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Le Transsibérien, dernier des trains romantiques

J. Vettman.

mercredi 10 octobre 2012, par rixke

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 L’armoire précieuse

La voiture-restaurant paraît, elle aussi, être la même dans tous les convois. Il va de soi que c’est là le lieu de rencontre le plus couru des sept voitures qui composent le « Rossia ». Elle comprend deux doubles rangées de six tables chacune ; à l’extrémité de cette voiture où l’on mange, boit et bavarde, il y a « l’armoire ».

Attention, les guillemets sont de rigueur parce que « l’armoire » constitue l’endroit le plus précieux dès lors qu’il s’agit de satisfaire son estomac et de flatter son palais. La preuve en est que le maitre de cérémonies de la voiture-restaurant ne quitte pas l’armoire des yeux. Jamais, il ne la laisse à l’abandon. Quand il rédige ses notes, il ne manque pas de rester près de ce sanctuaire, un œil perpétuellement braqué sur sa serrure.

Dans cette armoire, sont rangés tous les spiritueux - ceux qui sont anodins et ceux qui le sont moins : cela va des vins liquoreux de l’OUSBEKISTAN, des Riesling du Caucase aux champagnes de Géorgie. Jadis, on y dégottait aussi une trentaine de sortes de vodka, mais depuis que le Kremlin a estimé que l’ivresse des voyageurs n’était pas indispensable, les usagers du « Rossia » n’ont plus qu’à s’ingénier à s’en approprier une bouteille au « buffet », là où le train fait escale. Normalement, on devrait y trouver aussi de la bière, mais la boisson équivoque qu’on vend sous cette appellation en Union Soviétique n’est jamais présente dans « l’armoire ».

« L’armoire » recèle aussi des grappes de raisin, des oranges, des tablettes de chocolat, des bonbons et à l’occasion, quand les relations avec Cuba sont au « beau fixe », aussi de l’ananas frais. Bref, tout ce qui rend la vie sur terre un rien plus agréable, tout ce dont on n’a pas réellement besoin pour subsister mais qui rend l’existence tellement plus supportable, on le trouve dans « l’armoire ». C’est à cela qu’il faut attribuer la surveillance très étroite dont fait l’objet ce luxuriant - et dès lors très coûteux - entrepôt.

 Voyageurs de toute sorte impénitents

Derrière « l’armoire » se trouve la cloison qui dissimule la cuisine. Dans le domaine culinaire, l’Union Soviétique marque un point. En notre qualité de voyageur chevronné des chemins de fer de l’est comme de l’ouest, nous pouvons, la main sur le cœur, affirmer en toute honnêteté que nous avons fait meilleure chère sur le transsibérien que sur n’importe quel autre rapide occidental. Bien que ces hommes et ces femmes fort affairés n’aient en rien bénéficié des enseignements d’art gastronomique de Raymond Oliver, ils vous servaient, froid ou chaud, de l’esturgeon, du crabe, du caviar, de la sandre, fondants comme pas deux, et nous n’avons jamais dégusté de bœuf Stroganoff si ce n’est aux confins de la Mongolie.

Nous avons spontanément acte notre estime à ces « sans grade », ainsi qu’au chef, par une inscription « ad hoc » dans le livre d’or de la voiture-restaurant. On l’aurait fait rien que par respect pour la manière consciencieuse dont ces gens s’efforcent de gagner leur vie. Chaque voyage aller et retour dure seize jours sans nulle interruption et comporte dix-neuf mille kilomètres. Le personnel du restaurant travaille plus de quatorze heures par jour et ne dispose pour dormir que de « banquettes dures ». Il est vrai qu’après un tel périple, il a droit à quinze jours de congé. N’empêche, en un an, cela fait 230 000 km passés « sur les roues ». Encore faut-il ajouter qu’il s’agit d’une année normale, car, lors de l’exposition mondiale d’Osaka, tandis que nombre de groupes d’Europe occidentale empruntaient le transsibérien, nos gaillards ont dû mettre les bouchées doubles, au sens le plus étroit du terme.

Tout cela vaut également pour le personnel des voitures. Dans chaque voiture, deux femmes sont affectées au nettoyage, au maintien de l’ordre et de la quiétude. La plus élevée en grade d’entre elles possède une sorte de gourdin, dont elle se sert aussi bien pour donner le signal du départ que pour tempérer les ardeurs belliqueuses de quelque voyageur trop agressif. Si elle ne parvient pas à le maîtriser, elle fait appel à la cuisinière en chef, une personne avec laquelle il est préférable de se restaurer que d’en venir aux mains ; et si d’aventure, celle-ci avait le dessous, la milice entrerait en jeu. Chaque « Rossia » est accompagné de trois hommes dont l’occupation essentielle paraît se partager entre le jeu de cartes et les échecs, mais qui, le cas échéant, se révèlent être de solides défenseurs de la loi. Un jour, sur le transsibérien, nous avons vu la cuisinière en chef poursuivre dans le couloir trois voyageurs pompettes, en vitupérant et en brandissant sa trique, et une autre fois, les hommes de la milice traînant un individu quelque peu exalté, dépenaillé, en guenilles, vers leur compartiment.

