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Le Transsibérien, dernier des trains romantiques

J. Vettman.

mercredi 10 octobre 2012, par rixke

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Depuis que l’avion et la voiture ont rendu quasiment superflues des liaisons ferroviaires aussi célèbres que le Pacific et l’Orient-Express, il ne reste plus désormais qu’un seul train datant de l’époque romantique des chemins de fer : le transsibérien !

Bien qu’il soit à présent remorqué par une locomotive électrique et qu’on y soit bercé, dans les couloirs aussi bien que dans les compartiments une musique agréable (interrompue çà et là pour faire place à des communiqués fracassants, tels le lancement d’une fusée vers Mars...), il n’en reste pas moins que le parcours qu’il implique tient toujours plus de l’expédition que du vulgaire voyage en train.

Il ne faut pas de longues tirades pour en fournir la preuve. S’étirant de MOSCOU à CHABAROVSK, cette ligne - assortie du numéro 5 dans le volumineux indicateur des chemins de fer d’Union Soviétique - mesure 8 530 km, pas un de moins. Attendu que la vitesse de croisière se situe aux environs de 56 km/heure, le voyageur qui s’amène en courant de la célèbre place Rouge pour s’engouffrer dans une des robustes voitures du transsibérien, en aura pour six jours et demi à dormir, manger, rêver, promener, lire. etc.. avant de pouvoir se dérouiller les jambes sur le quai de CHABAROVSK, aux bords de la non moins célèbre rivière répondant au nom évocateur d’Amour. Encore cela s’est-il passé assez vite, puisque le voyageur en question a eu la bonne idée d’emprunter le « Rossia », le plus rapide des sept trains qui quittent journellement la gare de YAROSLAV de Moscou pour entamer un trajet couvrant quasiment le sixième de la circonférence du globe terrestre. En cours de route le « Rossia » ne fait arrêt qu’à septante-quatre haltes fixes, ce qui donne une idée du nombre d’escales que doit effectuer ce qu’il est convenu d’appeler communément un omnibus. Ces six jours et demi, accomplis d’une seule traite à une allure telle que certains voyageurs doués de facultés à la fois humoristiques et athlétiques, s’amusent à sauter en bas à l’avant pour le reprendre au vol à l’arrière, prouvent à suffisance que le transsibérien n’est pas un train comme les autres.

 Indispensable

Ces cent cinquante-six heures « à fleur de rail », nous les avons vécues et, en cours de route, à force de contempler d’un œil voilé le défilé monotone des éternels bouleaux argentés, nous avons eu mille et une occasions de découvrir qu’ici il existe une notion de « chemin de fer », riche de signification. D’ailleurs, dans la majeure partie de l’URSS, il n’y a toujours pas d’autre mode de transport que le train, tant pour ce qui concerne les marchandises que les personnes.

La première petite pierre symbolique que planta à Vladivostok en 1891 le prince héritier, le futur Nicolas II, à l’endroit prévu comme terminus de la ligne gigantesque, a gardé son impérieuse signification, quatre-vingts ans plus tard. Du point de vue politique, stratégique, économique et social, le train était à l’époque le seul moyen de hâter l’expansion du pays et de rendre habitables ces immenses étendues.

La seule autre voie de communication qui existait là-bas était celle que les paysans avaient tracée de village en village, uniquement praticable en hiver par les traîneaux glissant sur la neige ou le sol gelé et qui, en été, se transformait tout bonnement en bourbier.

Cette large piste subsiste encore de nos jours et est utilisée pour les transports à l’intérieur du pays ou de ce qu’on pourrait appeler la province. Les routes bétonnées, nécessitées par l’essor de l’automobile, n’existent par ici qu’aux abords des grandes villes et des centres au développement ultra-rapide. Contrairement à ce qui s’est passé en Occident, l’auto n’a pas encore conquis le pays. Somme toute, et cela se passe dans d’autres domaines en Union Soviétique, cette phase du développement a été escamotée, car nulle part ailleurs on ne voyage autant et aussi facilement que ne le fait le citoyen soviétique. Toutes les grandes villes sont des nœuds de réseaux aériens et du fait que l’urbanisation se poursuit à un rythme accéléré, l’aviation est capable d’assurer le transport des personnes, pour une grosse part.

Il n’empêche qu’à l’intérieur du pays, pas plus les transports lourds que les transports militaires - dont l’importance ne peut être sous-estimée - ne sont capables de se passer du chemin de fer. C’est bien simple, il suffirait en Union Soviétique que quelques ponts et viaducs du transsibérien s’effondrent pour que, sur le coup, la vie du pays soit paralysée pour un bout de temps.

 Un conte de fées

Notre « ROSSIA », express quotidien donc, est plus ou moins confortable, suivant le type de voiture où on a échoué. En tout état de cause, les lords et les ladies qui voyageaient dans le transsibérien d’avant la première guerre mondiale feraient la moue devant le « ROSSIA » actuel. A l’époque ne circulait entre Moscou et Vladivostok, comme train direct, que le super-luxe sur roues que l’on doit à PULLMAN.

