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Chemins de fer à crémaillère en Suisse

J.-C. De Jongh.

vendredi 10 mars 2023, par rixke

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Celui qui visite la Suisse rencontre inévitablement un ou plusieurs des innombrables chemins de fer de montagne. La traction à crémaillère est surtout utilisée sur les lignes à vocation essentiellement touristique pour permettre l’ascension ou la descente des versants escarpés. Sans ces lignes à crémaillère, le tourisme, qui constitue une source de revenus et d’emplois très importante en Suisse, n’aurait jamais connu un tel degré de développement.
2 automotrices à crémaillère après la descente du mont Pilate, dans la gare de la vallée d’Alpnachstad. A l’avant-plan, le transbordeur sur lequel la crémaillère locher est bien visible.
(17 juillet 1986).

La plupart des lignes de montagne ont vu le jour à une époque où le tourisme en était encore à ses premiers balbutiements et n’était à la portée que de quelques voyageurs fortunés. Ce sont surtout les Anglais qui ont joué un rôle important dans ce développement au cours de la « belle époque ».

Grâce à l’invention de nouvelles techniques et à l’amélioration de méthodes déjà en usage, combinées à une législation opportune et surtout appropriée dans le domaine de la construction et de l’exploitation de lignes de montagne, la Suisse a pu atteindre une position de premier plan dans ce domaine.

La sécurité des voyageurs a dès le début été la préoccupation majeure de l’exploitant ; on ne déplore d’ailleurs que peu d’accidents à ce jour. De plus, chaque accident fut-il insignifiant, est analysé afin d’éviter d’éventuelle répétition dans le futur.

 Pourquoi la traction à crémaillère ?

L’exploitation d’un véhicule sur rails n’est optimale que sur un plan parfaitement horizontal. La configuration naturelle du terrain à traverser ne le permet quasi nulle part au monde. Cependant là où les irrégularités sont insignifiantes, celles-ci ne causent aucun problème.

Dès que les pentes ont un degré de déclivité plus accentué, des problèmes surgissent que l’on peut surmonter au moyen d’un effort de traction plus important, de trains plus légers ou en réduisant la déclivité par des déblais voire même en creusant des tunnels d’un coût onéreux. Dès lors, il va de soi qu’un choix doit s’opérer lors du projet de construction d’une ligne de chemin de fer de montagne : soit une exploitation plus économique sur une ligne entièrement à adhérence, au besoin sur une distance supérieure à celle à vol d’oiseau séparant les localités à relier, soit une construction et une exploitation plus onéreuses d’un chemin de fer à crémaillère sur une plus courte distance. A cela s’ajoute le fait que certaines liaisons construites sous forme de lignes à adhérence, comportent des sections à crémaillère pour le franchissement de rampes de faible longueur mais de forte déclivité situées par paliers. La ligne du Brunig, le chemin de fer Furka - Oberalp (FO) et le chemin de fer Brigue - Viège - Zermatt (BVZ) en sont de parfaits exemples. L’exploitation de lignes ferroviaires à adhérence n’est possible que jusqu’à un certain pourcentage de déclivité. En Suisse, la pente maximale est fixée légalement à 70 ‰ ; au-delà de cette valeur il faut avoir recours à la traction par crémaillère et roue dentée (bien que, dans certaines circonstances, une dérogation puisse être accordée jusqu’à 80 ‰). En traction à crémaillère, la propulsion ne s’effectue plus par la seule adhérence des roues de la locomotive sur les rails, mais par la mise en mouvement d’une roue d’entraînement dentée s’engrenant sur une crémaillère placée entre les files de rails. Le véhicule se déplace simultanément en avant et vers le haut le long de cette « échelle ». Ce faisant, la résistance au frottement des roues sur les rails doit toutefois être aussi faible que possible. C’est la raison pour laquelle les rails des lignes à crémaillère sont toujours bien graissés, facteur exerçant justement un effet négatif sur les lignes à adhérence. C’est ainsi que l’on peut vaincre de grandes dénivellations comportant de fortes rampes sans devoir prévoir la construction d’équipements coûteux dans le paysage tels que le creusement de tunnels à faible déclivité au travers de roches très dures ou justement très friables.

