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Un siècle et demi de « voyageurs » en France !

A. Lagource.

mercredi 5 février 2014, par rixke

 Des gares de tous les gabarits

Revenons à l’histoire proprement dite des chemins de fer, vue sous l’angle « voyageurs ».

Tant par le texte que par l’image, cet album nous présente avant tout des gares, qui sont les hauts lieux du monde ferroviaire.

Il y en a ici de tous les gabarits : de l’extra-terrestre (ou presque) où on a un grand pied, où l’anonymat renvoie chacun à sa solitude, à la petite halte de campagne, qui, l’air bon enfant, béret sur l’œil, mains dans les poches, mâche ses pâquerettes en salivant son bonheur et vit au rythme de la circulation des trains bien entendu, mais aussi de celle des sèves. Les convois qui les saluent, l’une et l’autre, ont pourtant les mêmes galons.

La gare, donc ! Avec tous ses pôles d’intérêt : le bâtiment « en soi », les quais, la salle des guichets, la consigne aux bagages (avec ses porteurs), le buffet où l’on consomme et où l’on cause, les tableaux d’affichage, de télépancartage, les buffets ambulants des grandes villes, la bibliothèque... Parce qu’on lit dans les trains, et pas nécessairement ce que de prétentieux écervelés ont appelé avec mépris de la « littérature de gare ». Jules Romains les mouche avec superbe :

« Je n’ai jamais compris que par l’expression « lecture de chemin de fer » on désignât des ouvrages frivoles, des publications qu’on feuillette et qu’on oublie aussitôt. Pour ma part, c’est dans le train que j’ai fait quelques-unes de mes lectures les plus denses et les plus ardues. Où trouver des circonstances plus favorables ? Rien ne vous dérange. Rien surtout ne menace de vous déranger. Ce n’est pas une visite de contrôleur, en trois cents kilomètres, qui rompra le fil de vos réflexions. Pas de téléphone. Pas de courrier. »

 Des cheminots et des trains

Naturellement, dans ces gares, il y a des cheminots. C’est bien la moindre des choses, puisque ce sont eux qui les justifient. L’album ne les a pas oubliés. Ils sont là. Tous. A leur poste. Vous n’en louperez pas un. Sans eux pas de train, donc pas de voyageurs. Ils sont, mine de rien, la matière même de ce livre. Et si, parmi eux, le contrôleur paraît être celui qui s’auréole du plus grand prestige, c’est sans doute parce qu’il est le seul maître à bord du train. S’il y a toutes sortes de gares, il y a également des trains de toutes les catégories : trains de villes et trains des champs, trains dits de plaisir (comme s’il y en avait d’autres), trains qui vous mènent à l’hippodrome, à la pêche, à la chasse, en vacances : à la mer, à la montagne, au soleil, à la neige ou chez tante Ernestine qui habite un petit trou pas cher... Il ne faudrait pas négliger les trains historiques : par exemple ceux des premiers congés payés (1936) qui ont concrétisé pour chacun le droit au rêve et au coin de paradis, et ça se lit sur les visages.

Ce n’est pas tout. Il y a des trains où l’on mange, où l’on boit : au restaurant, au grill, au bar, où l’on danse (ouais, ouais), où l’on dort : en couchettes, T2, ou wagons-lits à part entière qui sont l’ultime refuge du romantisme ferroviaire et des déplacements de haut vol. Il y a des trains qui attendent les bateaux, à moins que ce soit les bateaux qui fassent le pied de grue pour les trains.

Et les trains/autos ? ça, c’est la meilleure : ils font faire des économies de fatigue, d’essence et sans doute de devises à la fois. Trains de tous les âges et de toutes les générations ! On écrase une larme en revoyant la première loco, sans abri pour son équipe de conduite ; une autre larmiche à l’adresse de la « vapeur » mise au rencart après plus d’un siècle de bons et loyaux services. On passe en revue, la fièvre aux tempes, les tortillards, les tacots, les brouettes des lignes secondaires, auxquels vont se substituer les michelines, les automotrices... On s’ébahit devant les « électriques », diesels, turbo, etc., avec un mouvement de vanité au passage de la BB, aussi concupiscente que Bardot en personne.

