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Monsieur Durail découvre la mécanographie

lundi 17 juin 2013, par rixke

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« Mysterium tremendum et fascinans. » Le mystère fait trembler, mais il fascine. M. Durail — il a des lettres — pense à cet adage en se rendant à Bruxelles-Petite-Ile, où il a rendez-vous avec la Mécanographie.

« Bien sûr, se dit-il encore, elle effarouche à cause de sa puissance occulte qui s’étend à tous les domaines du chemin de fer, à cause aussi de ses exigences méticuleuses et de ses tourbillons chiffrés, mais elle attire néanmoins la curiosité : c’est une spécialiste, et puis, n’est-ce pas elle qui établit mensuellement le compte de chacun ? On a beau dire, ce n’est pas peu de chose. Pour 75.000 agents et autant de pensionnés, ce doit être un fameux travail... »

Dès qu’il franchit la porte d’entrée, M. Durail écarquille les yeux et se bouche les oreilles. Le voilà tout à coup assourdi, vous vous en doutez, par le tic-tic crépitant des nombreuses machines, que manipulent, à une vitesse étourdissante, de jeunes agents, échelonnés le long d’un tapis roulant.

M. Durail, surpris dès son entrée, se laisse conduire au bureau de préparation. « On a bien raison, pense-t-il, j’en ai besoin moi aussi... »

 Le bureau de préparation

Des masses de papiers y affluent journellement : les feuilles de travail des machinistes et des chauffeurs, les bons de consommation des charbons et des matières de graissage ; les enregistreurs-statistiques des trafics marchandises ; les émissions et les revalidations des abonnements , les formulaires relatifs aux accidents du travail, aux absences pour maladie, aux réparations des wagons, aux recensements du « trafic voyageur », à la situation des cadres et des effectifs, à la comptabilité de la voie et, enfin, ceux qui intéressent nos foyers, puisqu’ils ont trait aux traitements, aux salaires, aux pensions et au remboursement des frais médicaux et pharmaceutiques.

Pour trier tous ces documents de base et les orienter vers la chaîne de travail appropriée, une dizaine d’employés s’affairent, avec le souci d’éviter toute perturbation dans la suite des opérations.

M. Durail commence à se détendre. Ce contact humain lui rend son sourire : « Hé ! hé ! l’ordre, la méthode et l’amour du métier sont aussi indispensables que les machines les plus modernes. Allons ! tant mieux ! » M. Durail s’est dit cela, avec satisfaction. Ayant retrouvé son aplomb, il commence à poser des questions.

 Que demande-t-on à la Mécanographie ?

Toutes sortes de renseignements et de statistiques Jugez un peu : Combien de produits ferreux sont exportés chaque mois par Anvers ? Quelle est la répartition, par année de naissance, de l’effectif du personnel de contrôle des trains ? Quelle est l’économie de combustible obtenue avec les locomotives type 29 ? Quelle est l’importance des rémunérations par catégorie de personnel ? Où et quand a été réparé en dernier lieu le wagon 236 517 ? Quel est le pourcentage de maladie du personnel féminin ?

Toutes ces questions et quantité d’autres encore, la Mécanographie est à même de les résoudre avec rapidité et exactitude.

 C’est un atelier de transformation

Pour M. Durail, la Mécanographie maintenant n’est plus un bureau ordinaire, utilisant surtout des machines, mais elle lui apparaît comme un atelier proprement dit, un atelier de transformation, où les matières premières— en l’occurrence les données des documents de base — sont triées, réparties ou centralisées, en un mot triturées sous toutes les formes, pour être converties en produits finis, par exemple en tableaux statistiques ou en états de salaires.

 La carte perforée

Comment s’effectuent les transformations ? A l’aide de documents intermédiaires, les « cartes perforées », qui remplacent, durant les différents stades de fabrication, tous les documents de base (différents dans leurs dimensions, l’épaisseur du papier et leur présentation).

La première opération qui soit mécanographique à proprement parler consiste donc à perforer une carte pour chaque ligne du document de base.

Cette carte compte 80 colonnes, comportant chacune les positions 0 à 9. Perforer, c’est faire un petit trou au moyen de machines spéciales ; ces « perforatrices », semblables à des machines à écrire, permettent d’effectuer quelque 12.000 opérations à l’heure. La transposition est simple ; par exemple, si le document porte le chiffre 5, il suffit de perforer un 5 dans la carte. Il en est de même pour tous les autres chiffres ; les lettres sont reproduites au moyen de deux perforations dans la même colonne, suivant un code conventionnel.

M. Durail écoute les explications, puis il compare un document de base et la carte perforée correspondante. C’est d’un œil amusé qu’il constate la concordance parfaite entre les chiffres de l’un et les perforations de l’autre.

M. Durail devient bavard : « Oui, oui, bien sûr, des cartes perforées, j’en connaissais déjà. Radio-Redevances, ma compagnie d’électricité et la Caisse d’Epargne depuis peu m’ont envoyé des cartes de ce genre. »

C’est curieux comme les associations d’idées rendent les problèmes plus lumineux ! (Cela, M. Durail le pense, mais il ne le dit pas.)

 Les vérificatrices

Notre visiteur n’a pas besoin de longues explications pour comprendre l’opération suivante.

Le travail de perforation doit évidemment être correct ; aussi faut-il que la carte perforée reproduise fidèlement le document correspondant. Pour s’en assurer, le travail est recommencé intégralement sur d’autres machines, dénommées « vérificatrices » ; celles-ci décèlent mécaniquement les erreurs commises lors de la perforation.

« C’est clair », dit M. Durail, et il se dirige lui-même vers les grosses machines.

