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Deux heures dans la cabine II de Bruxelles-Midi

A. W.

mercredi 3 août 2011, par rixke

« Le courant est-il rétabli ? »

Le chef de gare principal téléphone. Une « panne » sur les lignes électriques ne trouble pas la voix de ce dirigeant qui a fait face à d’autres perturbations. D’ailleurs, il y a les autorails. Il donne des ordres, raccroche.

« Vous me suivez ? »

Nous arpentons le quai I. Il y a plus de vingt-cinq ans que j’ai vu l’intérieur d’une cabine de signalisation. Le « grand Jules » avait hissé le gamin que j’étais dans le poste qui dominait notre petite gare wallonne. Plein de respect, j’avais contemplé le « cabinier » cet homme qui pouvait jouer avec de vrais trains ; j’avais lorgné ses biceps quand il basculait les lourds leviers ; j’avais écouté ses annonces téléphoniques en patois bon enfant et ses fiers coups de cornet devant la fenêtre ouverte aux effluves de la terre de chez nous. Mais, ce qui m’avait surtout frappé, c’était les soins méticuleux qu’il prolongeait pour bichonner les appareils. Célibataire, il couvait sa cabine d’un amour exclusif. Quand il fut pensionné, il continua de vivre les manœuvres, du fond de son courtil. Un soir, une machine sauta l’aiguille. Le « grand Jules » s’évanouit.

« Le courant n’est pas encore rétabli. La cadence du travail va s’accélérer là-haut. »

Cette remarque interrompt mes réminiscences. Nous gravissons plusieurs volées de marches. Une salle largement éclairée s’allonge devant nous. Quelle différence avec le poste exigu de mon enfance ! Je ne suis plus écœuré par les relents graisseux de jadis. A gauche, une baie, qui court jusqu’au fond où elle s’incurve, découvre une vingtaine de voies. A droite s’étire un bâti muni d’une suite de manettes que tournent quatre signaleurs, les yeux levés vers deux immenses tableaux noirs où scintillent des barres, des flèches, des points, rouges et jaunes, sur des lignes représentant le gril des voies. Espacés le long de la baie, cinq hommes téléphonent ou écrivent. Une voix articule l’annonce d’un départ. Au milieu, une horloge suspendue indique 15 h. 05. Des sonneries grêles s’allongent, s’interrompent, reprennent. Un haut-parleur, dans le fond, graille. En flamand ? En français ? Je n’ai rien compris. Un coup de trompe gronde, impératif. Un ordre jaillit vers le quai I.

Tous les mouvements de la gare se reproduisent sur les deux tableaux à la fois (un seul ne suffirait pas : la salle est trop longue). Je tourne la tête vers le gril : un train démarre, un tracteur manœuvre, un express entre en gare. Des signes lumineux indiquent leurs itinéraires respectifs sur les lignes correspondantes des tableaux. D’autres barres clignotent : elles annoncent l’entrée d’un nouveau convoi. Le voilà, en effet. Sur les tableaux et dans la gare, les allées et venues se précipitent simultanément. Dès que, là-bas, le dernier essieu d’un train franchit la pédale qui libère le circuit, ici des signes lumineux s’éteignent. Bientôt, un nouveau convoi occupe le tronçon dégagé.

« Chef ! le courant est rétabli, crie une voix.

  • Ah ! bon. Regardez à votre aise. A tantôt ! »

Assis sur un radiateur, je n’observe plus la cabine, ni le gril où, maintenant, se meuvent des locomotives électriques. Mon regard saute au-dessus des pylônes qui soutiennent les lignes de haute tension, s’envole de la tour élancée de la gare, rebondit sur le dôme bronzé du Palais de Justice, resplendissant dans le soleil, pour glisser sur le toit, noir et mat, de la porte de Hal, où mes yeux se reposent, dans la dentelle des pierres grises. Je pense au moyen âge, à cette époque où la technique était élémentaire. Le signaleur blond qui se déplace à ma gauche, mon imagination le dresse sur la tour de vigie, avec l’embouchure d’une trompette thébaine au bout des lèvres...

« Attention ! Attention ! Le train venant de Gand est annoncé. Tenez-vous à distance pour faciliter le débarquement des voyageurs. Opgepast ! Opgepast !... »

Cette voix qui articule me rappelle à la vie moderne. Elle part du milieu de la salle. C’est celle du speaker. Je me dirige vers la note claire de son cache-poussière. Attentif, ce speaker cheminot fixe le tableau noir, s’approche du micro et lance un nouvel avis aux voyageurs.

Un peu plus loin, je m’arrête devant une table métallique garnie de poussoirs, blancs, bleus, verts et jaunes. Le préposé enfonce certains d’entre eux et déclenche ainsi le dispositif automatique qui signale, sur des tableaux lumineux suspendus le long des quais, la destination, l’heure de départ et la caractéristique des trains. Un voyant rougit : l’annonce est bien transmise.

Un chef de gare adjoint fait les fonctions de régulateur. C’est lui, pour le moment, le responsable de la cabine. Cela ne crispe pas ses traits de bon père de famille souriant.

Plus loin, toujours le long de la baie, le « graphiqueur » enregistre les heures réelles d’arrivée et de départ de chaque train. Un convoi s’attarde-t-il ? Une « correspondance » doit-elle l’attendre ? Il le rappelle au régulateur.

