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Du piocheur au poseur de voie

L. Léonard.

mercredi 24 juillet 2013, par rixke

Le voyageur qui jette un œil distrait de son compartiment sur le décor des champs, des bois et des agglomérations n’imagine pas quelle est la complexité d’un réseau de chemin de fer. On le lui pardonne volontiers. Il serait d’ailleurs bien étonné si on lui expliquait les conditions dans lesquelles la plupart des ouvriers du rail et, en particulier ceux de la voie, travaillaient il y a un demi-siècle. Au moment où l’évolution des techniques a rendu possibles de très sérieux progrès tant en ce qui concerne la sécurité du trafic que le confort des voyageurs, ainsi qu’un allégement sensible de la fatigue musculaire pour les ouvriers, il nous a paru intéressant de donner un aperçu de l’évolution, lente mais bénéfique, des conditions de travail de l’ouvrier de la voie. Comment pouvait-on mieux le faire qu’en prenant contact avec des « anciens » dont la carrière s’est échelonnée au cours des 50 dernières années ? C’est ce que nous avons fait !

On s’en doute, l’appellation de « piocheur » - c’est ainsi qu’on désignait jadis l’ouvrier de la voie - dérive du mot « pioche ». Et c’est bien naturel, puisque c’était l’outil le plus souvent utilisé au cours des travaux qui lui incombaient. Soit dit en passant, il fallait pas mal de force physique pour la manipuler. Voilà pourquoi nos piocheurs étaient souvent du genre « malabars » parmi la main-d’œuvre non spécialisée que les exigences de la vie vouaient dès l’adolescence à l’exécution de travaux lourds et ingrats.

L’unité-type de la Voie, c’est l’ « Inspection technique ».

Les territoires des « inspections » ont été fréquemment modifiés au cours des ans, mais leur structure est demeurée sensiblement pareille.

L’ « inspection technique » - dirigée bien sûr par un inspecteur technique - comprenait un certain nombre de « sections » dont la gestion était confiée à des chefs de section. Chacune d’entre elles était à son tour divisée en 3 ou 4 postes de « piqueurs » (le mot vient du vieux verbe piquer, qui signifiait « marquer », « pointer » des ouvriers) qui eux-mêmes se subdivisaient en « brigades » commandées chacune par un « chef piocheur ». La notion de « spécialiste » ou de poseur de voie spécialisé - pouvant remplacer occasionnellement le chef piocheur - a été créée après la Libération.

C’est alors également que les appellations de « contremaître de voie » et de « poseur de voie », moins folkloriques, ont été adoptées pour désigner respectivement piqueur et piocheur.

 Les brigades

Chaque brigade était composée de 6 à 8 agents et avait pour tâche l’entretien des voies d’une gare et d’un court tronçon de voies principales. Une gare importante comptait ainsi de 3 à 5 brigades, selon l’étendue de ses installations.

Par la suite, des impératifs de rationalisation ont amené la Société à réduire sensiblement le nombre des brigades et à former des unités plus étoffées.

Les piocheurs effectuaient des tâches, souvent pénibles, du lundi au samedi : la prestation hebdomadaire était de 48 heures. En 1925, leur salaire journalier moyen se situait autour de 12 francs. Sans cesse exposés aux dangers qu’impliquait le trafic, ces piocheurs devaient en principe veiller à leur propre sécurité. Bien sûr les trains étaient moins rapides qu’aujourd’hui, mais les risques étaient quand même très grands.

Dans certains cas - notamment sur les lignes importantes - le chef piocheur veillait à la sécurité de ses hommes, tout en assurant ses propres fonctions de surveillance du travail. Dès qu’un convoi survenait, il invitait ses agents, par un tonitruant « garde à vous », à s’écarter de la voie. Ce court répit leur permettait de souffler un peu et donnait aux éternels râleurs qui étaient dans le train l’occasion de gloser sur les charmes bucoliques du métier de piocheur : pensez donc, ces gaillards-là étaient accoudés sur leur fourche ! Ces étourdis n’ont jamais imaginé le moyen qui eût rendu possible l’entretien des voies pendant la circulation des tortillards.

Ceux qui connaissent la question d’un peu plus près n’ignorent pas les conditions difficiles du piocheur : trimer dehors par tous les temps, l’hiver dans la neige, le gel et les frimas, l’été sous les rayons d’un soleil sans pitié ! Ils n’ont pour tout refuge, pendant la coupure de midi, qu’un abri de fortune : il s’agit la plupart du temps d’un coffre aux battants déployés, recouvert d’une tôle ou d’une simple bâche posée à même l’ossature métallique.

