Accueil > Le Rail > Poésie - Lecture - Peinture > Le folklore ferroviaire (II)

Le folklore ferroviaire (II)

Joseph Delmelle.

lundi 11 décembre 2023, par rixke

En plus des champs de foire, évoquons les parcs d’attractions permanents ou temporaires. Dans ce dernier cas, ils constituent souvent des annexes aux expositions nationales ou internationales.

Le « Luna Park » de l’exposition universelle et internationale qui s’est tenue en 1910 à Bruxelles, sur le plateau du Solbosch, comportait une « montagne russe » d’un développement considérable, appelé « chemin de fer scénique » parce qu’il permettait de découvrir les environs sous des angles inattendus. On se souvient que l’exposition de 1910 devait être ravagée par le feu. Et, du fameux « Scenic Railway » dont il vient d’être question, il ne subsista qu’un monceau de ferrailles tordues.

Nombre d’autres manifestations identiques à celle de 1910 – et il y en a eu plusieurs, dans notre pays, au cours des quelque cinquante dernières années ! – ont eu, de même, leur « chemin de fer scénique » et, aussi, leurs « petits trains », sur rails ou sur pneus, effectuant des circuits permettant aux visiteurs de parcourir sans fatigue leurs avenues et leurs allées. L’exposition de 1958, qui a donné rendez-vous à toutes les nations sur les hauteurs du Heysel, eut, comme celle de 1935, ses petits trains bariolés, qui récoltèrent beaucoup de succès et qui, par la suite, devaient voyager un peu partout dans le pays, par exemple à Jauche, en 1964, à l’occasion de festivités. L’exposition de 1958 eut, en outre, ses pousse-pousse et son télé-lift, chemin de fer aérien à cabines ovoïdes permettant de découvrir le spectacle sous un angle inhabituel. On sait que plusieurs chemins de fer aériens, télé-sièges ou téléfériques, fonctionnent en Belgique, notamment à la citadelle de Namur, à Huy, à Dinant et à la cascade de Coo. Rappelons aussi qu’un monorail fut mis en service lors de l’exposition qui se tint en 1897 à Tervueren. Il était dû à un ingénieur nommé Behr qui, spécialiste en la matière, en avait installé un, à titre expérimental, à Londres en 1866 et un autre, en 1888, sur les quelque seize kilomètres séparant Listowell de Ballybunion, en Irlande du Sud. Ce dernier servait pour le transport des voyageurs et des marchandises. Le monorail de Tervueren, dont le circuit couvrait cinq kilomètres, ne possédait qu’une seule voiture. Son constructeur espérait qu’elle pourrait effectuer son parcours à la vitesse horaire de 240 kilomètres, mais elle ne dépassa jamais les 60 kilomètres. Les frais de l’expérience, celle-ci constituant – selon un journal de l’époque – un échec mémorable, furent arrêtés assez rapidement. Ajoutons que l’unique wagon, long de 7 mètres 15 et large de 3 mètres 30, était mû par quatre moteurs électriques et reposait sur... cinq rails (chose assez curieuse pour un... monorail !) fixés l’un au sommet et les autres de part et d’autre de chevalets métalliques d’un mètre 25 de hauteur, placés tous les mètres. On assure que cent personnes pouvaient prendre place, ensemble, dans la voiture.

Les « petits trains » ne constituent pas une attraction exclusive aux grandes expositions. Plusieurs circulent régulièrement depuis des années, durant la saison estivale, dans quelques agglomérations touristiques : Knokke-Le Zoute, Namur (Citadelle), Spa, Durbuy, etc. En mai 1964, un « petit train », touristique et sonorisé, roulant sur pneumatiques et dénommé « Wolu-Via », a été mis en service à Woluwe-Saint-Lambert afin de conduire ses passagers, tous les soirs de week-end, à la découverte des monuments anciens, mis en valeur par un éclairage artistique, s’élevant dans la vallée du ruisseau appelé la Woluwe : église Saint-Lambert, châteaux, moulin à vent et moulins hydrauliques, chapelle de Marie-la-Misérable... Han, de son côté, a un chemin de fer de type vicinal, qualifié non sans raison de panoramique, qui mène du centre de la localité à l’entrée des grottes. D’autres « petits trains » roulant en circuit fermé et réservés aux enfants, contrairement aux précédents qui admettent les adultes, existent par ailleurs, ici et là, dans les limites de plaines de jeux comme celles du plateau de Mont-Fort à Dinant ou du parc Meli à Adinkerke.

 Le rail et le temps

Avant de parler de quelques autres trains, nous voudrions aborder un certain folklore ferroviaire se mêlant insidieusement à la vie quotidienne de nos populations.

