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Colombie : une ligne maudite

Daniel Polet.

mercredi 10 septembre 2014, par rixke

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De mer en mer, de continent à continent,


Où que leur mât se dresse, où que leur rail s’étire,


Partout ! l’essor dompté des trains et des navires...




Emile VERHAEREN, « La Multiple Splendeur ».

 Introduction

L’expansion de l’industrie belge en dehors des limites étroites du territoire est un des traits marquants de l’époque qui s’étend de 1880 à nos jours. Il est juste de rappeler que des hommes appartenant ou se rattachant au monde du Rail furent parmi les principaux artisans de ce prestigieux essor.

Les « cheminots » belges ont acquis une réputation mondiale ; il suffit, pour s’en convaincre, de citer quelques pays où ils ont travaillé : l’Espagne, l’Italie, la Colombie, le Brésil, la Chine, l’Iran, le Congo.

Cette étude n’a pas la prétention d’être exhaustive : à mes yeux, un détail pittoresque a plus d’intérêt que de longues descriptions ou de longues énumérations... Les Belges ont construit des chemins de fer dans le monde entier ; évoquer les difficultés de tous genres et de toute sorte qu’ils ont dû vaincre, tel est mon propos.

Leurs efforts ne furent pas toujours couronnés de succès, mais jamais ils ne laissèrent tomber les bras. Partout, ces Belges ont déployé le même esprit d’entreprise, la même énergie, la même audace...

Mes sources d’information étaient complexes. J’ai consulté, avec une vive curiosité, des livres récents, de vieux journaux et des rapports établis par des sociétés industrielles, mais un reportage étant plus vivant et plus précieux qu’une compilation, je me suis surtout efforcé de recueillir des témoignages. J’ai donc interrogé longuement des ouvriers et des capitaines d’industrie, des ingénieurs et des fonctionnaires de d’administration des chemins de fer qui avalent participé à la construction des voies ferrées qui sillonnent le monde.

Ce sont ces hommes qui vous parlent...

 Colombie : une ligne maudite.

En 1923, le gouvernement colombien accordait à des Belges la concession du « Nordeste », chemin de fer qui, par les montagnes, devait unir la grande vallée du Magdalena à Bogota, la capitale de la république. Que de déceptions après tant d’espoirs ! Dans ce pays d’Amérique latine, les Belges ont fait preuve d’une ténacité incroyable pour sortir de l’ornière où de nombreux déboires les avaient enfoncés.

J’ai interrogé un témoin de cette époque. M. Procureur, qui était, vers 1906, le chef des services administratifs de la société belge qui construisit le chemin de fer du « Nordeste ».

« Une ligne de montagnes, précise-t-il ; un chemin de fer qui avait exigé de l’intelligence, réclamé de la sueur. Pour moi, en Colombie, c’eût été la vie la plus agréable. Le climat à Bogota est merveilleux (15° en moyenne), bien que l’altitude soit très élevée. Mais nous avions des soucis professionnels... »

Dans son bureau de Bruxelles, M. Procureur évoque son séjour près de ce chemin de fer qui épousait la courbe des vallées.

« Quel travail pour construire cette ligne ! Pensez qu’elle va d’un point situé à 2.600 mètres d’altitude à un autre de 3.000 mètres de haut ! Les locomotives venant des ateliers de Nivelles tiraient péniblement, à travers des zigzags montagneux, des wagons chargés de café, de produits agricoles, de charbon extrait à la mine de Manaka, des wagons bondés de voyageurs colombiens, éternels nomades. Mais, pour nous, Belges, malgré nos fantastiques souvenirs, le « Nordeste » demeure toujours une ligne maudite... »

Pourquoi ? Pour le comprendre, remontons les aiguilles de l’histoire...

 Rocs immenses et escarpés où séjournent le condor et l’aigle.

Tournons les pages jaunies d’un quotidien bruxellois. La première est marquée du millésime « 1er juin 1927 ». La troisième s’ouvre sur une information étalée sur trois colonnes : « Les Belges en Colombie ».

« En 1923, écrivait le chroniqueur de politique économique du Soir, la plus grande concession qui ait jamais été donnée par le gouvernement colombien a été accordée à un groupe de nos compatriotes, constitué en société anonyme sous le nom de « Société nationale de Chemin de fer en Colombie ». Les Belges ont été chargés de tracer et d’exploiter le chemin de fer du Nordeste... »

Quel est ce pays où des Belges allaient s’expatrier ? Là Colomibie est un pays très montagneux : elle est traversée par la Cordillère des Andes, qui s’épanouit en trois chaînes, séparées par les grandes vallées du Magdalena et du Cauca, qui s’écoulent du sud au nord vers l’océan Atlantique. Les relations transversales sont très difficiles, notamment entre le Magdalena et le Cauca, à travers la chaîne centrale, rocs immenses et escarpés, où séjournent le condor et l’aigle...

Le sol très tourmenté de la Colombie n’a pas facilité la construction des chemins de fer, tracés souvent à flanc de montagne. Les voies sont tortueuses, avec des courbes à faible rayon, posées en terrains mouvants faisant craindre constamment des éboulements.

Le réseau manque d’unité : les compagnies ont construit leurs lignes sans se soucier de les joindre, avec le plus souvent comme simple but de suppléer les voies navigables là où elles faisaient défaut.

 Atteindre le Magdalena.

