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On doit aux cheminots la mise en pratique de l’heure universelle

Chronos.

mercredi 21 décembre 2011, par rixke

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 Qu’est-ce que l’heure ?

Pour beaucoup de personnes, l’heure c’est le moment pénible du lever, c’est l’estomac qui réclame pitance, c’est une longue attente ou un instant fugitif de bonheur, c’est la tête qui tombe de sommeil... Pour la plupart, c’est la sonnerie de l’horloge ou le « top » que donne la radio.

Bien sûr, l’heure c’est tout cela, mais c’est autre chose aussi. L’heure a son histoire, et, dans cette histoire scientifique et sociale, les cheminots - on s’en doute un peu - ont eu leur mot à dire. Voulez-vous savoir lequel ? Prenez donc le temps de lire ce qui suit. Si vos occupations ne vous donnent pas toute facilité pour le faire, dites-vous bien que nos ancêtres, malgré leurs loisirs, prirent des siècles, eux, pour assimiler la notion savante du temps. Il en est du temps comme de certaines choses : il faut en prendre pour comprendre.

 Le temps et ses subdivisions

L’homme des cavernes avait, certes, autre chose à faire qu’à s’occuper de définition scientifique et de considérations sociales. Mais il se sentait vieillir, et de là lui vint une première notion du temps. Nous lui ressemblons toujours sur ce point.

Quand, peu à peu, il se rendit compte que, dans la nature, des périodes plus ou moins identiques se suivaient sur un certain rythme, il en vint à partager le temps.

Nos ancêtres découvrirent d’abord le jour et la nuit, ensuite les mois, enfin les années. La notion la plus élémentaire de l’écoulement du temps nous est donnée, en effet, par la succession des nuits et des jours, des périodes d’activité et de repos. Portant ensuite son attention sur l’astre des nuits et observant le retour périodique de la pleine lune, l’homme acquit l’idée des mois [1]. Enfin, il remarqua qu’au bout d’un grand nombre de jours, la végétation retrouvait les mêmes aspects ; ainsi naquit la notion des années, que les Egyptiens, par exemple, comptèrent d’après le début de la crue du Nil. Malheureusement, le mois lunaire et l’année ne sont pas des multiples simples du jour, et c’est de là que découlèrent toutes sortes de calendriers.

 On divise le jour et la nuit

C’est pendant la clarté du jour que l’homme primitif s’activait ; il était naturel qu’il divisât le jour en un certain nombre de périodes. A priori, le nombre des parties que l’on peut définir dans le jour est arbitraire. Homère et Hésiode ne distinguaient que deux parties : le matin et le soir. Il n’y avait pas moyen de diviser moins. Mais on pouvait, par contre, fractionner beaucoup plus.

C’est chez les Accadiens de l’ancienne Chaldée que l’on trouve, pour la première fois, la division du jour en douze parties et autant pour la nuit. Pourquoi ce nombre ? La numérotation duodécimale était particulièrement en honneur chez les peuples anciens parce que douze est à la fois multiple de deux, de trois et de quatre. Douze est aussi le nombre de lunaisons de l’année primitive et le nombre de divisions du zodiaque. Quoi qu’il en soit, ce mode de division fut adopté par les Grecs, par les Romains et par toutes les nations civilisées.

Pendant longtemps, les Perses avaient subdivisé le jour en cinq parties seulement, les Japonais en six, les Romains en sept. Le choix du nombre douze a donné lieu, dans l’antiquité même, à des interprétations les plus fantaisistes. N’a-t-on pas dit que cette division venait des Egyptiens, chez lesquels une espèce de singe se vidait la vessie douze fois le jour et autant la nuit, avec une régularité parfaite ?

L’intervalle entre deux passages successifs du soleil devant un même repère est à la base de la mesure du temps, de la chronométrie, comme disent les savants. Le seul repère immédiatement sensible est l’horizon. Pour les anciens, le jour commençait donc au moment où le soleil passait à l’horizon, soit au lever, soit au coucher. Le repère actuel, le méridien, n’est pas directement perceptible. C’est une notion abstraite. L’observation, comme actuellement, de l’heure de midi (le passage du soleil au méridien) implique une civilisation fort avancée et des moyens compliqués accessibles seulement aux initiés.

Dans l’antiquité, l’agriculture primait tout. Aussi les douze heures du jour correspondaient-elles au temps utilisable pour les travaux de la campagne, tandis que les douze heures de nuit étaient accordées au repos et au sommeil [2].