Naguère encore, écrit Roger Gillard [1], quand un chercheur d’or américain entendait, en rêve, un sifflement de locomotive, il était assuré de découvrir un filon dans le courant de la journée suivante. Aujourd’hui, rêver d’un train en marche, c’est, en certains villages d’Ardenne, signe d’importantes nouvelles ; en Provence, c’est l’avertissement de la mort d’un parent. Et Roger Gillard ajoute, justifiant – avant la lettre – l’opportunité de notre présent petit essai : Il est donc hors de doute que le rail a enrichi aussi le folklore du monde ; bien plus, il est hors de doute que l’on puisse mentionner un « folklore ferroviaire ».

Nous abandonnons, aux « spécialistes » habiles à manier la clé des songes, le soin d’interpréter les rêves dans les bruines desquels des trains roulent à allure modérée ou à toute vapeur. L’interprétation des faits concrets est moins dangereuse. Dotés d’une sorte de sixième sens, les paysans de nos campagnes le savent bien et, se basant sur leurs observations et leur expérience, ne craignent pas de faire, se référant à divers éléments : hauteur du sifflement de la locomotive, par exemple, ou façon dont la vapeur se disperse dans les airs, etc., des prévisions météorologiques qui se vérifient généralement. Certains prétendent que c’est signe de pluie lorsque le sifflement du train se fait entendre très clairement, lorsque la fumée est rabattue et semble se rouler sur le sol, ou lorsque cette même fumée n’a pas de formes nettes ou qu’elle demeure serrée, épaisse et comme fibreuse, en écheveau. Quand la fumée tourbillonne rapidement, ou qu’elle monte en s’évasant largement vers le haut, ou qu’elle s’allonge horizontalement, de l’orage est à craindre. Enfin, lorsque la fumée monte verticalement, il y a des chances pour que le temps se mette au beau. Quand la fumée est sage éié droite, disait déjà l’Armonaque de Mons du brave curé Letellier, en 1853, c’est pou du bieau temps. En se déployant dans le ciel, la vapeur ébauche alors, quelquefois, un de ces cumulus qui, lisons-nous dans le Grand double Almanach de Liège pour l’An de Grâce 1937 édité par Casterman à Tournai, rappelle par sa blancheur et sa forme les panaches de fumée lancés par les cheminées de locomotives.

Il y a la fumée et, aussi, le bruit. Quand j’habitais Bleid, dans notre Lorraine, se rappelait Adrien de Prémorel [2], si j’entendais avec une précision complète passer, à deux kilomètres et demi, les trains de la petite ligne Virton-Arlon, je savais qu’il pleuvrait, au plus tard, le lendemain, et tout le village en était averti comme moi.

Outre la fumée et le bruit, il y a encore les feux qui, selon l’intensité de leur éclat, fournissent des indications précieuses sur l’évolution probable du temps. Si la clarté de ces feux est vive, c’est que l’air est sec et qu’il fera sans doute beau temps le lendemain. Si cette même clarté est voilée, il y a lieu de craindre la pluie, voire l’orage.

Par ailleurs, le bruit du train et le sifflet de la locomotive constituent encore fréquemment, pour les campagnards, une indication quant au moment de la journée. Avertis de la sorte, les paysans savent que l’heure du casse-croûte est arrivée ou que le gamin va bientôt rentrer de l’école. Les trains passent à heures régulières, et cette régularité permet, aux habitants et aux travailleurs des régions rurales traversées par une ligne de chemin de fer, de s’abstenir de consulter les aiguilles de la pendule ou le cadran de la montre.

L’horaire a toujours été, depuis l’établissement du réseau, une des grandes préoccupations des cheminots, et, n’ignorant pas la chose, les gens des villes se sont toujours basés sur les aiguilles des horloges ouvrant leur grand œil rond au fronton des gares ou au mur des salles d’attente. Certaines personnes en profitent pour se « remettre à l’heure ». D’autres prétendent toutefois, avec une conviction sans doute fortifiée par l’éducation familiale, que ces horloges sont toujours en avance, de quelques minutes, sur l’heure officielle qui, avant d’être celle de l’horloge parlante, fut – pour le personnel des anciens Tramways bruxellois tout au moins, ainsi que le stipule le règlement d’exploitation établi par cette société – celle du cadran de la Bourse de la capitale du pays. Si les horloges des gares avancent, affirment de bonne foi les personnes auxquelles nous avons fait allusion, c’est afin de permettre aux voyageurs attardés d’avoir encore la possibilité de monter dans le train avant le départ de celui-ci. Sans le savoir, ces personnes ne décernent-elles pas, à la S.N.C.B., un précieux « brevet d’amabilité » ?

