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Le folklore ferroviaire (III)

Joseph Delmelle.

mardi 19 décembre 2023, par rixke

Entré dans les mœurs, le train est également entré dans certains cortèges carnavalesques. Les formes traditionnelles du carnaval, a fait observer Samuel Glotz [1], sont, elles aussi, influencées par la vie moderne, comme elles ont subi l’empreinte des siècles qui nous ont précédés. Même si nous en excluons les défilés commerciaux, le carnaval actuel constitue une manifestation de la vie sociale extrêmement complexe : la tradition s’y allie avec un nécessaire renouvellement ; les éléments apparemment fort anciens se combinent, se conjuguent, se fondent avec d’autres plus récents.

Le train a fait son entrée dans le carnaval. Celui de La Louvière a ses « Boute-en-Train » (une société de gilles) et la cavalcade des trois frontières, à Arlon, a ses « Clowns de la Gare » (tout comme Waterloo a sa Société de Balle-Pelote et d’Agrément « de la Gare »), mais ce n’est évidemment pas de cela qu’il s’agit en l’occurrence, mais bien de la reviviscence de l’ancien chemin de fer dans un cortège carnavalesque au moins, celui de Stavelot. Une société de Stavelot, écrivait Herman Frenay-Cid [2], a imaginé de promener par les rues la figuration d’une locomotive d’ancien modèle, attelée à un wagon véhiculant chefs de gare, machinistes et voyageurs, tous affublés selon la mode du temps des « remorqueurs ». Le groupe est assez anachronique pour provoquer la joie des badauds... Signalons, en outre, qu’un « train » ou, plus exactement, une automobile carrossée en locomotive a fait partie et fait toujours régulièrement partie des cavalcades publicitaires qui, comme à Schaerbeek, terminent le traditionnel cortège carnavalesque.

Le train a également trouvé place dans quelques autres cortèges. A ce sujet, nous lisons dans le Bruxelles d’Autrefois [3] de Frans Fischer : Une autre cavalcade marqua dans le souvenir des Bruxellois. Ce fut le cortège des Moyens de Transport destiné à commémorer le cinquième anniversaire (sic) de la création de nos chemins de fer. Occasion nouvelle d’évoquer des épisodes de notre histoire, mais cette fois sous l’angle des moyens de déplacement utilisés aux diverses époques de la civilisation belge... Vous pensez bien que le clou du cortège était destiné à la glorification du grand événement que l’on voulait commémorer : la mise en marche du premier train belge. On avait fidèlement reconstitué le premier convoi qui s’engagea sur la première voie ferrée reliant Bruxelles à Malines. Ce train était remorqué par la locomotive « La Fusée ». Dans les berlines avaient pris place les personnages représentant le roi Léopold Ier, sa cour et ses ministres. Les coupés de deuxième classe contenaient tout un lot de bourgeoises et bourgeois en costumes de 1830. Et sur les banquettes des voitures de troisième classe, la musique de la garde civique, en uniforme du temps, faisait entendre ses plus tonitruantes fanfares...

 Pèlerinages

Parmi toutes les anciennes coutumes et traditions, les pèlerinages, qui sont restés l’expression d’une foi séculaire, méritent une particulière attention. Ceux à saint Christophe, qui – nous l’avons dit – est le patron officiel des travailleurs du transport, gardent une certaine vigueur, mais, partout où le protecteur patenté des cheminots est honoré, à Charleroi, Flobecq, Tertre, Celles, Braine-le-Comte, Hannut, etc., ce sont invariablement... les automobilistes qui, aujourd’hui, sont en large majorité.

Il n’y a pas en Belgique, à notre connaissance, de pèlerinage spécifiquement cheminot, mais il y a des cheminots qui se rendent en pèlerinage et il y a, surtout, des trains de pèlerinage.

Il y avait déjà, au Moyen Age, des lieux vers lesquels affluaient, de tous les points de l’Europe, des dizaines, des centaines, des milliers de pèlerins. Le tombeau de saint Jacques de Compostelle attirait, vers lui, quantité de chrétiens ayant une grâce à demander ou quelque faute à expier.