Mais le jour n’a pas, au cours de l’année, une durée constante : sous nos climats, il est deux fois plus long en été qu’en hiver. Or, dans le passé, le jour et la nuit étaient partagés, l’un et l’autre, en douze parties égales, quelles que fussent leurs durées respectives. Les heures n’ont qu’un temps, comme on dit, mais que, de plus, pendant des siècles, elles eurent une durée « temporaire », variable de jour en nuit, de jour en jour et de nuit en nuit, voilà qui nous étonne aujourd’hui.

Ces heures « temporaires » furent en usage jusqu’à la fin du moyen âge. A cette époque, on les dénommait « heures inégales », ce qui n’était guère heureux puisqu’elles étaient parfaitement égales entre elles pendant le même jour ou la même nuit. Avec ce système, le donneur qui s’accorde dix heures de repos par nuit n’aurait pas toujours son compte de sommeil, et, certains jours, il serait facile de battre les records de vitesse !

Notons que les heures « temporaires » existaient toujours alors que les horloges à poids fonctionnaient depuis longtemps. Au XVe siècle encore, les « orlogeurs » des cathédrales tripotaient, matin et soir, à leurs mécaniques pour que celles-ci puissent diviser le jour et la nuit en douze parties égales, ces parties égales n’étant jamais tout à fait les mêmes d’une journée à l’autre.

 Du gnomon au chronographe

Pour pouvoir diviser le jour et la nuit en plusieurs périodes, les hommes, de tous temps, ont déployé leur inventif.

Demandez à un Hindou ou à un Egyptien d’indiquer d’un geste la marche du soleil : il lance le bras d’avant en arrière par-dessus la tête. Un Européen le lance horizontalement de gauche à droite. Toute la différence entre les premiers systèmes de cadrans solaires est dans ces gestes. Sous les basses latitudes, le mouvement apparent du soleil se fait dans un plan plus voisin du vertical que de l’horizontal. En Egypte, le premier cadran solaire fut un gnomon, c’est-à-dire une perche, un obélisque, dont l’ombre, en s’allongeant, donnait des indications à qui savait les interpréter. En Europe, le cadran solaire permettait de diviser le jour par la direction de l’ombre sur une courbe, tracée d’abord sur un plan vertical, puis sur un plan incliné.

Pour la nuit et les jours de pluie, les Egyptiens imaginèrent la clepsydre, basée sur l’écoulement de l’eau dans un récipient gradué. On inventa aussi le sablier, que nous utilisons encore pour cuire les œufs à la coque. Puis vint le temps de l’horlogerie mécanique [3], qui se perfectionna petit à petit et en est arrivée aux chronomètres et aux chronographes actuels, capables de fractionner la seconde.

A partir du moment où la diffusion des horloges devint suffisante, ce furent elles qui imposèrent leur loi : la notion d’heure temporaire disparut peu à peu, et, avec l’aide des astronomes, les 24 heures de la journée devinrent égales tous les jours et toutes les nuits. On prit comme repère non plus le lever et le coucher du soleil, mais le passage de l’astre au méridien. Les astronomes se chargeaient de déterminer ce passage, et un coup de canon ou un autre signal annonçait, à midi précis, qu’il était l’heure de régler sa pendule.

Cette nouvelle mesure fut bien accueillie. Les conditions sociales avaient été modifiées. On avait appris à travailler à la lumière artificielle et on ne tenait plus à se fatiguer davantage l’été que l’hiver. La soumission à la nature était rompue, et l’on put prendre la nuit pour le jour...

 Soleil « vrai » et soleil « moyen »

Les observatoires nous communiquent toujours l’heure, mais ils le font en se référant au passage non du soleil « vrai », mais du soleil « moyen ». Car il a bien fallu inventer un soleil fictif, étant donné que le vrai n’est pas aussi régulier qu’une pendule. Non, on ne peut même pas se fier au soleil. Les intervalles entre les passages consécutifs de l’astre au même méridien au cours d’une année sont loin d’être parfaitement égaux en raison des excentricités du mouvement du globe terrestre dans l’espace. Tout tourne, mais ne tourne pas rond, même là-haut...

On a donc été amené à prendre comme base le temps « moyen » déterminé d’après le mouvement d’un soleil fictif qui, en se déplaçant uniformément, nous donne des jours tous égaux exactement entre eux. Les différences tantôt en plus, tantôt en moins (toujours moins de 17 minutes) avec les jours solaires réels sont compensées ; grâce à une équation savante, il faut exactement un an au soleil réel et au soleil fictif pour accomplir une révolution complète [4].