La traction par roue dentée connaît quand même certaines limites fixées en Suisse à 250 ‰ pour les lignes à crémaillère sur lesquelles circulent des engins de traction équipés de roues dentées verticales. Pour un pourcentage supérieur, il faudra recourir à d’autres moyens de transport tel un téléphérique consistant à mouvoir une cabine par le biais d’un ou de plusieurs câbles, ou un ascenseur consistant à déplacer une cabine verticalement entre un certain nombre de rails de guidage. Le célèbre « chemin de fer du Mont Pilate » constitue la seule exception qui, avec une pente maximale de 480 ‰, dépassant largement les normes fixées, est devenu le chemin de fer à crémaillère le plus raide du monde. Ceci fut possible grâce à une construction spéciale de roues dentées motrices horizontales et d’une crémaillère à double denture latérale. Ce système a été inventé par Edouard Locher et appliqué sur cette ligne. Ce système ne connaît pas d’autre application en raison de l’amélioration de la technique des téléphériques, permettant déjà de nos jours l’utilisation de cabines de 150 voyageurs (la capacité d’un autobus !), dont la construction est moins onéreuse et qui sont moins sensibles aux circonstances atmosphériques (à l’exception du vent).

 L’origine des chemins de fer à crémaillère

L’ingénieur suisse Nicolas Riggenbach est généralement considéré comme l’inventeur du chemin de fer à crémaillère. Pas tout à fait à bon droit du reste, car avant lui, l’Américain Sylvestre Marsh inaugurait déjà en 1869 un chemin de fer de montagne touristique vers le sommet du Mont Washington dans le New Hampshire. Quelques décennies auparavant, à savoir en 1837, il fut fait application du système à crémaillère sur une forte rampe de 2 150 m de longueur du Madison & Indianapolis Railroad afin de pouvoir racheter une dénivellation de 127 m. Au début, on utilisa la traction chevaline, mais de 1847 à 1868 la traction fut assurée par deux locomotives à vapeur mixte à simple adhérence et à crémaillère. Au cours de cette dernière année, on mit en service des locomotives à adhérence plus puissantes, ce qui permit la suppression du tronçon à crémaillère,

En réalité, la première locomotive à crémaillère utilisable a été construite par John Blenkinsop en 1812. La controverse ne portait pas alors sur le franchissement de fortes rampes, mais sur la solution au problème de la traction par adhérence du fer sur le fer. Il était propriétaire de mines de charbon à Middleton et cherchait un autre mode de traction que les nombreux chevaux de mine. La première application en Europe fut l’inauguration de la Rigibahn entre Vitznau au bord du lac des Quatre Cantons et le Mont Rigi à la limite des cantons de Lucerne et de Schwyz. Cette ligne fut construite par Nicolas Riggenbach (1817-1899) qui mûrit son idée en qualité de directeur de l’atelier de la compagnie du Central suisse (SCB). La Hauensteinlinie entre Olten et Sissach via Läufelfingen, avec ses rampes de 26 ‰, faisait également partie du réseau de cette compagnie. Il rechercha un moyen de rendre la puissance de traction des locomotives sur cette ligne indépendante de la situation de la voie. En 1863, il introduisit une demande de brevet pour deux systèmes : une ligne uniquement à crémaillère et une ligne mixte c’est-à-dire à la fois à adhérence et à crémaillère. Les compagnies de chemin de fer ne manifestèrent toutefois aucun intérêt. En 1869, il demanda lui-même la concession pour la construction d’une ligne à crémaillère vers le sommet du Rigi, ligne qui put être ouverte le jour de son anniversaire en 1871.

Lors de la construction d’une ligne à crémaillère, les aiguillages constituent un handicap. Pour simplifier les choses, la crémaillère devrait y être interrompue ; mais alors la traction disparaît et la sécurité est compromise. Riggenbach résolut ce problème en utilisant des ponts roulants permettant de transférer les véhicules d’une voie à l’autre.

