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Encore les doigts !

Albert Doppagne.

lundi 1er mai 2023, par rixke

Dans le langage courant, les références que l’on fait à chacun de nos doigts sont très inégales : on cite, par leur nom, le pouce et l’index mais les allusions aux autres doigts sont infiniment plus rares.

L’auriculaire, par exemple, n’est presque jamais désigné par son nom, on recourt à la périphrase le petit doigt.

La fréquence d’emploi des termes pouce et index a entraîné, pour ces deux termes, une extension de sens qui vaut la peine d’être signalée.

 Le pouce

Il était fait allusion au pouce dans l’expression, à présent bien vieillie, se mordre les pouces pour signifier se repentir. Nous préférons aujourd’hui faire référence aux doigts : se mordre les doigts. Il est encore d’usage de dire mettre les pouces pour cesser de résister. Cette expression trouverait son origine dans l’usage des poucettes, sorte d’anneau double employé pour attacher ensemble les deux pouces d’un prisonnier et paralyser ainsi sa résistance. Les expressions familières avec allusion au pouce ne manquent pas. Songeons au nombre de fois que nous mangeons un morceau sur le pouce, que nous mangeons sur le pouce.

Se tourner les pouces est bien connu, la tournure est plus correcte que de dire tourner ses pouces encore relevé par les dictionnaires.

Je distinguerais assez nettement les deux locutions donner le coup de pouce et donner un coup de pouce. Donner le coup de pouce signifierait plutôt « mettre la dernière main à un travail » tandis que donner un coup de pouce voudrait dire tantôt déformer, fausser (donner un coup de pouce à sa comptabilité), tantôt favoriser (on a dû donner un sérieux coup de pouce pour qu’il réussisse).

Pouce est même devenu une exclamation : Pouce ! crie l’enfant qui veut, momentanément, se retirer du jeu (les petits Wallons, dans ce cas, parlent d’« avoir deux doigts »).

Autre locution tout à fait populaire mais peu connue chez nous : Et le pouce pour dire « encore plus » (il y avait deux mètres et le pouce).

Notons enfin l’emploi de pouce comme ancienne mesure de longueur, mesure tantôt précise (le pouce valait 27,07 mm), tantôt approximative (ne pas céder un pouce de terrain, ne pas bouger d’un pouce).

 L’index

L’évolution sémantique du mot index est plus restreinte.

Comme il s’agit du doigt qui sert à montrer, son nom se met naturellement à signifier un objet mobile qui se déplace sur une graduation ou sur un cadran. C’est également une table alphabétique des sujets traités dans un ouvrage (il est parfois plus utile de consulter l’index que la table des matières).

Mettre à l’index est une expression courante qui s’explique par l’existence (jusqu’en 1960) de l’index, catalogue de livres dont le Saint-Siège interdisait la lecture. Index se dit plus souvent en Belgique qu’en France pour designer l’indice des prix (les fluctuations de l’index).

 Le majeur

Malgré sa taille plus avantageuse, ce doigt n’a pas connu le même succès langagier que le pouce ou l’index. Son nom de majeur ne remonte d’ailleurs qu’à 1907 : on l’appelait, jusque là, le médius, terme toujours employé.

 L’annulaire

Le quatrième doigt de la main (en commençant à compter par le pouce) s’appela d’abord doigt annulaire parce que c’est celui qui portait l’anneau.

D’adjectif, annulaire devient normalement substantif pour désigner ce doigt.

Diverses périphrases servent encore, dans certaines régions, à le désigner : doigt de l’anneau ou doigt de la bague. Dans le folklore wallon, j’ai noté l’expression doigt du cœur : une croyance populaire prétend qu’un nerf relie directement ce doigt au cœur !

 L’auriculaire

Jadis doigt auriculaire, le petit doigt a été ainsi nommé parce qu’il peut facilement s’introduire dans l’oreille ; on parlait de doigt auriculaire comme de confession auriculaire. On dit presque toujours le petit doigt.

C’est surtout d’une importance folklorique qu’il s’agira ici. Mon petit doigt me l’a dit ! Qui ne connaît, en effet, cette allusion ? Ce folklore très répandu du petit doigt délateur connaît de nombreuses variantes. Le plus souvent il s’agit du petit doigt qui « parle » à l’oreille. La mère qui se doute d’une faute de l’enfant, fait mine d’écouter le petit doigt. Mais lequel ? Parfois le sien mais, plus souvent, celui de l’enfant.

Dans mon enfance, ma mère me prenait le petit doigt et le portait à son nez : c’était son odeur qui me trahissait et qui « disait » que j’étais coupable ! Puisque nous en sommes au folklore, signalons encore l’existence de nombreuses formules enfantines qui se disent, ou se disaient, en saisissant successivement tous les doigts. Les plus simples concernent les doigts d’une seule main : Poucet (le pouce), Laridet, (l’index), Grand dame (le médius), Jean de l’Assaut ou Jean le maçon (l’annulaire), Petit couteau (sans doute « petit courtaud » à l’origine) pour le petit doigt, cette dernière désignation s’accompagnant de gestes et de modulations de la voix pour faire rire l’enfant.

Il est assez curieux de remarquer que l’annulaire porte souvent le nom d’une personne : Jean le maçon ou autre variante.

Une autre formulation amusante pour les enfants consiste à raconter une histoire en passant d’un doigt à l’autre. En voici un énoncé courant : Voilà celui qui a été au bois ; Voilà celui qui a vu le loup ; Voilà celui qui a eu peur ; Voilà celui qui a crié ; Couic, couic, un p ’tit morceau d’boudin !

Le folklore ne s’arrête pas là : jadis les formules concernaient les dix doigts : l’exemple cité par le Dictionnaire liégeois de Jean Haust est de ce type, en wallon naturellement. D’autres auteurs, en France notamment, ont noté des formules plus longues encore, intéressant les dix doigts des mains et se prolongeant sur les dix orteils ! Les orteils, rappelons-le, sont souvent appelés les doigts de pied.


Source : Le Rail, août 1994