Il y a, ainsi, un folklore de l’horloge issu du scrupuleux respect de l’horaire inscrit, dès l’origine, dans la conscience des cheminots. A ce sujet, qu’on nous permette de recopier une histoire, certifiée authentique, narrée par Frans Fischer aux pages de son attachant ouvrage sur le Bruxelles d’Autrefois [3].

Les fomentateurs de zwanze, écrivait Frans Fischer, se recrutent dans tous les milieux. Un ingénieur de grand mérite, professeur à l’Université, eut un jour la fantaisie d’en monter une de dimension à un de ses amis, chef de station d’une des gares de Bruxelles.

Il se précipita au téléphone et annonça :

– Ici l’Observatoire royal d’Uccle, service de l’heure. Nous sommes chargés par le ministre de vous communiquer chaque jour l’heure exacte sur laquelle vous réglerez toutes les pendules de la gare. Quand j’aurai compté jusqu’à douze, il sera exactement onze heures, trois minutes, vingt secondes.

– C’est très aimable à vous, dit le chef de gare, de me donner ce précieux renseignement.

Et, crédule, il mit son chronomètre à l’heure indiquée. Inutile de dire que cette heure exacte était fantaisiste et qu’elle avançait ou retardait régulièrement de deux ou trois minutes sur l’heure véritable.

Quand, un peu surpris, personnel et voyageurs faisaient observer que les horloges étaient détraquées, notre chef répondait avec une suprême assurance, en tirant sa montre de son gousset :

– N’insistez pas, voyons, j’ai l’heure officielle de l’Observatoire.

Au bout d’une huitaine, notre ingénieur facétieux jugea que sa plaisanterie avait assez duré et s’occupa d’autre chose. Mais le naïf chef de gare n’en voulut pas démordre. Il téléphona lui-même à l’Observatoire pour se plaindre de n’être plus averti. Il apprit ainsi qu’il avait été abominablement zwanzé...

 Les saints patrons

Le respect de l’horaire est l’une des grandes préoccupations du cheminot, qui n’est pas un homme comme les autres, ni un travailleur comme les autres. A quoi tient cette spécificité de l’homme du rail ? s’est demandé Daniel-Rops [4], qui a répondu immédiatement : A rien d’autre qu’aux conditions mêmes où il exerce son métier.

Le cheminot n’est pas un homme comme les autres, et cette réalité se reflète dans l’opinion des gens appartenant aux diverses couches de lu société. Dans ses Chants et Chantres du Rail [5], Roger Gillard a fait allusion à une chanson américaine dont il a transcrit un couplet :

Non, je ne marierai pas un forgeron :
II est toujours dans le noir.
Je ne marierai pas un fermier :
II est toujours dans la saleté.
Si jamais je me marie en ce vaste monde,
L’épouse d’un cheminot je serai.

Chez nous aussi, les cheminots ont bénéficié, auprès du beau sexe, d’un préjugé favorable et, quand une jeune fille envisageait de se marier avec un homme du rail, ses parents ne l’en dissuadaient généralement pas.

Le fait que nombre de métiers ont leurs représentants parmi les cheminots explique aussi que ces derniers n’ont pas qu’un seul patron mais plusieurs, tout comme les voyageurs, d’ailleurs, qui demandent leur protection à saint Julien le Pauvre, à saint Jacques, à saint Nicolas et, surtout, à saint Christophe, que l’on invoque pour être préservé de tout accident. On sait que de nombreuses médailles montrent, sur une de leurs faces, ce dernier saint qui, robe remontée jusqu’aux genoux, bâton de pèlerin dans une main et l’Enfant-Jésus sur une épaule, traverse un cours d’eau.

Saint Christophe, patron des voyageurs, est également considéré comme le patron des travailleurs des transports et fêté en cette qualité par les cheminots italiens le 25 juillet de chaque année.