C’est seulement vers 1800 que le temps moyen fut introduit dans différents pays, en remplacement du temps solaire réel, qui était indiqué jusqu’alors par les cadrans. Les Suisses, qui ont toujours eu un penchant pour la détermination précise du temps, avaient montré l’exemple en 1780, à Genève. Londres suivit en 1792, Berlin en 1810 et Paris en 1816. Et encore, dans cette ville, le préfet de police de l’époque, M. de Chabrol, avait hésité et craint une émeute. Le changement passa inaperçu [5].

 Quand les cheminots s’en mêlent - De l’heure locale à l’heure unique

Le temps moyen se généralisa, mais on en restait au temps local. Si chacun adoptait comme heure celle qui était déterminée par le passage du soleil moyen, et non plus du soleil « vrai », sur son propre méridien, il en résultait toujours une infinité d’heures diverses pour toute la terre et même pour tout un pays.

On compte midi en un lieu quand le soleil se trouve au méridien de ce lieu ou tout au moins dans le voisinage immédiat ; les autres heures de la journée découlent de celle-là. Deux lieux qui ne se trouvent pas exactement sur le méridien ne commençaient pas à compter le jour en même temps ; ils ne pouvaient donc pas avoir la même heure au même instant.

Les cheminots, gens d’esprit large, allaient enfin faire disparaître ces particularismes.

Tant qu’il n’y eut que des tronçons ferroviaires épars, les horaires étaient basés sur l’heure de la ville principale desservie par chaque tronçon. Mais, à mesure que les lignes s’allongèrent, elles chassèrent les différentes heures locales.

On ne conçoit plus que toutes les horloges de notre réseau ne marquent pas la même heure au même instant. Pourtant, en Allemagne, en 1889 encore, les horaires étaient donnés aux voyageurs dans le temps local uniquement. Un voyageur parti d’Aix-la-Chapelle pour Goettingen manquait son train au retour quand il oubliait que sa montre, bien réglée à Aix, retardait de 15 minutes sur l’heure de Goettingen.

Les variations du « temps local » provoquaient de tels ennuis que la plupart des réseaux s’étaient empressés d’adopter soit plusieurs heures normalisées, soit une heure unique. Au début, par exemple, l’Italie possédait, pour ses chemins de fer, cinq heures différentes, celles de Turin, de Vérone, de Florence, de Rome et de Naples. En 1866, tous les horaires furent réglés uniquement sur l’heure de Rome.

En 1889, la plupart des pays, pour leurs chemins de fer, avaient une heure unique, celle de la capitale. Plusieurs heures normalisées étaient encore employées en Bavière, en Autriche-Hongrie, au Brésil notamment.

L’Allemagne était vraiment en retard. Heureusement pour les conducteurs de train, on avait quand même établi un horaire spécial, exprimé à l’aide d’une heure unique, celle de Berlin. Quant au personnel de l’exploitation, il était bien à plaindre ! Pour répondre aux questions qu’on lui posait sur l’heure de départ ou d’arrivée d’un train, il devait se servir tantôt d’un horaire, tantôt de l’autre, suivant qu’il était interpellé par un voyageur ou par un cheminot !

Le système de l’heure unique par réseau était un bien. Mais, somme toute, il offrait, au point de vue des relations internationales, les inconvénients que l’emploi des diverses heures locales présentait lui-même, à l’origine du rail, pour tous les voyageurs d’un même pays. Le train 722 de l’année 1889 partait de Luxembourg à 9 h. 15 du matin [6] d’après l’indicateur belge, à 9 h. 22 d’après celui du Luxembourg. Le voyageur qui prenait l’un des trains 88, 89, 100 et 101 arrivait à la première gare française à une heure moins avancée que celle à laquelle il avait quitté la dernière gare belge ! Cela pouvait, dans un sens, donner l’impression agréable de remonter le temps, mais c’était absurde.

Il fallait d’abord que les pays suivent l’exemple de leurs réseaux ferroviaires ; il fallait ensuite arriver à un système universel.

Petit à petit, les Etats qui avaient adopté l’heure de leur capitale pour l’organisation de tous les trains généralisèrent le même temps pour les autres usages de la vie. Les villes daignèrent abandonner l’heure locale et se mirent à l’heure ferroviaire. On ne vit plus des heures différentes suivant que les cadrans étaient à l’intérieur ou à l’extérieur des gares.

Quant au temps universel, son heure allait sonner, et le rôle des cheminots serait, pour cela aussi, prépondérant.

 L’heure universelle

Nulle part, la question de l’heure ne s’est posée d’une façon plus pressante que sur le vaste réseau des chemins de fer des U.S.A. et des possessions anglaises de l’Amérique du Nord. D’est en ouest, le moment où le soleil paraissait au zénith (midi) différait considérablement suivant la longitude du lieu. Il y a quatre heures de différence entre Vancouver et Halifax !

