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Le tunnel sous la Manche, une très longue histoire

dimanche 23 avril 2023, par rixke

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Le prologue de ce feuilleton se situe en 1802 : un certain Matthieu conçoit un premier projet qui ne verra jamais le jour.

Plus abouti est celui de l’ingénieur français Aimé Thomé de Gamond qui poursuivit des recherches intensives vingt ans durant. En 1855, par un beau jour de printemps, il s’embarque dans un petit bateau et gagne le milieu du Détroit où il plonge, sans vêtements, lesté de galets par des fonds de 33 m : il a 48 ans. « Je retenais ma respiration, tandis que mon pilote, attentif au signal de remontée, comptait les secondes. Opération téméraire pendant laquelle je fus attaqué par de mauvais poissons... J’ai poussé l’étude jusqu’à la limite de mes forces personnelles. »

L’instant historique de la rencontre entre français et britanniques

De ses trois expéditions sous-marines, il ramène des échantillons géologiques qui lui permettent d’ébaucher un premier plan du tunnel.

Le 20 avril 1856, Napoléon III le soumet à une commission scientifique. Une nouvelle version est élaborée pour l’Exposition de 1867.

Au-delà de la Manche, c’est le projet de l’ingénieur anglais, William Low, qui remporte les suffrages d’un comité d’étude.

Les événements se précipitent alors : en 1869, une commission franco-anglaise est créée ; en 1870, les négociations diplomatiques commencent entre la France et l’Angleterre. Les gouvernements donnent leur accord de principe.

En 1872, deux sociétés rivales voient le jour en Angleterre : The Channel Tunnel Company et l’Anglo-French Submarine Railway Company. Leur rivalité d’intérêts profite à une troisième compagnie, la Southern Railway qui acquiert des terrains et commence les travaux préliminaires. Le 8 décembre 1881, les Southem Railways fondent la Submarine Railway Company qui poursuit les travaux. En 1886, la Channel Tunnel Company Limited – qui existe encore de nos jours – naît de la fusion des Southem Railways avec The Channel Tunnel Company.

Entre-temps, les travaux de percement ont commencé (1881). La galerie atteint 805 m mais elle est rapidement abandonnée pour des raisons techniques. Elle est aujourd’hui envahie par les eaux.

Simultanément, des puits sont foncés à l’extrémité ouest de Shakespeare Cliff (puits n° 2) et dans la partie de la falaise voisine de Douvres (puits n° 3).

La machine perforatrice, révolutionnaire pour l’époque, s’avance sous la Manche à raison de 11 m par journée de 17 h !

En France, la Société du chemin de fer sous-marin, créée le 1er février 1875, obtient le 2 août la concession définitive. Elle acquiert des terrains à Sangatte près de Calais. Un puits s’enfonce dans la falaise à 80 m de profondeur, au fond duquel un « tube » de 2 m 13 de diamètre est percé. Les 156 premiers mètres sont creusés à la main et à la poudre. Le tube se dirige vers l’est en rampe légère pour drainer les eaux d’infiltration, puis s’infléchit vers le nord.

Las, en avril 1882, le Board of Trade interdit à la compagnie anglaise tout nouveau forage sans le consentement de la Chambre des Communes ! C’est l’aboutissement d’une campagne de presse exposant les dangers d’invasion par la voie du tunnel.

Le 1er juillet, les travaux cessent : la galerie sous-marine d’un diamètre de 2 m 14 avait atteint la longueur de 1 842 m.

Le 18 mars 1883, c’est au tour de Sangatte de fermer : la galerie est déjà longue de 1 839 m.

Le siècle qui suit est émaillé de nombreuses autres tentatives ; en 1974, deux percées de part et d’autre de la Manche sont entreprises dans l’hypothèse d’un tunnel de plus grande envergure. L’année suivante, les travaux sont abandonnés.

En 1981 enfin, un groupe franco-britannique reprend l’étude technique et économique d’un lien fixe financé par des capitaux privés. Le projet, cette fois, aboutit.

 Un montage juridique astucieux

Deux sociétés sont, à l’origine, concessionnaires de l’ouvrage : France-Manche et Channel Tunnel Group (CTG). Elles sont à la fois constructeurs et futurs exploitants du tunnel, comme défini dans le contrat de concession. Ce dernier énumère les caractéristiques techniques du tunnel et en confie la gestion et l’exploitation aux concessionnaires. France-Manche est composée de cinq grandes entreprises françaises et de trois établissements bancaires ; le CTG regroupe cinq entreprises et deux banques.