Les rudes conditions du voyage : durée prolongée, inconfort des moyens de transport, insécurité et mauvais état des chemins, etc., ainsi que – peut-être – une certaine régression d’une certaine forme du sentiment religieux, devaient provoquer, à partir de la fin du XVIIe siècle, une désertion, évidemment relative, des lieux de pèlerinage.

Transformant profondément les conditions du voyage, les chemins de fer allaient remettre en honneur certains pèlerinages « usés » (selon le mot de François Mauriac).

Peu d’années après l’apparition du chemin de fer, nous voyons les élèves du Collège Notre-Dame de la Paix, à Namur, se rendre, par train, à Notre-Dame de Hal. Un des participants à ce pieux voyage nous en a fait le récit : Bientôt nous entendons le remorqueur qui exhale de ses poumons de fer ses préludes saccadés et ses monstrueux gémissements, la trompette sonne, le convoi se met en branle, nous partons, ou plutôt nous volons à travers les rochers et les campagnes, sur les ponts, sous les viaducs, ayant à peine le temps d’apercevoir les hommes et les maisons, qui passaient à côté de nous avec une rapidité effrayante... 0 ciel ! quelles ténèbres ! quel abîme ! Nous a-t-on précipités dans les gouffres du Ténare ? On ne se voit plus ; tout le monde se tait, puis on entend des frémissements, et quelques cris mêlés d’éclats de rire... Tu devines : oui, c’était le tunnel, et tu sais peut-être, pour y avoir passé, l’effroi subit dont on est saisi, quand on se trouve au milieu de cette obscurité profonde, et qu’on entend la locomotive rugir sous la voûte. Mais le passage est court : nous sommes bientôt dehors ; voilà le ciel, je respire... [4].

D’autres pèlerinages traditionnels ont bénéficié, grâce au rail, d’un regain d’attention : Aarschot, Tongres, Montaigu, Notre-Dame d’Hanswijk à Malines, Foy-Notre-Dame, Chèvremont, La Sarte, Bonne-Espérance, Notre-Dame de Bonsecours, Tongres Notre-Dame... et, surtout, Lourdes, dans les Pyrénées.

En 1896, l’auteur anonyme des Pèlerinages célèbres aux Sanctuaires de Notre-Dame [5] faisait observer : Notre-Dame de Lourdes a vu et voit chaque jour les peuples répondre davantage à ses bontés. L’Europe entière s’est agenouillée sur les bords du Gave. L’Asie, l’Afrique et les deux Amériques ont entendu les récits enthousiastes des nombreux pèlerins qui ont traversé les mers pour venir prier à Lourdes. Chaque année, les caravanes deviennent plus nombreuses, les grâces plus éclatantes ; la confiance grandit ; on ose tout. Quel audacieux et victorieux acte de foi que ce Train des Malades qui traverse la France escorté des prières de tous et qui toujours revient chargé des bienfaits de Marie...

Combien en a-t-on vu, depuis trois quarts de siècle, de ces trains chargés de toutes les misères du monde ? Venus de nos villes et de nos villages, tant de déshérités y ont pris place, assistés par des brancardiers et des infirmières, des scouts et des guides.

Il existe-toute une littérature consacrée aux trains « blancs » de Lourdes et à tous ces autres pèlerins allant renourrir leur foi ou demander quelque faveur au bord du Gave bleu. Ces pauvres gens qui chantent des cantiques dans les trains, en mangeant de la charcuterie, lisons-nous dans Pèlerins de Lourdes de François Mauriac, ils se souviendront de Lourdes comme du ciel. Pendant quelques heures, ils ne seront pas obsédés par leur famille, leur métier ; ils penseront à la vie éternelle. Et tel qui comptait ne pas se laisser prendre rôde autour des confessionnaux tendus partout à Lourdes, comme des nasses. On y fait la queue ; les prêtres, bloqués dans leur boite comme l’était le curé d’Ars, voudraient faire vite. Mais souvent, cela n’en finit pas : toute une vie qui se déverse d’un coup ; abcès de quarante ans qui crève...