Jusqu’en 1883, les compagnies américaines s’étaient servies d’une soixantaine d’heures normales ! L’excès du mal appelait un remède énergique. Les directeurs des chemins de fer convinrent qu’à dater du 18 novembre 1883, ils ne feraient plus usage que de cinq heures normales, mais - et ceci est le pas décisif - ces heures seraient celles de leurs cinq méridiens en rapport avec celui de Greenwich.

La question d’un système uniforme de mesure du temps avait été étudiée par les savants du monde entier, et, grâce aux efforts de Charles F. Dowd (U.S.A.) et Sandord Fleming, chef des voies de communication du Canada, on avait mis au point un régime pratique, basé sur une idée très simple.

Il s’agissait d’adopter, dans le monde entier, 24 méridiens-types, équidistants de 15 degrés de longitude. Il avait été convenu arbitrairement que le méridien d’origine (zéro degré), par rapport auquel on calculerait la position des autres méridiens, serait celui qui passe par Greenwich, un peu à l’est de Londres. On voulait notamment, par ce choix, rendre un hommage international à l’œuvre accomplie dans le domaine de l’astronomie et de la science nautique par le fameux observatoire royal de Greenwich, fondé en 1675 par le roi Charles II.

Ces méridiens forment le centre de 24 « fuseaux horaires ». Tous les points d’un fuseau ont à tout instant la même heure que celle du méridien central du fuseau considéré. Par conséquent, l’heure d’un fuseau avance exactement d’une heure sur celle de son voisin de l’ouest et retarde d’autant sur celle de son voisin de l’est.

Ce système finalement s’est généralisé, et l’on calcule maintenant presque partout l’heure suivant le temps moyen de Greenwich (heure G.M.T. ou Greenwich Mean Time).

L’Europe occidentale, qui forme un bloc à pas mal de points de vue, a toutefois adopté un temps européen moyen pour tout son territoire. Rome, Berlin, Vienne, qui font partie du même fuseau, ont la même heure que Bruxelles, Paris et Madrid, qui sont compris dans un autre fuseau. Des considérations sociales, encore une fois, l’ont emporté.

 Le cadran de 24 heures

Les cheminots furent aussi les premiers à compter les heures de minuit à minuit, faisant ainsi disparaître pas mal d’erreurs et de malentendus. Toutefois, pratiquement, peu de cadrans comportent une double série de douze chiffres. Sur les montres des élégantes, il faudrait une loupe pour distinguer la moindre des choses. Et, heureusement, les sonneries de nos horloges n’ont pas été dédoublées. Quelle sérénade ce serait si nos carillons, qui sonnent rarement en même temps, se mettaient à égrener vingt-quatre coups !


Source : Le Rail, janvier 1960


[1Les phases de la lune provoquèrent, plus lard, la division en semaines de sept à huit jours.

[2La nuit marquait la fin de toute occupation humaine. Les voyages, les opérations militaires elles-mêmes s’arrêtaient. Des règlements corporatifs interdisaient encore au moyen âge le travail nocturne. Un ouvrier n’aurait pas plus songé à travailler à la chandelle qu’un paysan de nos jours ne penserait à planter des pommes de terre à la lumière électrique !

[3On peut en faire remonter l’origine au VIIIe siècle, quand on essaya les premiers moyens mécaniques actionnés par des poids. Le ressort moteur remonte au XVe siècle seulement, la pendule à spirale au XVIIe.

[4Nous n’allons pas nous étendre sur le sujet. Il nous mènerait trop loin, plus loin même que les fusées lunaires pour les quelles, d’ailleurs, on utilise un autre temps, le temps « sidéral », le plus juste que les astronomes puissent calculer.

[5II y a une période de près de 200 jours pendant laquelle le temps moyen oscille autour du temps vrai sans s’en écarter de plus de cinq minutes, tantôt en plus, tantôt en moins. Cette période est encadrée par deux autres, de 80 jours environ chacune, pendant lesquelles l’écart atteint moins, de 17 minutes de retard dans l’une, d’avance dans l’autre. Ce n’est pas bien grave !

[6Alors qu’aux U.S.A. et au Canada, certains réseaux divisaient déjà le jour en 24 heures, comptées de 0 à 24, en Europe ou comptait encore 12 heures du matin et 12 heures du soir. En Belgique, l’indicateur indiquait les heures du matin par la lettre m et celles du soir par la lettre s.