Toutefois, les cheminots ont de nombreux autres patrons et patronnes dont saint Maur (qui veille sur les chaudronniers... et donc sur les travailleurs du rail puisque, à l’origine tout au moins, les locomotives étaient assimilées souvent à des chaudrons), sainte Barbe et saint Hubert (qui sont vénérés par les fondeurs), sainte Anne (protectrice des tourneurs) et d’autres dont saint Joseph – qui, obéissant aux ordres du Ciel, guida, sur le bon chemin, la Vierge et l’Enfant-Jésus ! – auquel s’adresse parfois la dévotion du machiniste : Bon saint Joseph, céleste muletier, qui avez si heureusement réussi la traversée du désert, avec votre petite famille et la mule, protégez les nombreux passagers dont je suis responsable. Ayez l’œil sur les manettes et les leviers, les boulons et les écrous, les aiguillages et les signaux, les rails et les traverses. Bénissez cette bonne vieille machine et veillez à ce qu’elle soit en parfait état, obéissante à ma main, indifférente aux fantaisies du brouillard et de la neige. Comme elle m’est fidèle, que je le sois à Dieu, avec toutes les commandes de mon cœur obéissant à son impulsion ; faites-moi aussi énergique et sain que le vent qui s’engouffre dans ma cabine ; reconnaissant aussi pour la rude et belle vie que je mène sur les plates-formes, quand vous la gardez de ses dangers. Et si vous ne me voyez pas régulièrement à l’église, rappelez-moi que Dieu est sur le rail, et que du cent à l’heure me trouve encore dans la paume de sa main. Amen. [6].

Un saint, toutefois, continue à être l’objet de la particulière vénération des cheminots – ou, plus exactement, de ceux d’entre eux travaillant dans les ateliers – et c’est saint Eloi, patron de tous les métallurgistes, de tous les ouvriers du métal.

Saint Eloi, objet de la vénération des cheminots des ateliers

La vie de ce saint, qui fut conseiller et ministre des finances du bon roi Dagobert, a été racontée par divers auteurs [7]. Enfant, il avait déjà des goûts de bricoleur. Ayant appris l’orfèvrerie, il acquit rapidement une grande habileté dans son métier. On assure qu’il travailla pendant un certain temps comme forgeron maréchal ferrant et que c’est à l’âge de 52 ans qu’il devint prêtre. Après avoir été élu évêque de Noyon, il occupa le siège épiscopal de Tournai.

C’est le 30 novembre, dans l’après-midi, que les ouvriers du fer honorent leur patron. Une chapelle est alors dressée au centre ou dans un coin de l’atelier. La statue du Saint y trône, entourée de bougies et parfois de fleurs. Mais l’hommage qui est rendu à saint Eloi est généralement plus bacchique que dévotieux. Les hommes lèvent leurs verres, trinquent, boivent et se racontent des « blagues » ou écoutent l’un des leurs évoquer, à la faveur d’une chronique fantaisiste et rimée, des faits qui se sont déroulés au cours de l’année écoulée dans l’enceinte de l’atelier. C’est de la sorte que la Saint-Eloi est célébrée à l’atelier central des chemins de fer de Gentbrugge comme à celui, par exemple, de Salzinnes, où, voici quelques années, un ajusteur terminait une de ses histoires sur Les Diezêleus par des remarques pleines d’à-propos que nous traduisons du wallon en français :

C’est peut-être un sot qui vous le dit ;
II faut l’entendre du plus grand jusqu’au petit ;
Maintenant que nous sommes le jour de Saint-Eloi,
Il ne faut pas nous laisser avoir soif.
Buvons quelques verres en bons copains ;
Pour un jour, oublions peines et chagrins.
Il y a déjà une belle hauteur du nombril jusqu’au nez
Mais ce n’est pas pour cela qu’il faut se faire déborder.
Mieux vaut en laisser un peu pour le lendemain
Que d’aller attraper un bête accident...

En plus des fêtes d’origine religieuse – mais généralement détournées, en tout ou en partie, de leur sens premier –, il y a les fêtes profanes dont celle du 1er mai, dédiée au travail et fleurie de muguet. Cette fête n’est pas propre aux cheminots. Tous ceux dont le labeur est le sort quotidien la célèbrent et des cortèges parcourent, ce jour-là, nos diverses cités. Il y a aussi, vouées au souvenir des disparus, la commémoration du 11 novembre 1918 et la Toussaint. On fleurit alors les monuments et les mémorials (beaucoup de ces derniers sont adossés ou apposés à un mur, dans la salle des pas perdus de nos gares) rappelant ceux qui sont tombés pour la patrie, les armes à la main.


Source : Le Rail, novembre 1965


[1Ouvrage cité.

[2Article sur La météorologie animale publié dans le journal Le Soir en date du 3 juillet 1964.

[3Edit. Labor, Bruxelles, sans date (mais durant la dernière guerre, vraisemblablement en 1942).

[4Article Ecrit dans le Train publié dans Le Soir du 2 septembre 1961.

[5Ouvrage cité.

[6Prière du Machiniste dans Prières pour les Grâces d’Etat (Professional Prayers) du Rév. Albert Gille, Ed. La Maison du Poète, Cahiers des Poètes catholiques, Dilbeek/Bruxelles, 1952.

[7Voir Saint-Eloi parmi nous, brochure publiée par Fabrimétal, 1954.