 Voyages en groupe et trains spéciaux

Le voyage en groupe, par chemin de fer, n’est pas issu d’une initiative de Thomas Cook. Dès qu’un nouveau moyen de locomotion quelconque est mis à la disposition du public, il est normal – et fatal – que celui-ci en use individuellement et communautairement, l’instinct d’agglomération et l’esprit de clan ou d’association ayant toujours incité les hommes à se rassembler pour la lutte, l’intérêt ou le plaisir. Ne pourrait-on évoquer, à l’appui de ce propos, les « wagenspelen » ainsi que les « carros de la fiesta » espagnols et les « carri » italiens d’autrefois ?

II revient, à Thomas Cook, le mérite d’avoir eu l’idée du premier « train spécial ». Membre actif d’une société de tempérance, il voulut permettre aux affiliés de Leicester de se rendre massivement à un congrès antialcoolique organisé dans une ville voisine, Longhborough, et demanda, à la direction de la compagnie ferroviaire locale, de mettre à sa disposition, dans ce but, un train spécial. La chose se passait en 1841, et 570 personnes acquittèrent le prix de l’excursion, soit un shilling. Encouragé par ce succès, Thomas Cook organisa d’autres voyages qui, les premières années, ne sortirent pas du cadre de sa société antialcoolique. En 1845, le 4 août, il lança, avec l’accord de la Midland Railway et d’autres compagnies, son premier « Pleasure trip » ou voyage d’agrément. Ces randonnées collectives devaient avoir des objectifs toujours plus lointains. L’entreprise devait prospérer rapidement et acquérir une célébrité universelle [6].

Le « Pleasure trip » de Cook est l’ancêtre direct de nombreux trains ayant reçu des qualifications diverses : ’le train touristique, le train de plaisir, le train-radio, le train de neige, le train des réveillons, le train « blanc » dont nous avons parlé, puis quantité d’autres trains spéciaux, parmi lesquels le train des pigeons, le train des permissionnaires, le train scolaire, etc.

Le tourisme a pris une extension prodigieuse et les trains touristiques sont, à l’époque des vacances, très nombreux à quitter nos gares afin de gagner, par exemple, l’Italie. Ils sont généralement affrétés par de grandes agences de voyages, par des groupes constitués par plusieurs de celles-ci, ou par d’importantes associations ayant pour but, notamment, de faire voyager leurs membres.

Le train de plaisir effectue des parcours plus limités dans le temps et l’espace ou, mieux, des circuits ramenant le voyageur à sa gare d’embarquement. Le 22 septembre 1850, le Journal de Bruxelles annonçait à ses abonnés qu’on pourrait voir à Lille, le dimanche suivant, un « train de plaisir » monstre venant de Chartres. Appelés en l’occurrence « les promeneurs », les voyageurs pourraient y prendre place à la gare de Lille et participer à l’excursion prévoyant quatre journées londoniennes.

Soixante-quinze ans plus tard, le Bulletin du Touring Club de Belgique [7] publiait une note que nous recopions in extenso :

Suivant une information de l’administration des chemins de fer, un train de plaisir pour Anvers sera mis en marche, le 2 août prochain, au départ de Jemelle, avec arrêt à Marloie, Ciney, Naninne, Namur, Gembloux et Ottignies. Prix : 25 francs en 2e classe et 16 francs en 3e classe. Sur présentation des billets « train de plaisir », une réduction sur le prix d’entrée est accordée au Jardin Zoologique (2 francs au lieu de 3). Avis à nos sociétaires de province.

A la même date, un train sera mis en marche pour la vallée de la Meuse, au départ d’Anvers (Central), avec arrêt à Matines, Bruxelles (Q.-L), Ottignies et Gembloux. Prix comme ci-dessus. Les voyageurs auront la faculté de descendre, à l’aller, soit à Yvoir, Dinant, Waulsort, Hastière, Heer-Agimont ou Givet et de s’embarquer, au retour, à l’une ou l’autre de ces gares. D’autre part, ceux qui voudraient effectuer le parcours Dinant-Namur par bateau pourront reprendre le train de plaisir à Namur.

