Accueil > Le Rail > Poésie - Lecture - Peinture > Hommes du rail (II)

Hommes du rail (II)

Marthe Englebert.

mercredi 28 janvier 2015, par rixke

Toutes les versions de cet article : [français] [Nederlands]

C’est décidé, nous partons ensemble. J’en ai le cœur qui bat un peu, mais puisque j’ai dit oui, je mets ma main dans la sienne et il me hisse à sa hauteur.

Ces trois échelons abrupts ne laissent aucun doute : personne n’a prévu qu’une femme s’embarquerait un jour à ses côtés. M’y voici quand même, c’est l’essentiel. Oh ! oh ! la cabine vitrée est spacieuse, la voie s’étire devant moi hors de la ville, et, en mon for intérieur, je trouve que mon compagnon est un homme charmant.

Mon compagnon, que dis-je ! le conducteur de la motrice diesel qui va nous emmener tous les deux — et en plus quelques centaines de voyageurs confortablement installés déjà dans leur compartiment.

Le conducteur, cet homme seul

A dire vrai, je ne suis pas ici pour voir le pays, mais bien la manœuvre du conducteur qui doit mener l’express en Allemagne.

Il prend place dans la cabine, tire des manettes, appuie sur des pédales et des boutons, actionne des robinets. Je souhaiterais en savoir davantage sur ce qu’il fait exactement, mais je ne puis le questionner maintenant et détourner peut-être son attention.

Tiens, nous partons. Un très haut tabouret s’appuie à la paroi ; je m’y assieds, ou plutôt je m’y cramponne, car le train roule déjà à vive allure et j’oscille de droite à gauche, d’un mouvement régulier de pendule, les pieds entortillés autour des barreaux de fer, mon carnet crispé dans la main gauche, le crayon dans la main droite, prenant des notes qui ont l’allure des graphiques de fièvre.

Nous avons dépassé Zaventem et roulons en rase campagne. Je toussote, il tourne un peu la tête.

— Puis-je vous parler à présent ? Oui. Voyons ...

Il y a longtemps que vous êtes conducteur ?

— J’y rêvais déjà étant tout gosse. J’ai passé mon examen en 1937, je suis entré en 1941.

Il a traversé tout le pays, passé par toutes les gares dans un sens à l’aller, dans l’autre sens au retour ; il observe les signaux, longe des quais, s’arrête, repart, passe quelquefois la nuit dans le dortoir d’une remise éloignée, reprend son service le lendemain matin, ramène le train où il doit, astique sa machine quand elle ne brille pas à son gré, repart, revient, recommence.

Le retard, c’est de l’argent ...

— Vous devez mener une vie de famille bien irrégulière ?

— Autant dire qu’on n’en a pas, répond-il en haussant un sourcil ironique. Nous sommes presque plus souvent avec la machine qu’avec notre femme.

Sa machine ! Comme elle file, souple et rapide. Lui me parle, sans jamais perdre de vue le compteur de vitesse. Nous dépassons un feu vert, un autre, une succession de feux, et parfois il tourne un bouton.

— Vous pointez ?

— Tout juste ! Comme cela, j’apporte la preuve que j’ai bien vu et respecté chaque signal. La vitesse est aussi enregistrée et ainsi on peut toujours voir que je n’ai pas dépassé celle qui est autorisée. Sur cette ligne-ci, la moyenne est de 110 et je peux atteindre le 140. Je suis responsable des excès de vitesse éventuels ... comme des minutes de retard.

— Mais si ce n’est pas votre faute ?

Il parle, mais je n’entends pas un seul mot, car le train aborde un tournant et lance un cri aigu qui me perce les entrailles. J’attends d’être ressaisie pour répéter ma question ; lui répète sa réponse :

— Il y a toujours un responsable : ce sera le visiteur venu trop tard pour effectuer l’essai des freins, ce qui aura retardé le départ, ou moi qui ai flâné en route.

