrêt du convoi ! Les trains de voyageurs sont déjà remorqués, à la montée des plans, à l’aide d’une ou deux locomotives. Lorsqu’ils sont remorqués par une locomotive, leur composition maximale est de 4 voitures et d’un wagon-traîneau lesté, placé en queue du tram. Si le train est allégé par une seconde locomotive placée en queue, la composition maximale du convoi est fixée alors à 15 voitures et à un wagon-traîneau de sûreté.

Le machiniste de tête est responsable de la conduite du train, celui de queue s’efforcera de ne pas donner de chocs au convoi, lors de la mise en marche et de l’arrêt aux signaux : il cessera de donner de la vapeur lors de la traversée de la station du Haut Pré ; arrivé à la « poulie d’Ans », il s’arrêtera et n’ira prendre l’aiguillage vers les voies descendantes que lorsque le train l’aura déjà dépassé.

La descente des trains sur les plans s’effectue indifféremment avec ou sans locomotives. La composition maximale des trains de voyageurs s’élève à 25 voitures et 5 wagons-traîneaux, celle des trains de marchandises s’élève à 30 wagons et de 7 wagons-traîneaux. Ces trains sont menés jusqu’à la poulie par leur propre machine ou poussés par une locomotive de manœuvre de la station d’Ans. A cet endroit, leur conduite est confiée au brigadier qui les accompagne. Les trains doivent aborder au pas le sommet de chaque plan et les descendre à une vitesse modérée de 25 à 30 km/h, soit chacun en 5 ou 6 minutes. Arrivés au bas du plan inférieur, à l’endroit où l’inclinaison diminue, les trains accompagnés d’une machine ralentissent de façon à ce que les traîneaux d’avant puissent se détacher et se garer d’eux-mêmes sur une voie d’évitement déterminée.

Tout train, quel qu’il soit, montant ou descendant les plans, est donc accompagné d’un brigadier et d’autant de guides qu’il y a de traîneaux réglementaires dans le tram. Ce brigadier se tient au traîneau de tête à la descente, sur celui de queue à la montée. Il veille à ce que les guides, debout à leurs freins pendant la marche, exécutent ponctuellement ses ordres ou ceux du machiniste à qui incombe la conduite du train. Il est pourvu d’un cornet, et, lorsqu’il a la responsabilité de la marche du train, il commande par des coups précipités d’en modérer la vitesse lorsque celle-ci lui paraît exagérée.

Sous aucun prétexte, deux trains, roulant dans le même sens, ne peuvent être engagés simultanément sur un même plan ! L’ingénieux système d’Henry Maus donne de bons et loyaux services jusqu’à sa suppression, en 1871 : aucune défaillance spectaculaire, aux conséquences catastrophiques que l’on imagine !, n’a été observée.

Grâce aux progrès rapides de la technologie ferroviaire, de nouvelles locomotives plus fortes, ayant un poids adhérent plus élevé, vont pouvoir enfin alléger les trains lors de la montée des plans inclinés et se substituer progressivement à la lourde et complexe machinerie du Haut Pré. Dès 1864, l’ingénieur en chef Belpaire, directeur du service de la traction et du matériel des Chemins de fer de l’Etat-belge, élabore avec l’ingénieur Stévart une locomotive-tender munie de freins à patin : la fameuse locomotive type 20-Etat est ainsi créée ; 54 exemplaires en seront livrés par divers constructeurs entre 1870 et 1874.

Ces « locomotives des plans », pesant 50,8 t, se caractérisent par leur foyer débordant à grande surface de grille, par leurs cylindres extérieurs, leur mécanisme de distribution « système Stévart », leurs quatre essieux à petites roues pleines de 1,05 m de diamètre.

Par la suite, divers types de machines prendront la relève. Citons ainsi, sans être exhaustif, les « cuisinières » type 23-Etat, les puissantes « Ten Coupler » ex-type T 16 allemand et ex-NB série 501 à 520. Dès 1939, le trafic marchandises sera détourné par la liaison Fexhe-Kinkempois.

La locomotive d’allège des trains de voyageurs est munie d’un crochet spécial [1]. Arrivé en haut de la rampe, à Montegnée, le machiniste de cette locomotive fait sauter le maillon d’accouplement en agissant sur un câble et avise ensuite le collègue de tête, par un coup de sifflet, de la réussite de l’opération. En cas de décrochage raté, les prescriptions complexes des consignes locales sont alors d’application !

L’électrification de la ligne 36, le 17.10.1954, annonce la fin de la traction vapeur sur les plans inclinés et de son folklore pittoresque. Les bruyants échappements de vapeur ne frappent plus, dès 1955, les oreilles des riverains. D’aucuns se souviendront encore du dialogue échangé par les machines : la première se plaignant de l’effort avec ses « Dji n’es pou pu ! Dji n’es pou pu ! (Je n’en peux plus !) », l’autre l’encourageant avec ses « Tchouc toudi, Tchouc toudi ! (Pousse toujours !) »

... On n’arrête pas le progrès !


Source : Le Rail, août 1980


[1F. BAEYENS, Rail & Traction 1955.