Sur présentation des billets « train de plaisir », 50 p.c. de réduction seront accordés aux visiteurs, à Dinant, pour la visite de la grotte « La Merveilleuse », des cavernes et jardins de Montfat et de la tour de Montfort.

Les billets seront mis en vente dans les gares de départ et d’arrêt des susdits trains.

Dans la même publication, mais à la date du 1er janvier 1937 [8], nous lisons cette plaisante anecdote sur Le Train de Plaisir :

Avant-guerre, on organisait beaucoup de ces trains-là. On m’avait vivement conseillé cependant de ne jamais voyager en train de plaisir.

– C’est mortellement ennuyeux, m’avait dit un ami « qui sortait d’en prendre ».

Malgré cet avertissement pessimiste, il arriva, un beau matin, que je m’embarquai pour Paname en train de plaisir.

Notre compartiment n’était point spacieux. Mais le voyage était très bon marché. Tout le monde y semblait ravi d’excursionner à si bon compte. Notamment un bon vieux notaire de la Flandre-Orientale.

Il se rendait dans la capitale française en compagnie de sa filleule.

Aussi espiègle que lui, ladite filleule, et pas moins en verve. Ce qui n’est pas peu dire !

Tout de suite, les huit personnes qui formaient notre petit groupe furent en « doulce gaîté » car ledit notaire et sa susdite filleule se parlaient en des patois aussi belges que variés.

Puis le notaire (honoraire) trouva plus amusant encore d’imiter une discussion entre un ketje de Termonde avec un titi parisien. Nous riions aux larmes ! Trop de joie fait pleurer.

« Je crois que vous vous »riez malade !« , constatait sentencieusement l’ineffable filleule. – »Ça vaut « toulemême » mieux que « jouer sur sa patte » ou « tenir, une fois, les cinq minutes avec vous autres, n’est-il pas vrai ? », questionnait le savoureux notaire.

Nous lui votâmes pur acclamation un vin d’honneur. Dès notre arrivée à Paris, ce fut au « Petit Namur », en face de la gare du Nord parisienne, que nous bûmes à la santé de ce « dérideur de cadavres ». La bonne humeur belge nous avait merveilleusement écourté le trajet. Nous regrettions de devoir nous séparer. A tel point qu’il fut convenu qu’au retour vers Bruxelles, nous nous retrouverions dans un café belge de la rue de Dunkerque, voisin du quai d’embarquement. Ce qui fut fait. Et tout le long du chemin, notre notaire intarissable nous dilata la rate en parlant de ses araignées du plafond et de ses souris. Sa femme n’osait les nourrir en son absence tant elle en avait peur. Il s’inquiétait de la vie de ces innocentes bestioles et en faisait des panégyriques bilingues, voire trilingues (il y ajoutait du wallon !) qui eussent fait pâlir de jalousie l’excellent M. de Buffon en personne.

Ceci prouve qu’on ne s’ennuie pas dans tous les trains de plaisir.


Source : Le Rail, décembre 1965


[1Etude sur les Origines du Carnaval, dans Le Carnaval traditionnel en Wallonie, Ed. Fédération du Tourisme de la Province du Hainaut, Mons, 1962.

[2Les cortèges (plus ou moins) folkloriques, dans Le Soir du 20 novembre 1952.

[3Ouvrage cité.

[4Récit d’un Pèlerinage à Hal, par Henri Latour. dans le recueil de Souvenirs de l’Année académique 1843-1844 du Collège Notre-Dame de la Paix à Namur.

[5Ouvrage imprimé à Bruges, chez Desclée-De Brouwer, pour la Société de Saint-Augustin.

[6L’histoire de Th. Cook a été contée par Roger Gillard sous le titre Le « Napoléon du Tourisme ferroviaire », dans Le Rail d’avril 1961, n° 56.

[731e année, n° 14, 15 juillet 1925.

[843e année, n° 1 : Le Tourisme humoristique, par Omnès.