 Six heures à l’avance

Le transsibérien, cela veut dire aussi qu’il faut, à six reprises, avancer sa montre d’une heure. Du moins quand le trajet se fait d’ouest en est. Tandis que, vous fiant à votre tête toujours somnolente, vous devriez encore vous débattre dans la nuit, le jour se pousse déjà aux fenêtres et le vieil homme, qui fait sa tournée avec des « piroykas » (petites bouchées), avec ses boîtes en fer contenant le déjeuner chaud ou du yaourt, frappe à votre porte. Plus tard, il vous présentera un filet contenant trois oranges ainsi qu’une tablette de chocolat pour le prix pas tellement modique de quatre-vingts francs (au cours officiel du rouble).

Entre-temps, le haut-parleur diffuse un peu de musique, la plupart du temps - et c’est assez paradoxal - des mélodies anglaises. Alors vous regardez par la fenêtre, histoire de vous éveiller tout à fait. Hormis le passage de l’Oural, la chaîne de montagnes située aux confins de l’Europe et de l’Asie, qui n’a rien de vraiment sensationnel et qui propose un paysage accidenté comme celui de nos Ardennes, il n’y a pas tellement de choses curieuses à contempler. Les bois de bouleaux se succèdent sans discontinuer. De temps à autre, une clairière où se tapissent de-ci de-là des blockhaus, quelques-uns arborant des façades sculptées et peintes en couleurs criardes. C’est une aubaine de voir un troupeau avec le gardien à cheval, de rencontrer un champ labouré. Quelque part un terrain en pente couvert de plantes bourgeonnantes qui invite aux cueillettes. Voyageurs et personnel s’y précipitent, récoltent et en reviennent comme s’ils étaient chargés des lauriers olympiques.

Photo Van den Abeele

Les haltes suscitent toujours une ambiance fiévreuse. Tout ce qui peut galoper quitte le train en courant, envahit les quais, contemplant à gauche et à droite ce qui est digne d’intérêt. Des paysannes venues des kolkhozes voisins, ces fermes collectives, proposent leur marchandise sur de larges éventaires ou, plus modestement, dans des boîtes en fer-blanc. Un sachet de pommes de terre brûlantes, des carottes en tranches, du chou rouge ; des cornichons, des noix ; une seule fois nous avons eu droit à des cuisses de poulet : Les habitués du transsibérien galopent d’une seule haleine vers le buffet, s’emparent de pain noir, d’une bouteille de vodka ou de vin blanc, de la dernière édition locale de la « Pravda » et les voilà parés pour une nouvelle étape.

 Un voyage passionnant

Cette expédition, apparemment interminable et d’autant plus dure à encaisser que l’avion, lui, relie Moscou à CHABAROVOSK en neuf heures, n’est - fait remarquable - pas le moins du monde fastidieuse. C’est aussi l’impression de quantité d’étrangers utilisant cette ligne et ce moyen de transport pour se rendre au Japon ou pour en revenir. Chaque « Rossia » véhicule en effet nombre d’Occidentaux qui ont décidé de voyager ainsi à moindres frais.

Cela permet aussi de voir du pays. Que peut-on apercevoir de l’immense territoire soviétique si l’on voyage en avion d’une grande ville à une autre ? Surtout s’il s’agit de la Sibérie, où les grandes agglomérations se ressemblent toutes comme deux gouttes d’eau et ne sont que des copies fidèles des localités d’égale importance situées en Russie d’Europe.

Du train, on peut vraiment voir les choses de beaucoup plus près. C’est d’ailleurs vrai aussi pour les hommes : un changement continuel de passagers s’effectue car montent et descendent en cours de route des fonctionnaires, des militaires de carrière, des dirigeants politiques, visiteurs, paysans et paysannes, vagabonds et personnages interlopes.

Chaque escale devient un événement. On peut ouvrir des yeux grands comme ça devant la somme monstrueuse de matériel ferroviaire concentré à tel endroit. Là où existe le moindre espace propice aux manœuvres, on voit défiler plus de locomotives et de wagons que ne pourrait en faire déferler l’imagination la plus débridée. Les villageois, et même les habitants des grandes villes, prennent le train parce que le trajet est beaucoup plus commode que par les routes détrempées. Le tout laisse une impression de foule bigarrée, respire la négligence et la nonchalance. Des voyageurs qui viennent de monter, restent sur les marchepieds à tailler d’interminables bavettes avec le personnel. Les billets des voyageurs sont examinés sur toutes les coutures. Sont-ils bien en règle ? S’ils le sont, y a-t-il de la place disponible ? Car il arrive qu’on ait vendu plus de billets que le train ne compte de places...

Bref, pour visiter la bonne vieille Russie, rien de tel que de prendre le transsibérien. On y apprend beaucoup plus qu’au cours d’un séjour d’une semaine dans un quelconque ghetto pour touristes.


Source : Le Rail, octobre 1972