 Le système Riggenbach

Le système à crémaillère de Riggenbach consiste en deux cornières verticales en fer (les montants) entre lesquelles se trouvent rivées, des dents de forme trapézoïdale dont le pas est de 100 mm. La traction est réalisée par une roue dentée verticale montée sur le véhicule, et dont les dents s’engrènent sur les échelons de la crémaillère avec suffisamment de jeu.

Système à crémaillère Riggenbach à voie normale du chemin de fer Arth Rigi à Arth-Goldau
(7 juin 1962).

Ce système est lourd mais particulièrement solide. La majeure partie de la dentition de la crémaillère du chemin de fer du Rigi date encore de la période de sa mise en exploitation. Les courbes de la ligne constituent un handicap, car elles nécessitent des crémaillères spécialement courbées.

Le système de Riggenbach diffère peu de celui de Marsh. Lors d’un voyage d’étude en Amérique, Riggenbach s’était rendu compte des imperfections de son système et l’améliora dans sa propre application. En effet, les échelons de section ronde de Marsh avaient tendance à se détacher des montants, ce qui les faisait pivoter lors du passage d’un train.

Il convient de signaler que Riggenbach avait construit en Suisse au Steinbruch Ostermündigen en 1871, une ligne mixte à adhérence à crémaillère équipée du système à crémaillère de Marsh !

 Le système Abt

A peine les systèmes de Marsh et de Riggenbach avaient-ils vu le jour, que Roman Abt (1850-1933) introduisit en 1882 une demande de brevet pour un système comprenant deux ou plusieurs lames découpées de telle sorte que leurs dents soient décalées les unes par rapport aux autres. La traction est exercée par deux roues dentées verticales solidaires montées sur le véhicule et dont la denture de l’une est décalée d’une dent par rapport à l’autre roue.

Aiguillage avec système à crémaillère Abt sur la ligne BVB à Villars (25 août 1986). Une lame suffit généralement dans les constructions d’aiguillages.

Ce système se caractérise par une construction plus simple et moins lourde. Dans les courbes, les lames de la crémaillère peuvent être adaptées au rayon de courbure sans dispositifs particuliers. La construction de lignes de chemin de fer dotées de ce système s’avéra être notablement plus économique. Néanmoins la construction plus onéreuse et plus sophistiquée des deux roues dentées disposées côte à côte sur les axes des véhicules de traction constitue un désavantage toutefois compensé par l’avantage du contact permanent entre la roue dentée et la crémaillère à chaque moment de la rotation. L’entretien de la ligne équipée du système à crémaillère Abt est aussi plus simple et nécessite moins de temps ; par contre les lames sont plus sensibles aux dégradations provoquées par la chute de pierres que dans le cas du système de Riggenbach. Roman Abt fut le premier à construire un aiguillage avec crémaillère continue tant dans un sens que dans l’autre, ainsi qu’une pièce d’accès à la crémaillère pour les lignes mixtes adhérence/crémaillère. Cette pièce d’accès permet la mise en mouvement des roues dentées des véhicules, ce qui facilite leur engrènement dans la crémaillère. On évite ainsi tout danger de déraillement pouvant résulter d’une position de dent-sur-dent.

En Suisse, le système Abt fut appliqué pour la première fois en 1890 sur la ligne Viège - Zermatt.

 Le système Strub

Le système à crémaillère d’Emile Strub (1858-1909) se rapproche le plus du rail Vignole avec une denture découpée dans le champignon. Strub conçut cette idée alors qu’il occupait la fonction d’ingénieur chargé du contrôle du Ministère fédéral des transports nouvellement créé en vue d’exercer une surveillance sur tous les moyens de transport en Suisse. Son système est simple, robuste, durable et nécessite peu de réparations. Les crémaillères peuvent être adaptées à n’importe quel rayon de courbure (pas trop petit toutefois) et la fixation simple peut s’effectuer sur des traverses tant en fer qu’en bois.