Ces dix géants du bâtiment et des travaux publics français et britanniques se sont unis au sein d’une coentreprise, dénommée TransManche Link (TML), laquelle forme avec les cinq banquiers la société Eurotunnel.

Cette société en participation qu’est Eurotunnel est née en mai 1986 et son capital s’est rapidement ouvert (octobre 1986) d’abord à un syndicat de 220 banques du monde entier, puis aux investisseurs institutionnels et enfin au public.

Les dix constructeurs ne possédant plus un nombre suffisant de parts dans Eurotunnel ont rapidement perdu leur représentation au sein du conseil d’administration d’icelui, assurant conséquemment l’indépendance du conseil vis-à-vis des constructeurs.

La concession a été signée pour une période de 55 ans, au terme de laquelle les Etats français et anglais deviendront propriétaires des recettes (soit en l’an 2042).

Le tunnel sous la Manche en chiffres

On a utilisé dans le tunnel : 200 km de rails UIC 60 (80 kg/m), 4 000 km de câbles électriques, 200 km de câbles en fibre de verre, 228 armoires électriques, 266 points de relais, 80 km de conduites de drainage, 120 km de conduites d’eau pour la lutte contre l’incendie, 200 km de conduites d’eau pour contrôler la température. Les câbles et conduites sont calculés pour une température de 35 °C et un degré d’humidité de 50-80 %. Dans le tunnel règnent des températures de 25-40 °C. En temps normal, la capacité du système de ventilation atteint 145 m³ par seconde ; en cas de nécessité, elle peut être relevée au maximum à 300 m³ par seconde.

La capacité annuelle de transport atteint en service normal 100 millions de tonnes dans chaque tunnel de circulation ferroviaire.

La capacité maximale annuelle peut être portée jusqu’à 240 millions de tonnes (c’est-à-dire 360 parcours de trains journaliers ou 15 trains par heure).

Abstraction faite des heures de nuit, où un des tunnels de circulation ferroviaire au moins doit être disponible pour les besoins de l’entretien (22 h-6 h), on en arrive à un train toutes les 21/2 minutes. On s’attend pour l’an 2000 à ce qu’un train s’engouffre dans le tunnel toutes les huit minutes par sens de circulation.

Le financement est assuré pour plus de 80 % par des emprunts bancaires, les 20 % restants par des actionnaires, français majoritairement (52 %) et britanniques (37 %).

Le choix des entreprises a été fixé par contrat en août ’86 et s’est porté sur les fondatrices (TML). Elles sont responsables des études d’ingénierie, des fournitures d’équipements et de l’ensemble des travaux de construction pour réaliser le tunnel.

La Commission intergouvemementale a été instituée par les articles 10 et 11 du « Traité du lien fixe » signé le 12 février 1986 et ratifié le 29 juillet 1986 par la France et l’Angleterre. Ces articles prévoient que le suivi des opérations de construction et d’exploitation sera assuré pour le compte des Etats par deux organismes : la Commission intergouvemementale composée paritairement de 7 Français et de 7 Britanniques et assistée par un Comité de sécurité.

Eurotunnel inaugure ainsi une culture d’entreprise toute nouvelle qui ne s’embarrasse pas des habitudes des réseaux. C’est aussi et surtout un transporteur d’un genre nouveau car il transporte par train des autocars, des camions et des autos avec leurs conducteurs et leurs passagers.

 Organismes parallèles

Outre Eurotunnel – propriétaire du tunnel sous la Manche et exploitant des navettes de transport d’automobiles – il existe encore d’autres entreprises intéressées à ce projet, à savoir la SNCB, la SNCF, BR et les partenaires suivants :

  • European Passengers Services (EPS)
    Filiale de BR, chargée de l’exploitation des services des trains internationaux au départ de Londres et d’autres villes britanniques à destination de Paris et Bruxelles, en collaboration avec la SNCB.
  • European Night Service (ENS)
    Exploitation des relations de nuit entre l’Angleterre, le Pays de Galles, l’Ecosse, et diverses villes du Continent.
  • Railfreight Distribution (RFD)
    Secteur du transport des marchandises de BR.
  • Eurotunnel Development (EDL)
    Société élaborant des projets visant à promouvoir l’immobilier et son exploitation aux abords des terminaux d’Eurotunnel.
  • Allied Container International (ACÎ)
    Association (coentreprise) d’Intercontainer, de la SNCF et de BR pour l’exploitation du trafic combiné via le tunnel sous la Manche.
  • Transco
    Sont classées sous cette raison sociale, toutes les activités relevant de l’exploitation du tunnel, telles que les navettes.

 Les chantiers

Les travaux commencent le 1er décembre 1987.