 Ôtez votre chapeau

Soudain le silence se fait en vous, votre respiration se veut plus contrôlée, un pincement s’affirme du côté du cœur ou pas loin, qui indique qu’il y a du sublime dans l’air, le ciel se vêt d’azur d’un bout à l’autre, le printemps batifole, les oiseaux pépient à tout berzingue dans les aubépines qui bordent les lignes rurales : « Otez votre chapeau, voici le TGV ! ».

Le TGV qui réconcilie tout le monde, tous les tenants des plus divers modes de traction, qui fait bomber le torse au plus obscur des cheminots de la planète : de Valparaiso à Fouilly-les-Eaux, à huit ou dix générations de cheminots... Deux cent soixante kilomètres à l’heure, mes enfants, et à portée de toutes les bourses ! On croit rêver, même si les 190 km/h de l’autorail Bugatti en 1934, ça n’était déjà pas mal du tout... Ce monstre sacré vous fait entrer, mais avec politesse, dans l’ère du futur. Le TGV, c’est déjà demain. Le train le plus vite, le plus pratique, le plus pschttt, le plus tout. On ne peut s’empêcher de rabâcher : « Chapeau ! ». Ce modernisme du meilleur aloi ne doit surtout pas rejeter dans l’ombre ces valeureux trains qui distribuent du pittoresque à pleines fenêtres ; feu le Mistral, le Cévenol, le Nice - Digne, celui du Nivernais, de la ligne des Causses... et des dizaines d’autres. Tous méritent le voyage.

Les trains et tout ce qui s’ensuit. L’embarquement, les adieux, le débarquement, les étreintes, le comportement à bord : les poètes, les lymphatiques et les enfants qui se gorgent de paysages, les femmes-fourmis qui tricotent, les cigales qui tapent le carton, les curieux qui lisent, les cadres et les représentants qui font leurs bilans, calculatrices en batterie, les imbéciles qui s’ennuient comme partout ailleurs.

Attention ! il n’y a pas que des visages épanouis sur les quais des gares. Il arrive que les départs préludent aux tragédies ou que les arrivées les consomment. Trains d’émigrés, de pèlerins, de militaires en route pour le casse-pipes. Il y a toute une philosophie à tirer du contraste entre les faces rigolardes des mobilisés frais émoulus « à qui on ne la fait pas » et les visages graves, hébétés par le baptême sanglant, des permissionnaires retournant au front avec, sur la lèvre, le petit sourire malade de ceux qui n’ont pas en poche leur billet de retour. Trains de l’exode aussi, ou ramenant des camps de la mort lente quelques miettes d’humanité arrachées à la barbarie...

 Les siècles fraternisent

Coupons court : ce résumé de l’évolution du réseau et du matériel, ce survol de cent cinquante ans d’aventures humaines constituent un authentique chef-d’œuvre. Images d’Epinal ou photos du dernier cri (cri de triomphe naturellement), les illustrations ont réussi à se hisser à la hauteur des événements. Ici, les siècles fraternisent sans effort, sourire aux lèvres et mélancolie en sautoir. Ces photos fournissent un catalogue de paysages où la magie a fait son nid plus qu’à son tour : du niveau de la mer aux altitudes les plus vertigineuses.

Il ne faudrait pas perdre de vue, par exemple, que, la tête à 2761 mètres, le Grand Ferrand, débonnaire mais respectueux, assiste quotidiennement au passage de la micheline Marseille - Grenoble sur les rampes et pentes du col de la Croix-Haute (1176 m).

Le texte, quant à lui, est exactement comme il faut : serein, clair, convaincant !

Du haut de cet album, un siècle et demi vous contemple. Avec ferveur.


Source : Le Rail, juillet 1983