— Et s’il y a du brouillard, du verglas ?

— Là, bien sûr, personne n’y peut rien.

— L’an dernier, au retour d’Aix-la-Chapelle, la douane nous a immobilisés près d’une heure à Herbesthal. Le conducteur, je suppose, était aussi impatient que nous de repartir. Qui doit endosser pareil retard ?

— L’exploitation. Si le conducteur peut rattraper quelques minutes, elles lui seront payées.

— Il en a sûrement rattrapé ce jour-là. Je ne m’étais jamais trouvée dans un train qui roulait à si folle allure, du moins est-ce la sensation que j’ai éprouvée.

Je raconte mon inquiétude, ma satisfaction d’arriver saine et sauve ; le conducteur en rit, me tranquillise, un peu tard ...

— Mon collègue n’aura certainement pas dépassé la vitesse autorisée, mais tout simplement augmenté sa moyenne ; quand nous partons avec du retard, nous roulons quelquefois à 120 et même à 140 ; c’est sans doute ce qu’il a fait et il le pouvait sans danger.

« Un diesel fonce sur nous ; entre conducteurs, on se salue ... »

Une fois de plus, j’entends un cheminot affirmer son souci primordial : la sécurité. Le conducteur y veille avec un scrupule absolu. Autre garantie encore : tout est prévu pour qu’un contrôle maintienne dans les limites permises l’homme qui serait tenté de les dépasser ; il n’aura garde de négliger un signal, ou d’outrepasser la vitesse, puisque les appareils l’enregistreront et qu’il devra en rendre compte.

Danger de mort !

Derrière moi, les moteurs ronflent ; ils doivent être tout près de la paroi contre laquelle je m’appuie. Je me détourne un peu : quelle sensation pénible d’avoir le nez presque collé sur une affichette :

« Attention caténaire - danger de mort. »

Je me sens soudain tellement à l’aise de regarder devant moi, de voir ce rail sur lequel nous filons pourtant comme un bolide. Un peu remise, je me retourne à nouveau pour achever la lecture :

« Pendant la marche de la locomotive, il est strictement interdit d’ouvrir cette armoire, sauf ... »

Tant bien que mal, j’essaie de ne plus m’adosser ; je m’en tirerai avec des crampes dans les mollets et des courbatures dans le dos. Le conducteur sifflote.

J’ai envie de parler, de penser à autre chose qu’à cette caténaire. Je ne cherche même pas à savoir ce que c’est.

— Aujourd’hui, je suis avec vous, dis-je du ton le plus aimable, mais quand vous êtes seul, vous ne vous ennuyez pas ?

— Vous entendez, je siffle ; d’autres chantent. On se tient compagnie.

Un diesel fonce sur nous ; entre conducteurs, on se salue, la main levée ... Un sourire et un peu d’étonnement sur un visage surpris par ma présence. Nous sommes déjà loin.

— Vous restez combien de temps sur ce siège, sans parler à personne ?

— Il y a quand même les arrêts dans les gares. Un service, il est vrai, dure la plupart du temps dix heures, quelquefois sept ou sept heures et demie, mais c’est assez rare.

L’homme mort

— Et si vous tombez malade ?

— Il faut bien se faire remplacer !

— Je ne songeais pas à cela, je voulais dire : si vous tombez malade en conduisant la machine ? Parce qu’enfin, vous pouvez être pris d’un malaise subit, avoir une syncope, que sais-je ? Votre train ne peut pas rouler tout seul.

On ne m’y reprendra pas de sitôt à grimper dans une motrice. Déjà j’imagine ce train fou filant de village en village, passant en trombe dans les gares, sautant sur les rails, semant la terreur parmi les voyageurs cramponnés aux banquettes. Le geste apaisant du conducteur chasse ce cauchemar oppressant.