De grands chantiers sont établis tant en Angleterre qu’en France, avant d’entamer les opérations de forage du tunnel. En Angleterre, le chantier est installé à Shakespeare Cliff entre Folkestone et Douvres. Les déblais consécutifs aux opérations de forage ont été évacués dans une lagune artificielle, laquelle a servi d’aire de stockage des voussoirs.

Du côté français, un puits d’accès de 75 m de profondeur et de 55 m de diamètre a été creusé à Sangatte. C’est le point de passage obligé pour le contrôle de l’acheminement et de l’évacuation des matériaux et des déblais. Ceux-ci sont constitués par de la craie qu’il a fallu broyer et délayer pour l’acheminer jusqu’aux collines des Noirmottes. Elle y décante actuellement dans un talweg fermé par une digue et isolé de la nappe d’eau potable par un revêtement étanche. Cette couche de calcaire de 40 hectares et de 30 m d’épaisseur, sera replantée avec des espèces végétales locales afin de s’intégrer au paysage.

Le terminal de Coquelles a été bâti sur un ancien terrain marécageux de 690 hectares, situé à 4 km de la mer.

Après les travaux, le puits d’accès sera utilisé pour la ventilation et d’autres appareillages, tandis que le terrain environnant sera affecté à l’industrie.

 Le tunnel

Le tunnel sous la Manche est en réalité composé de trois parties : deux tunnels ferroviaires à voie unique encadrant un tunnel de service. Ils sont creusés entre 25 et 45 m sous le lit de la mer dans une strate de craie bleue, idéale pour un forage rapide (la roche est tendre) et pour la sécurité (elle est imperméable et homogène). Cette couche est de plus surmontée par une autre très résistante de craie grise.

Le tracé des tunnels en plan et en profil a été choisi de façon à placer la longueur maximale de ceux-ci dans la craie bleue en fonction des pentes acceptables (1,1 % au maximum) pour le trafic ferroviaire et les contraintes de drainage et de pompage.

Le tunnel a grosso modo une longueur de 50 km, dont 38 km sous le fond marin, 8 km sous terre en territoire anglais et 3 km en territoire français.

Les tunnels principaux ont un diamètre de 7,60 m et sont distants de 30 m. Ils comprennent chacun une voie principale pour la circulation ferroviaire.

Entre eux se trouve le tunnel de service d’un diamètre de 4,8 m qui est destiné aux opérations d’entretien, de contrôle et d’évacuation.

Ces trois tunnels sont reliés entre eux tous les 375 m par des rameaux de communication tandis que les principaux communiquent entre eux par des rameaux de pistonnement, tous les 250 m, pour mieux répartir la pression de l’air.

Les opérations de forage ont été menées à l’aide de onze tunneliers (6 français et 5 anglais).

Les derniers ont été assemblés dans une zone excavée sous la Shakespeare Cliff, tandis que les premiers l’ont été dans le puits de Sangatte. Le montage d’un seul tunnelier a requis le travail d’une équipe de 25 hommes vingt-quatre heures sur vingt-quatre pendant trois mois !

Sans entrer dans les détails, il est intéressant de noter qu’un tunnelier dispose d’équipements électromécaniques (destinés notamment à la distribution électrique, à la production d’air), d’une vis sans fin ou vis d’Archimède, longue de 12 m, chargée d’aspirer les déblais tout en effectuant un premier broyage, de ventouses pour saisir les voussoirs apportés par train et d’un bras érecteur servant à les placer en anneau.

La descente de voussoirs

La pièce centrale du dispositif est la tête de coupe composée de molettes en carbure de tungstène et de huit bras coupeurs dotés de couteaux qui déchiquettent la craie.

Pas étonnant dès lors que la vitesse de progression ait pu atteindre 12 cm par minute !

Les travaux ont commencé aux deux bouts du tunnel et les jonctions ont été réalisées le 2 mai 1991 pour le tunnel ferroviaire nord assurant le trafic vers la France et le 28 juin 1991 pour le tunnel sud en direction de l’Angleterre.

La jonction des deux demi-tunnels de service s’est effectuée le 1er décembre 1990 à 22 km des côtes anglaises et à 15 km du littoral français, à 50 m sous le fond du Détroit du Pas de Calais.

A quelques mètres l’un de l’autre, les tunneliers ont été abandonnés au profit de moyens de forage plus traditionnels comme les marteaux piqueurs, les pioches...

Certains tunneliers ont été déviés et emmurés, d’autres démontés et évacués à l’extérieur. Seule la gaine est restée sur place pour faire office de revêtement du tunnel.