 Piano mécanique et grosses machines

La « carte perforée » est établie, elle est exacte, elle peut maintenant sortir de la section de perforation pour entrer à la section des « grosses machines », qui, automatiquement cette fois, effectueront les opérations nécessaires pour aboutir aux résultats demandés.

« Aimez-vous le piano mécanique, M. Durail ?

— Ah ! Monsieur, quels beaux souvenirs de jeunesse vous me rappelez là !

— Vous rappelez-vous aussi que des trous dans la bande de carton commandaient tantôt une note, tantôt une autre ? Le même système qui engendrait une musique mécanique produit ici un brassage formidable. Au travers des trous perforés dans les cartes s’établissent des contacts qui actionnent des organes électriques nécessaires pour transformer la matière première. Les cartes sont ainsi successivement triées, valorisées, calculées et imprimées, et voilà comment on aboutit notamment au compte de votre paie. »

M. Durail est abasourdi. Ainsi, c’est vrai, un rapport existe entre l’instrument qui le faisait danser naguère et les machines comptables actuelles ! L’expression « valse des chiffres » prend maintenant pour lui un air de fête ...

 Le calcul des rémunérations

Maintenant qu’il a compris les principes essentiels de la mécanographie, M. Durail accepte, avec plaisir, d’assister à certaines phases du travail se rapportant aux rémunérations.

Tout d’abord, on lui montre la perforation automatique de certaines cartes qui avaient été préalablement marquées de traits de crayon représentant des sommes à payer ou à récupérer. La machine en question, la reproductrice mark sensing, lit électriquement ces traits et perfore directement la valeur, à la vitesse de 6.000 cartes à l’heure ; la machine vérifie en même temps son travail et refoule les cartes comportant des traits douteux et les cartes incomplètes.

M. Durail s’émerveille de voir ensuite des trieuses électroniques sélectionner des cartes dans l’ordre croissant du numéro d’identification des agents, à raison de 40.000 passages à l’heure ; à proximité, des interclasseuses reprennent ces cartes triées et vont chercher, dans d’autres jeux intermédiaires, les cartes correspondantes. Ceci se réalise à une vitesse variant de 14.000 à 28.000 fiches à l’heure !

Dans une autre section, il s’enthousiasme quand il voit une calculatrice raisonner les différents cas spéciaux qui lui sont soumis, garder en mémoire les éléments de calcul indispensables et établir, en fonction de cette analyse, le compte complet de ces paies particulières. Le temps d’exécution est ici encore extrêmement réduit, la machine exécutant quelque 1.500 à 2.000 calculs à l’heure.

Enfin, pour satisfaire entièrement la curiosité de M Durail, une machine imprimante, dénommée tabulatrice, est spécialement équipée ; elle débite, en sa présence, des bulletins de paie et des états de salaires. A raison de 5.000 lignes à l’heure, les multiples éléments qui constituent notre paie se comparent, s’impriment et se totalisent, tandis que les bulletins et les états sortent simultanément à jet continu, prêts pour l’expédition dans les gares. La tabulatrice traite de six à neuf mille cartes par heure. Malgré la longueur de ses fils intestinaux (150 km.), cette dame garde une élégante prestance (2 x 1 x 1,50 m).

M. Durail exprime son admiration au sujet de toutes ces machines infatigables et si rapides. On lui répond, à son grand étonnement, qu’elles sont déjà dépassées à l’heure actuelle et que, d’ici peu, elles seront probablement remplacées par des cerveaux électroniques géants, alimentés par bandes magnétiques.

M. Durail ne manque pas d’imagination : il se voit déjà rendre une nouvelle visite à la Mécanographie pour faire la connaissance d’un « robot » qui assurera, peut-être à lui seul et dans un temps record, le travail des trieuses, des interclasseuses, des calculatrices et des tabulatrices actuelles.

 L’organisation interne

Mais M. Durail, où qu’il aille, transporte toujours ses soucis sociaux et administratifs ; c’est pourquoi un autre point retient toute son attention : l’organisation interne de la Mécanographie. Quelque perfectionnées et modernes qu’elles soient, les machines ne sont rien si les travaux qui leur sont confiés ne sont pas préalablement organisés. Ces machines ne sont d’aucun rendement si elles ne sont pas entourées d’un personnel spécialisé, capable de les commander et de les desservir.

Aussi M. Durail fait-il connaissance, avec sympathie, des employés du « bureau des études » ; ceux-ci schématisent, sur des « organigrammes », la suite des opérations mécanographiques qui sont nécessaires pour résoudre un problème déterminé.

Ces organigrammes servent de consignes de travail aux opérateurs, qui doivent suivre à la lettre les indications prévues ; il leur appartient donc de commander intelligemment les machines, dont ils restent le premier et le meilleur cerveau.

« Ne croyez surtout pas, M. Durail, qu’il suffit à cet effet d’actionner certains boutons-poussoirs ; les opérateurs doivent préalablement monter des « tableaux de connexions » qui permettent aux machines de résoudre les problèmes dans le sens prescrit par les organigrammes. Ces particularités constituent l’âme des machines, et, seuls, les spécialistes peuvent en maîtriser les secrets ... »

M. Durail est heureux de constater, une fois de plus, que, malgré le « progrès », les machines modernes les plus perfectionnées restent toujours tributaires de l’homme qui les construit et les commande, qui les règle et les surveille ...

Un coin de la salle de perforation
Un trieur au travail
Une interclasseuse
Le montage d’un tableau de connexions
Une section de grosses machines
Délassement

Source : Le Rail, février 1957

(Photos Delise.)