— Cela aussi a été prévu, et la locomotive dispose d’un système de sécurité : c’est l’homme mort ou, si vous voulez, le dispositif de veille automatique. Si je perds connaissance, si je tombe, je cesserai d’appuyer sur cette pédale, la traction sera automatiquement coupée et, après quelques secondes à peine, le train s’arrêtera.

Le train 86, Bruxelles Midi Cologne, traverse Dolhain

Surpris par cette halte anormale, le chef garde viendra tout de suite auprès du conducteur et, le trouvant malade ou inanimé, grâce aux téléphones disposés sur les potences de signalisation le long des voies, il alertera la gare la plus proche pour avoir les premiers secours.

Rien donc n’a été omis pour sauver le cheminot, protéger la vie des voyageurs, sauvegarder le matériel.

— Cette vie que vous avez souhaitée, enfant, la regrettez-vous ?

— Non, me répond-il en toute simplicité, je l’aime, ce métier. Bien sûr, on renonce à pas mal de choses. Ainsi, mon frère préparait une petite fête pour son anniversaire de mariage ; trois fois il l’a remise, pour que j’y sois, et finalement, au jour prévu, je n’ai pas pu y aller. Rien n’est jamais sûr pour nous, c’est parfois la veille qu’on sait ce qu’on fera le lendemain : il faut accepter ou refuser ce métier où les congés mêmes sont irréguliers. En été, il n’est pas toujours facile de prendre des vacances, car il circule davantage de trains. Alors, on prend quelques jours d’hiver, et ceux qui restent, on les récupère au cours de l’année quand cela s’arrange avec le service.

— Comment cela se fait-il ? Votre travail s’effectue cependant par roulement ?

— C’est vrai, madame, mais il n’y a pas assez de conducteurs. La Société se préoccupe de ce problème.

Poste de conduite

— Est-il donc si difficile de recruter du personnel ?

— Oui, c’est assez difficile, car aujourd’hui les jeunes gens ne s’astreignent pas volontiers à des horaires de jour et de nuit qui laissent peu de loisirs. Certains font quelquefois une tentative et abandonnent peu après.

Et maintenant, nous allons essayer les freins !

Depuis le départ, notre conversation est ce dialogue entrecoupé de silences qui ne provoquent entre nous aucun embarras. Je relis mes notes, en ajoute parfois, cherche une autre position sur mon tabouret, aussi vite incommode d’ailleurs. Puis, l’un de nous parle : c’est toujours du métier et c’est chaque fois autre chose.

— Cette machine fonctionne au gasoil, me dit à l’instant le conducteur.

Je me tourne vers lui, opine de la tête. Tout m’intéresse aujourd’hui.

— Si je consomme moins que la quantité normale prévue par kilomètre, je touche une prime d’économie. En traction électrique, elle n’existe pas. Lorsque la motrice diesel fait dix jours de service successifs sans avarie, le conducteur a aussi droit à une prime.

Nous venons de ralentir.

— Maintenant, je dois effectuer un essai du frein, me dit-il, pour être sûr que le train peut s’arrêter avant d’atteindre le plan incliné.

Et comme je le regarde d’un air extrêmement dubitatif, il s’empresse d’ajouter :

— Nous allons arriver à Ans et de là descendre jusqu’à Liège ; c’est la voie la plus inclinée de Belgique et même d’Europe : 3 centimètres par mètre ou, pour mieux vous en rendre compte peut-être, 30 mètres par kilomètre. Nous devons être tout à fait certains de nos freins avant d’entreprendre pareille descente. On doit d’ailleurs tenir compte de cette inclinaison pour le freinage des wagons de marchandises, qui sont équipés de dispositifs « plaine » et « montagne ». C’est pour régler ces dispositifs que les trains de marchandises font halte à Ans.

A son poste de conduite, il me parle, détendu, comme si ce métier qu’il exerce était des plus simples, des plus anodins. Et pourtant, que de connaissances et d’expérience accumulées, quelle infinité de précautions doivent être prises pour qu’un train roule sans danger !

(A suivre)


Source : Le Rail, mars 1963