 Le revêtement du tunnel

Le coffrage du tunnel a été réalisé au moyen du tunnelier, comme on l’a vu plus haut. Les éléments du coffrage sont en béton, cintrés légèrement, et forment, après assemblage, un anneau solide. Celui-ci est renforcé par l’injection de mortier de ciment entre les voussoirs et la craie bleue. Les voussoirs ont été produits sur place à quelques centaines de mètres du puits de Sangatte dans une usine ultra-automatisée qui a ses propres bétonneuses. Sortis à la cadence d’un toutes les deux minutes, les voussoirs sont numérotés et stockés un mois au minimum.

Le tunnel, côté britannique

Ils sont très sévèrement contrôlés : le rétrécissement maximum toléré au cours du processus de durcissement ne peut s’élever au-delà de 2 mm !

En Angleterre, le chantier de production est situé sur l’« Isle of Grain », à l’embouchure de la Tamise.

 Les jonctions

Deux doubles jonctions (appelées cross-over outre-Manche) ont été réalisées pour permettre aux navettes et aux TGV de changer de voie à l’intérieur même de l’ouvrage. Ce dispositif est indispensable en cas de situation perturbée. Elles sont situées sous la mer, à 15 km de Sangatte pour l’une et à 8 km de Shakespeare Cliff pour l’autre.

A ces deux endroits, les deux galeries de circulation se rapprochent pour former deux vastes salles de 154,50 mètres de longueur à l’intérieur desquelles passent les deux voies de circulation. Ces dernières se croisent à l’intérieur de ces salles.

Des portes sont aménagées pour maintenir séparés les flux d’air de chacun des deux tunnels de circulation : en usage normal, elles restent fermées. Installées parallèlement aux voies, elles ont 7 m de hauteur, 32 m de largeur et un poids de 75 tonnes ! Elles coulissent sur des rails et sont actionnées depuis le poste de commande centralisé.

 Les terminaux

Les terminaux gigantesques abritent des quais de chargement, de déchargement, des voies de garage, des bâtiments pour la douane, des zones de péage, les installations d’entretien des navettes et autres infrastructures nécessaires à l’exploitation du système Eurotunnel. Ils sont implantés à Coquelles et à proximité de Folkestone. Le premier occupe une superficie de 480 hectares où aboutit la nouvelle branche du TGV Nord, construite au départ de Lille.

Le second ne s’étend que sur 140 hectares, à Cheriton lez Folkestone où l’on trouve les bâtiments à usage de la douane et du public et les quais pour les navettes. Plus à l’ouest, un faisceau de garage a été aménagé pour accueillir les trains de marchandises en provenance ou à destination du tunnel (Dollands Moors). C’est à cet emplacement que l’on pourra procéder à l’échange des locomotives et aux opérations de contrôle des trains de marchandises.

Le poste de dédouanement pour les camions est situé sur un vaste terrain de 68 ha au sud-est d’Ashford.

Lors des opérations d’enregistrement, les voitures seront mesurées électroniquement et, en fonction de leurs dimensions, seront dirigées par signaux vers les quais de départ.

Le contrôle douanier s’effectuera dans les deux pays dans la gare d’enregistrement. Des ateliers et des dépôts permettent l’entretien de la voie et de la caténaire. Un atelier central, installé à Coquelles, assure le grand entretien des navettes, tandis que l’entretien des TGV Transmanche ou rames Eurostar s’effectuera dans les nouveaux ateliers de Londres-North Pole, Paris-Le-Landy et Forest-Bruxelles.

Rocade littoral
Le péage
L’accès au quai d’embarquement
A l’intérieur de la navette
L’arrivée et le débarquement

Grâce au tunnel sous la Manche, le continent européen bénéficiera d’une liaison rapide avec les Iles britanniques et vice versa. Malgré ses nombreux détracteurs, ce transport sans entraves des personnes et des marchandises est devenu une nécessité pour la Communauté européenne du 21e siècle. Certes, il constitue un concurrent implacable pour les compagnies de navigation qui exploitent les liaisons maritimes entre la France et l’Angleterre. D’aucunes sont déjà supprimées (les liaisons Boulogne-Douvres et Boulogne-Folkestone), tandis que les autres offrent de substantielles réductions pour appâter le client.

Les transporteurs aériens, concernés davantage par la mise en service d’Eurostar qui reliera Paris à Londres en trois heures, ont encore une bonne année devant eux pour se préparer aux quinze allers-retours d’Eurostar dont la montée en puissance est dictée par la mise en service progressive des rames.

En sourdine, ils fourbissent déjà leurs armes car leur avantage (la durée du voyage) est très précaire.


Source : Le Rail, avril 1994