L’ère de monsieur-tout-le-monde n’avait pas encore vu le jour, de sorte que seules les personnes décemment fortunées pouvaient se payer la fantaisie d’un moyen de locomotion aussi romantique. En tête du convoi cheminait un wagon à bagages qui comprenait, entre autres, une chambre noire où l’on développait les photos prises en cours de route. Dans la dernière voiture avait été pratiquée une baie panoramique à travers laquelle on pouvait contempler le paysage mais aussi se livrer aux joies de la photo. Une autre voiture était aménagée en salle de gymnastique avec des espaliers, des anneaux et également un « home trainer ». En outre, la rame comportait une salle de bains, un salon très « smart », avec piano et bibliothèque s’il vous plaît, et une salle à manger, avec des lampes à pétrole sur les tables revêtues de damas et des icônes aux parois ; bref, on aurait pu se croire au « Ritz ».

A cette époque, le voyage pouvait se prolonger pendant deux semaines mais n’en était pas moins varié. Aussi, au cours de la partie sibérienne du trajet, le convoi devait s’arrêter à plusieurs reprises pour permettre à l’équipage de la locomotive d’aller ramasser du bois mort pour l’approvisionnement en combustible. Tandis que ces braves gens s’acquittaient consciencieusement de leur tâche, les comtesses, baronnes et autres demoiselles s’amusaient à cueillir des bouquets, alors que les ducs, gouverneurs de colonies britanniques et consorts tentaient de tirer un élan ou un ours.

Photo : Intourist

Dans un pays comme l’URSS, ces mœurs féodales n’ont fatalement plus cours. Cela veut-il dire que le « ROSSIA » est devenu un véhicule dépourvu de classe ?

 Eventail de classes

Nous n’avons pas été peu surpris de nous apercevoir que ce train comportait plus de classes que n’en offrent les chemins de fer occidentaux. Il nous a fallu tout un temps pour nous y retrouver... Si notre sens de l’observation ne nous a pas abusés, nous pouvons affirmer que le « ROSSIA » propose quatre classes différentes et, automatiquement, quatre prix différents.

A la tête du train se trouve une voiture de luxe comportant uniquement des compartiments d’une personne où il est possible de s’asseoir ou de se coucher. Il y a une toilette étroite avec lavabo et prise de courant pour deux compartiments.

Un échelon plus bas dans la hiérarchie du confort, on trouve la voiture aux banquettes dites « moelleuses ». Elle se compose de compartiments pour deux personnes (assises ou couchées). La voiture est équipée de deux toilettes situées à ses extrémités.

Au troisième rang, se situe la voiture aux banquettes dites « dures » ; cela implique que, tant pour s’asseoir que pour dormir, quatre personnes doivent se partager un compartiment.

En fin de compte, il y a la voiture la plus populaire, qui n’est, bien sûr, pas dépourvue de banquettes mais qui est plutôt un vaste dortoir cloisonné.

La composition d’un tel train est cependant sujette à accommodements. Il arrive que, bien que voyageant en catégorie « luxe », vous soyez contraint de partager votre compartiment avec un autre voyageur. Il se peut aussi que vous vous retrouviez à deux dans un compartiment de quatre et que vous demeuriez tout le trajet rien qu’à deux. Personnellement, nous avons eu le privilège de voyager, un jour et demi durant, dans une authentique voiture de « luxe », grâce à la courtoisie d’un haut fonctionnaire (il détenait le plus haut grade dans la circonscription ferroviaire qui s’étend de NOVOSIBIRSK à IRKOUTSK). Toutefois d’IRKOUTSK à CHABAROVSK, nous fûmes relégués dans un compartiment à « banquettes dures ».

Pour ce qui est des voitures, les plus vétustes voisinent avec d’autres qui peuvent s’enorgueillir des dernières nouveautés. Dans les unes, il n’est pas rare de frissonner ; dans les autres, la transpiration est plutôt de rigueur. A certains moments, les prises de courant se refusent absolument à faire ronronner votre rasoir électrique. En tout cas, ce qui demeure garanti en toute circonstance, c’est, tapi au fond du couloir, le petit feu au charbon de bois chapeauté du samovar situé près du compartiment où Masja, la bonne à tout faire, rêve de promotion sociale... Ce petit poêle est un énorme pas en avant ! Il n’y a pas tellement longtemps, les voyageurs devaient sauter à chaque arrêt sur le quai pour remplir une bouilloire d’eau chaude au robinet de la gare. Au jour d’aujourd’hui, Masja tient à votre disposition aussi bien du thé que du café, gratuits deux fois par jour, payables en kopecks au-delà de cette ration.


Source : Le Rail, octobre 1972