Sur la ligne du SGA, la crémaillère Riggenbach en mauvais état a été remplacée sur quelques sections par celle de Strub dont on dispose encore d’un grand stock de réserve. La jonction des 2 systèmes aux environs de Bühler
(27 juillet 1972).

Au fond, le système Strub est arrivé trop tard que pour pouvoir faire l’objet d’une application à grande échelle. Il fut appliqué pour la première fois à la Jungfraubahn en Suisse ; permettant ainsi à Strub de gagner le premier prix d’un concours organisé par Adolf Guyer-Zeller, le père spirituel de la Jungfraubahn. Au cours des années 1897-1898, Strub fut directeur de la construction de la Jungfraubahn.

Le système Strub peut être combiné à celui de Riggenbach à certaines conditions. C’est notamment le cas du St-Gallen - Gais - Appenzell-Bahn (SGA) dont plusieurs tronçons sont équipés du système à crémaillère Riggenbach, tandis que la ligne Gais - Altstätten, fusionnée à cet ensemble était dotée du système à crémaillère Strub. Le grand stock de réserve de crémaillères Strub a permis de renouveler de petits éléments très usés en raison d’une exploitation intensive des sections équipées du système Riggenbach en attendant l’arrivée d’un nouveau matériel doté de moteurs plus puissants grâce auquel un certain nombre de sections à crémaillère ont pu être totalement supprimées.

 Le système Locher

Le quatrième système n’a fait l’objet que d’une seule application en Suisse. Il s’agit du chemin de fer du Pilate situé au sud de Lucerne et dont la majeure partie du tracé comporte une pente de 480 ‰. En fait, ce système tourne en dérision toutes les normes établies pour les chemins de fer de montagne, tant dans le domaine technique que juridique. Edouard Locher-Freuler (1840-1910) est issu d’une lignée d’entrepreneurs et de bâtisseurs. Son père était entre autres maître d’œuvre de la ville de Zurich. Il a lui-même été affecté à la construction du chemin de fer du Gothard entre Flüelen et Göschenen. En 1889, il se chargea de la construction du chemin de fer du Pilate qu’il exécuta en collaboration avec des compagnons de son père décédé entre temps. Il conçut pour les fortes rampes une crémaillère horizontale avec double denture latérale. La traction des véhicules à vapeur à mettre en service sur la ligne était assurée par deux roues dentées horizontales logées dans le châssis du véhicule. Une roue dentée s’engrenait dans la denture du côté gauche, l’autre roue dentée dans celle du côté droit de la crémaillère, tandis qu’un porte-à-faux, solidaire des roues dentées, est engrené sous la crémaillère ; ce qui empêche dès lors tout mouvement vertical fatal inopiné. Aussi ne déplore-t-on aucun accident jusqu’à ce jour sur le chemin de fer du Pilate. En raison de l’importance de la déclivité, les compartiments des voitures à vapeur et des automotrices électriques livrées depuis 1937 durent être disposés en gradins, La chaudière de la voiture à vapeur était disposée transversalement sur le châssis de telle sorte que la surface de l’eau puisse rester à l’horizontale durant tout le parcours. Pour le changement de voie, le chemin de fer du Pilate reste dépendant de transbordeurs, ce qui prend beaucoup de temps, surtout au point de croisement d’Aemsingen, et retarde considérablement le service. Dans les années 60, une aiguille d’un type particulier a été placée près de la gare terminus du Pilatus Kulm. Il s’agit d’une voie pivotant sur son axe longitudinal. En cas de raccordement à la voie de gauche, la voie vers la droite se trouve du côté inférieur de l’aiguille. Lorsque l’appareil pivote, cette situation change : la voie du dessous se met en place et la voie raccordée jusqu’à ce moment-là pivote vers le côté inférieur.

Système de crémaillère Locher avec entraînement tel qu’il est utilisé sur le chemin de fer du Pilate. La photo a été réalisée au point de départ du chemin de fer du Monte Génerosa à Capolago où ont été exposés les 4 systèmes à crémaillère
(28 août 1986).

Source : Le Rail, mai 1987