Il n’était pas rare, à la bonne saison, qu’un talus leur proposât, après la collation de midi, ses herbes folles pour une sieste furtive. Peu d’entre eux résistaient au plaisir...

Bref, cette vie au grand air creusait les appétits. Elle séchait également les gosiers. Eh oui ! gros avaleurs de tartines, les piocheurs savaient, quand il le fallait, vider quelques chopes de bière. Et il le fallait parfois... Les boissons - chaudes en hiver, rafraîchissantes en été - ne leur étaient pas distribuées à l’époque. Ils ne pouvaient compter çà et là que sur la complaisance gastronomique de quelque garde-barrière qui leur tendait un bol de soupe.

Mais, bien sûr, parfois ces malheureux altérés n’avaient d’autre ressource que d’aller étancher leur soif la plus légitime dans l’un de ces « Cafés de la Station » dont la moindre halte ferroviaire pouvait s’enorgueillir et qui ont disparu avec la vogue de l’électronique et du formica. De toute façon, ces libations - mêmes légitimes - étaient strictement proscrites par les Règlements et le chef piocheur avait tôt fait de ramener ses hommes à des réalités d’un autre ordre.

 Le beurre dans les épinards.

Il n’était pas rare que, leur journée terminée, les piocheurs fussent obligés d’aider leur famille dans les travaux de quelque petite exploitation agricole.

Un champ ou deux, un potager, un cochon, une chèvre, des lapins, ça mettait du beurre dans les épinards. Les loisirs, ma foi, ils étaient ce qu’ils étaient à une époque où n’existait pas la télé, où les radios et cinémas étaient rares : l’après-midi du dimanche était généralement consacré à une halte plus ou moins prolongée au cabaret (ou plutôt à l’estaminet) du coin. Attention ! pour certains l’après-midi débutait à 11 heures du matin, voire à 10 heures : chacun ses idées, camarade, nous vivons en démocratie ! Bien évidemment, on n’était pas seul (vous l’auriez deviné), alors on jouait aux boules ou bien, selon la région, au piquet, au whist, à la manille ou - pourquoi pas ? - au « couyon ». Le jeu, on n’a rien trouvé de mieux pour faire passer la bière...

Pas mal de piocheurs, dont la renommée était loin d’être surfaite, tenaient à fêter dignement la vénérable trinité qui déroule le tapis rouge sous les pieds du mois de décembre : saint Eloi, sainte Barbe et saint Nicolas. En négliger un, c’eût été s’aliéner sa protection. Quoi de plus logique ?

Selon le règlement en vigueur en 1925, les congés payés n’étaient accordés qu’aux fonctionnaires, employés et agents commissionnés. Exclus du bénéfice de ces congés, les ouvriers de la voie logés dans des maisonnettes de la Société étaient en outre tenus, en cas de chute de neige ou de fortes pluies, de se présenter spontanément à la gare la plus proche de leur domicile, afin de parer au plus pressé.

Ces prestations supplémentaires n’ouvraient généralement aucun droit au paiement : elles donnaient seulement droit à d’éventuelles compensations en heures.

 La crosse d’évêque et les plaisanteries.

Durant les hivers les plus rigoureux, au milieu des rafales, les piocheurs sont à leur poste dans les voies. Armés de pelles et de balais, leur tâche est de déblayer les aiguillages avant le passage des trains, et surtout du « premier » train. Ensuite, à l’aide d’une « crosse d’évêque » - sorte de tringle munie à une de ses extrémités de corde d’amiante que l’on plonge dans du mazout et à laquelle on met le feu - ils devaient dégeler les coussinets de glissement.

Travail ingrat, à recommencer tous les jours et parfois plusieurs fois par jour. Depuis une vingtaine d’années - empressons-nous de le dire - l’adoption progressive du chauffage électrique équipant les aiguillages a réduit dans une grande mesure le nombre des interventions nocturnes des poseurs de voie.

Plus les tâches sont rudes et exigeantes, plus ceux qui s’y livrent ont besoin de détente. C’est pour ça que les piocheurs savaient aussi de temps à autre faire des bonnes blagues. Pas toutes bonnes, d’ailleurs. Mais, vous en connaissez, vous, des collectivités au sein desquelles le bon goût est équitablement réparti ?