Dans un livre édité en 1909, M. Henry Jalhay, consul général de la République de Colombie à Bruxelles, ne se contente pas d’analyser la situation du réseau ferré du pays à cette époque (826 km de lignes). Il commente longuement les projets que le gouvernement a mis à l’étude. « De Bogota, écrivait-il, la grande ligne emprunterait le chemin de fer du nord et son prolongement jusqu’à Chiquinquira, et de là, la ligne doit mettre en communication Bogota et Bucaramanga avec Puerto Wilches, sur le Magdalena. De cette façon, expliquait-il, le rail atteindrait le bas Magdalena... »

Douze années plus tard, le chroniqueur du Soir commentait à son tour ce projet : « La ville de Bogota, disait-il en avant-propos, est située très loin à l’intérieur des terres, à près de 1.000 km de la mer des Antilles. La communication de la capitale avec l’océan Atlantique s’établissait par l’intermédiaire du fleuve auquel la ville est reliée par une voie ferrée. La ligne du « Nordeste » aura pour but, écrivait-il, d’opérer une deuxième liaison, mais en gagnant le fleuve à un point beaucoup plus bas de son parcours et en traversant un territoire très riche. Elle touchera le Rio Magdalena en un endroit où le fleuve, très capricieux en son haut cours, est navigable à peu près toute l’année ».

 Des circonstances favorables.

A l’époque, on distinguait plusieurs circonstances favorables.

La population des territoires intéressés était particulièrement dense : un million et demi d’habitants. Située entre 2.000 et 3.000 mètres d’altitude, la région à traverser était très fertile. On y cultivait du blé, de l’orge, des pommes de terre, des légumes. De tous les plateaux que la ligne devait parcourir, descendent des vallées qui s’en vont vers les terres chaudes, où l’on retrouve en abondance les produits tropicaux. Enfin, la ligne devait desservir deux villes, Tunja et Sogamoso, cités où arrivait le trafic des « pampas » des plaines orientales, se chiffrant par 60.000 têtes de bétail par an.

 Plus de pesos or.

Quand la création de la ligne fut décidée, le gouvernement colombien s’était engagé à verser une subvention en pesos or pour chaque kilomètre que les Belges ouvraient au trafic. Mais, à partir de 1931, le gouvernement, qui éprouvait des difficultés financières, demanda des délais de paiement, dévalua sa monnaie et contesta la clause or insérée dans le contrat, avant de suspendre tout règlement.

M. Procureur le confirme avec regret :

« Oui, c’est exact, hélas ! La redevance à payer en or, nous l’avons reçue, quelques années plus tard, en pesos papier. Mais la dévaluation de la monnaie, c’est-à-dire la suppression du subside promis, ne peut expliquer tous les déboires... »

 Des camions sur les marchés.

Sans doute y eut-il aussi la concurrence des camions. Une route, en effet, fut construite parallèlement à la ligne de chemin de fer. Elle relie Bogota à Sogamoso. Oui, le journaliste avait raison de citer les produits agricoles que les wagons du Nordeste allaient pouvoir transporter. On ne pouvait prévoir à cette époque la création de cette route. Qui eût songé que, dix ans plus tard, les places de marché allaient être envahies par les camions ?

Mais la concurrence ne provint pas uniquement de l’avantage que procuraient aux agriculteurs les transports par route, mais d’un chemin de fer...

 Terminus dans le « bled ».

Ici, l’histoire tourne au rocambolesque. M. Procureur en convient quand il explique avec un sourire un rien désabusé : « Le projet initial était de relier Bogota au fleuve Magdalena. Nous devions ainsi amener à la côte les produits de l’intérieur et à Bogota ceux de l’extérieur.

« Nous avions construit, en 1935, plus de 300 km de lignes. Poursuivre la construction avec comme tout subside des pesos papier, c’était une opération ruineuse. La ligne resta inachevée. Son terminus, ce ne fut pas le port fluvial convoité, mais un village perdu dans la montagne. Le chemin de fer belge n’a jamais vu le Magdalena... Or, voici que, pour corser l’histoire, on entreprit la construction d’un chemin de fer qui côtoie notre ligne pendant plus de 100 km avant de bifurquer. Examinez attentivement la carte et vous remarquerez trois traits à peu près parallèles, les deux lignes ferrées et la route panaméricaine ! »

 L’action de Martin Thèves.

Pour redresser la situation, un Belge fut dépêché sur place : Martin Thèves. Cet homme opiniâtre et tenace rechercha les moyens susceptibles de mettre fin à l’hémorragie financière. La voie était fréquemment interrompue par les éboulements. M. Thèves décida de consolider définitivement les points constamment menacés. Du matériel roulant dépérissait sur des voies de garage. On le répara et on le remit en circulation.

Après trois ans de lutte, Martin Thèves réussit ce tour de force inouï de rendre rentable ce chemin de fer maudit. Ainsi put-il justifier une proposition de reprise de la ligne par la République colombienne.

Après de nombreuses difficultés, le gouvernement accepta. En 1939, une loi vint enfin sanctionner le rachat du chemin de fer.

Notons, pour finir, que les compagnies particulières ont été rachetées par l’Etat et que les « Ferrocarriles Nacionales » ont unifié la plupart des lignes à l’écartement d’un yard.

(A suivre.)


Source : Le Rail, septembre 1964