Les tunnels

Dans un ouvrage paru en 1843, Victor Joly décrivit les impressions qu’il éprouva au cours d’un voyage à pied qu’il fit, cette année-là, dans la vallée de la Vesdre, le long du chemin de fer « Belge-Rhénan ».

Cette randonnée l’amena, le 25 septembre, à traverser le tunnel d’Halinsart, où il fut surpris par un convoi extraordinaire.

Voici comment il narra son aventure.

"Le tunnel d’Halinsart présente bientôt devant nous sa noire arcade. Cette fois-ci, plus de paysage qui se fasse voir à l’autre extrémité de sa sombre voie. Tout y est ténèbres et silence. Seulement à trois endroits du tunnel, l’obscurité est un peu affaiblie par des tombées de lumières qui s’échappent de trois puits d’aérage, lesquels ont 59, 62 et 75 mètres de hauteur. Le rayon du tunnel est de 200 mètres ; sa longueur, de 636. Arrivé au milieu de la ténébreuse voie dans laquelle je n’ai, pour me guider, qu’un garde portant une lanterne dont la faible lumière lutte en vain avec l’ombre épaisse qui nous entoure, un bruit lointain se fait entendre.

il se rapproche, devient menaçant, et bientôt nous distinguons le roulement formidable d’une locomotive, qui arrive furieuse et à toute vapeur ! ...

Nous savons, à n’en pas douter, que les heures de passage des convois sont passées ; le convoi de Verviers à Liège est parti , celui de Liège à Verviers nous a côtoyés sur la route. Quelle cause peut donc avoir motivé ce départ extraordinaire ? Nous ne savons.

Bientôt, le bruit devient de plus en plus intense : les voûtes du tunnel retentissent d’un roulement pareil à celui du tonnerre , les ténèbres s’éclairent de reflets rougeâtres. Nous nous serrons contre la paroi qui longe la seconde voie encore en construction, et j’attends, plein d’impatience et dominé par la fiévreuse anxiété de juger l’effet que produira sur mes nerfs cette course aveugle et formidable d’une locomotive traversant dans l’ombre une route tortueuse et noire comme l’enfer, dans laquelle un galet, un morceau de bois oublié ou dérangé, une négligence ou un crime, peuvent amener des malheurs sans nombre et sans remède ! Une seconde n’est pas écoulée que l’inexorable machine passe devant nous, rapide comme la foudre et hideusement grotesque comme un démon de Callot qui porterait l’enfer dans ses entrailles. Un moment, le bruit devient tellement intense qu’on jurerait que la montagne va s’écrouler et enterrer sous ses ruines les hardis profanateurs qui traversent en conquérants ces régions que la nature avait vouées à la nuit et au silence jusqu’à la fin des temps !

Nous avions pu voir flotter, à l’avant de la machine, un drapeau aux trois couleurs nationales. Je me demandais quelle cause pouvait avoir nécessité cette manifestation. Le Roi était en Allemagne, aux eaux de Wiesbaden , ce ne pouvait donc être lui. Une révolution, une émeute, un incendie, n’eussent pas été annoncés avec cet appareil. Je me perdais dans des conjectures sans issue raisonnable, lorsque le bruit de l’arrivée d’un convoi tout entier frappa nos oreilles , bientôt, la voûte retentit de nouveau d’un tonnerre éloigné, et une longue ligne noire passa devant nos yeux avec la rapidité d’une flèche, en semant, sur son passage, des charbons enflammés, qui constellaient les ténèbres de points rouges et fulgurants. Cette fois, le doute n’était plus permis, il y avait du nouveau. A la sortie du tunnel, j’appris, par un des gardes, que c’était le roi de Hanovre qui causait tout ce remue-ménage et qui m’avait tenu incrusté dans les murailles du tunnel pendant cinq mortelles minutes, qui m’avaient semblé cinq siècles !

Je ne pourrais dire si j’envoyai à Sa Majesté hanovrienne une bénédiction, mais je sais bien que dans son benoît royaume de bon plaisir, mes souhaits eussent été punis comme crime de lèse-majesté.

Le tunnel d’Halinsart est creusé, pour toute sa longueur, dans une roche tellement résistante qu’on a taillé à grand-peine les pierres qui forment le revêtement du tunnel. Or, quand on songe qu’il a fallu percer le roc dans une longueur de près de 2.000 pieds, on ne peut s’empêcher d’admirer ce qu’il a fallu de constance, de force et d’intelligence pour parachever de pareils travaux !"