Evidemment, ici comme ailleurs, les « bleus » étaient des victimes de choix pour les anciens.

Nous ne vous parlerons pas des différentes mixtures que nos vieux briscards étaient capables d’imaginer à partir de la poudre de coco et qui fournissaient des occasions de plaisanterie à se taper les cuisses. D’abord, nous ne sommes pas là pour rire, et puis ces gaudrioles étaient en général telles qu’elles auraient fait rougir le plus rabelaisien des hussards blanchis sous le harnais.

Il arrivait d’ailleurs que les anciens avaient besoin de victimes un peu plus considérables que de vulgaires bleus.

C’est ainsi qu’on raconte qu’un jour des fonctionnaires de la Direction, venus dans l’intention de visiter un chantier...

Mais non ! il n’est pas séant de découvrir la couronne !

 L’outillage et la sécurité.

Jusqu’en 1927, le travail du piocheur consistait essentiellement à réparer les défauts de la voie, constatés par le chef piocheur au cours de ses visites périodiques. Il s’agissait dans l’ensemble de travaux très simples : élimination sommaire des défauts locaux de nivellement et de dressage, remise à l’écartement, etc., effectués à l’aide d’un outillage rudimentaire et sans grande précision. Ainsi, le relevage de la voie s’effectuait à la vue, au moyen d’anspects SITO - sortes de grands leviers en bois à bout ferré - qui furent bientôt remplacés par les crics à manivelle de 3 à 5 tonnes. Cet outillage peu sûr et difficile à manipuler fut progressivement abandonné au profit des crics Robel dont l’usage est encore répandu de nos jours.

Si, en 1924, les premières bourreuses et tirefonneuses Collet firent leur apparition sur les chantiers de renouvellement, elles ne furent utilisées pour l’entretien des voies que vers 1932. L’utilisation de ces machines a modifié profondément les méthodes de travail tout en réduisant considérablement la fatigue des ouvriers. En outre, la correction du nivellement des voies par la méthode du soufflage mesuré, adoptée entre-temps, a permis d’obtenir un travail plus parfait tout en augmentant le rendement. Auparavant, le renouvellement et le criblage du ballast s’effectuaient intégralement à l’aide de pioches et de fourches. Depuis 1950, ce travail particulièrement pénible et qui exigeait une main-d’œuvre importante, a été confié à de puissantes machines dégarnisseuses-cribleuses dont le rendement horaire est impressionnant. Dans le même temps, les opérations de manutention qui étaient la source de nombreux et graves accidents ont été effectuées à l’aide d’engins de levage.

Enfin, plus récemment encore, d’autres machines (bourreuses, niveleuses autonomes, dresseuses, régaleuses, etc.) sont venues compléter l’éventail déjà fort étendu de l’outillage mécanique dont dispose le service de la voie.

L’utilisation de ces engins exige des connaissances techniques plus étendues et une conception plus grande de l’organisation du travail, qui ne peuvent être obtenues qu’en relevant le niveau intellectuel des agents. C’est la raison pour laquelle de nombreux cours de perfectionnement ont été organisés à leur intention.

Les nouvelles méthodes de travail font désormais plus appel à l’esprit qu’à la force musculaire : elles ont libéré les poseurs de voie de pas mal de tâches épuisantes et ont aidé à humaniser leurs prestations.

Qui s’en plaindra ?

Le piocheur des années 30 était exposé, par son métier, à de nombreux accidents, parfois graves. Si les progrès de la technique ont permis par la suite d’alléger sensiblement sa tâche, la Société a également orienté ses efforts vers la recherche de moyens visant à préserver son intégrité physique. Parmi ceux-ci, nous nous bornerons à citer la mise en application d’une organisation précise concernant la protection des brigades au travail dans la voie, la distribution de nombreux moyens de protection individuelle, l’initiation des jeunes recrues et le recyclage des anciens. Ces mesures, dont les poseurs de voie ont été parmi les premiers à pouvoir bénéficier, ont permis de réduire sensiblement le nombre des accidents dont ils étaient victimes (2 600 accidents en 1934 contre 360 en 1974 !).

Voilà un bilan fatalement incomplet de révolution des conditions de travail des ouvriers de la voie au cours des 50 dernières années. Cette évolution est largement bénéfique, répétons-le, pour le poseur de voie en particulier, dont le sort devrait encore s’améliorer dans l’avenir.

Comme on dit, on n’arrête pas le progrès !


Source : Le Rail, juillet 1976