Le téléphoniste émet des télégrammes sur l’ordre du dirigeant, répartit ceux qu’il reçoit et signale l’envol des trains aux différents « dispatchings » des lignes intéressées.

Près de lui, un sous-chef de gare, au physique de jeune premier, aide le régulateur, surveille et contrôle les manœuvres avec efficacité.

Le micro graille encore. La voix vient de la cabine III.

Je comprends mieux. Le gril de la gare s’inscrit dans un trapèze. La base la plus large confine à l’avenue Fonsny. A gauche, dans l’angle aigu, convergent les lignes vers la Jonction. Au milieu se succèdent les quais parallèles où parviennent, de la droite, les lignes venant de Charleroi, de Mons, de Cureghem et d’Ostende. La cabine II, située au centre de la petite base du trapèze, les dessert. La cabine III, que l’on aperçoit d’ici, sur la ligne de ceinture, près de la remise aux autorails, communique avec les postes de block qui suivent sur les lignes 124, 96 et 50. Une autre cabine, à gauche des quais, autorise l’accès vers la Jonction.

J’observe, à présent, les quatre signaleurs, qui, le long du bâti, se déplacent dans des pantoufles en poils de chameau. Le jeune blond ne m’a pas suivi en haut de la tour de la porte de Hal. Le trafic de la ligne 124 accapare toute son attention. Ses camarades s’occupent des autres lignes et travaillent de concert. Pourquoi cette différence ? Le trafic est si intense qu’il a fallu scinder les itinéraires en trois tronçons. Une partie est-elle libérée ? On n’attend pas que l’ensemble de l’itinéraire soit dégagé. Il faut faire vite.

Le premier, musclé comme un boxeur, sifflote un fox-trot : « Jamais peine ne dure, jamais très longtemps... » II n’a d’ailleurs pas l’air de souffrir pour tracer les premiers tronçons des itinéraires au départ et les derniers des itinéraires à l’arrivée. Le deuxième, à l’extrémité, reçoit les trains et trace le dernier tronçon des itinéraires au départ. Le troisième s’occupe du tronçon intermédiaire. Aux heures de pointe, un collègue supplémentaire vient les aider.

Un train doit-il entrer ou sortir ? Le signaleur intéressé tourne une manette. A 30°, l’itinéraire est établi automatiquement : à 90°, l’itinéraire est enclenché, et personne, déjà, ne pourra plus, sans déplomber les appareils, changer la position des aiguilles avant que le convoi n’ait dégagé lui-même l’itinéraire : à 120°, le signal est ouvert ! La sécurité est totale. Il faut faire vite, mais sans risque.

Vous les verriez dans la rue, rien ne semblerait les associer. Au travail, une même cadence les unit. Leurs regards aux tableaux, leurs mouvements pour tourner les manettes, leur débit au téléphone obéissent à un même rythme sûr, net, sans précipitation, sans relâche, qui, ici, harmonise les tempéraments, moule les caractères et mûrit les personnalités.

Ce rythme ralentit : un coup dur est passé. Tout en travaillant, l’un mastique son pain calmement, l’autre fume sa « roulée » par petites bouffées régulières. Le régulateur et le sous-chef n’interviennent plus pour le moment.

Mais le mouvement dans la gare ne cesse pas. Il n’y a pas dix secondes d’accalmie. Là, une fumée blanche se déploie. J’enroule un rêve dans ses volutes. Aussitôt, une sonnerie me fait sursauter.

Les signaleurs, maintenant, manœuvrent les manettes sans les regarder, se retournent vers la baie, embrassent l’étendue du gril, fixent un tronçon, contrôlent les tableaux, dirigent, parfois en même temps, plusieurs mouvements parallèles, apprécient une distance ici, une vitesse là-bas. Aucune besogne secondaire ne ralentit le rendement. Rien n’émousse leur attention, ne freine leurs initiatives. Des appareils automatiques lancent et reçoivent les ordres. Un tour de manette à ces transmetteurs remplace les inscriptions de contrôle aux carnets de block.

Je revois les grosses mains du « grand Jules ». Son amour du métier eût-il suffi pour qu’il s’adaptât à ce rythme moderne de travail sans y avoir été initié avec méthode ? Dans sa petite gare, les manœuvres étaient rares, simples, espacées. Ici, les tableaux changent sans cesse. Le livret des horaires précipite les ordres. Des imprévus s’intercalent. Haut-parleur et sonneries commandent en même temps. Il faut comprendre tout de suite ; répondre vite et bien ; faire face, de sang-froid, aux fluctuations qui surgissent ; collaborer, dans un esprit commun de discipline et d’équipe, pour servir sans retard.

Je m’éclipse. Ces cheminots vont affronter la pointe des fins d’après-midi. J’emporte d’eux un souvenir durable. En repassant sur les quais, j’écoute la voix de l’un, je fixe les annonces lumineuses de l’autre, et, au milieu des mouvements de la gare, je revois les quatre signaleurs et leurs chefs qui, là-haut, tracent les itinéraires à temps voulu, aidés d’un téléphoniste et d’un graphiqueur. Je revois toute l’équipe, fraternelle, unie, qui, tantôt, passera la main à une autre équipe de même valeur. Je pense aussi aux techniciens qui ont agencé la cabine avec tant d’ingéniosité...


Source : Le Rail, mai 1956