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Hommes du rail (IV)

Marthe Englebert.

mercredi 18 février 2015, par rixke

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  Sommaire  

La pieuvre étendait ses douze bras et, goulue, happait tout ce que trois hommes actifs lui lançaient sans discontinuer : des robes, une boîte de médicaments, dix mètres de cachemire, des sacoches, quatre paires de chaussures, du chocolat et...

Non, on mit les pigeons vivants sur le côté, marchandise fragile qu’on déposera délicatement sur le chariot puis dans le fourgon, en compagnie d’autres colis encombrants ou périssables.

 Travail de nuit

Je suis au service du factage de Bruxelles-Midi et la pieuvre est cet appareil à bandes roulantes sur lesquelles un préposé dépose les colis, qui exécutent un circuit et défilent devant trois trieurs ; prestement, chacun s’en saisit et les dirige sur un des douze bras à bande roulante qui correspondent à douze groupes de destinations. Ces hommes sont des chargeurs A.

A l’extrémité de chaque bras, un chargeur B enlèvera les colis et les placera par secteur sur des rayons où ils seront vérifiés par le chef chargeur.

— Tous ces hommes ont l’habitude du métier, m’explique le premier chef de factage, qui me guide dans ma tournée, et c’est indispensable car ils ne trient pas d’après le nom de la localité inscrite sur le colis, mais bien d’après des abréviations télégraphiques apposées à l’arrivée dans la gare ; ils doivent donc les connaître parfaitement pour répartir tous les colis qui sont amenés ici par les trains de province, les camions de prise à domicile, et les expéditeurs eux-mêmes.

Dix-huit mille colis en trois heures

— Que font ces personnes-là, dis-je, arrêtée devant un camion qu’on décharge.

De l’intérieur du camion, un homme lance les colis à son collègue, qui en lit à voix haute le numéro d’ordre, puis les dépose sur la bande approvisionneuse de la pieuvre ; un commis aux écritures prend note de tous ces numéros d’ordre.

— C’est un contrôle très efficace pour nous. En cas de perte ou de vol, nous pouvons aussitôt vérifier si les paquets sont arrivés jusqu’ici.

— Ces préposés font ce travail tous les jours ?

— Certainement. La besogne ne fait jamais défaut, surtout le jeudi et le vendredi, car pas mal de commerçants et d’industriels font leurs envois en fin de semaine. Il est normal qu’entre 6 heures et 9 heures et demie du soir, dix-huit mille colis et plus passent au factage. Nous avons aussi des « pointes » de vingt-six mille colis.

— Et combien sont-ils pour enregistrer ?

— Trois.

Quelle vélocité ! Sans doute est-ce l’habitude. Les trois chargeurs aussi alimentent la pieuvre avec une dextérité surprenante. Comment ont-ils donc acquis cette spécialisation ?

Hiérarchie alphabétique

— Chacun débute comme chargeur D et, quatre ans plus tard, est nommé C ; il peut se présenter alors à un examen d’aptitude et, s’il est reçu, il devient B puis A, comme ces trois hommes. Il est possible ensuite d’atteindre le grade de chef chargeur ou de peseur.

D, C, B, A... Ici, on coupe les aptitudes en quatre. Ce n’est d’ailleurs pas la seule originalité des chemins de fer. A mesure que j’avance dans mon enquête, je dois reconnaître que rien n’est jamais laissé au hasard ; chaque poste est minutieusement organisé, et le réseau de tous les services est aussi parfaitement tissé que la toile d’une araignée.

Petit à petit, je commence à m’y retrouver dans cette vaste et complexe organisation où tous les cheminots sont solidaires, où l’activité des uns prépare ou prolonge l’activité des autres.

Il pèse, il pèse..

Mais je garde encore un peu la sensation d’être la mouche qui se débat dans cette toile d’araignée ; pour le factage tout au moins, le premier chef m’aidera à en sortir. Je le suis dans le grand hall où accostent les camions à décharger, où patrons, commerçants et particuliers déposent leurs envois pour la province ou l’étranger.

— C’est ici que vous allez voir le peseur à l’œuvre, me dit mon cicérone. Nous avons la chance d’arriver en plein coup de feu du vendredi soir.

Mon peseur a un képi, un bureau, une bascule, un pot de colle et un tampon timbreur. Trois autres pots de colle constituent la réserve. Ce qu’il fait n’a vraiment pas l’air sorcier, et qui le voit se convaincrait vite qu’il en ferait tout autant, sinon mieux. Il reçoit le colis du client, le pèse en un tournemain, colle l’étiquette, applique son cachet, d’un crayon sûr marque le lieu de destination en code télégraphique, dépose le colis sur le sol derrière lui et passe au suivant.

Travail simple, régulier, mais qui se fait à une allure surprenante, car elle est longue la file de clients que le peseur veut faire attendre le moins de temps possible.

Pesés et enregistrés, les colis sont chargés sur des diables et, selon leur destination, répartis sur les chariots qui monteront à quai.

Tout le travail se fait surtout de 16 à 24 heures, car les envois sont remis tard dans l’après-midi, mais des trains de marchandises circulent la nuit afin que les remises à destination puissent se faire dès le lendemain matin.

Un peu cheminot, un peu équilibriste

— Comment s’effectue le chargement dans les fourgons ?

— Allons le voir.

Les chariots sont poussés dans de larges ascenseurs ou entraînés par une chaîne ascendante qui débouchent au niveau des quais. Le plan incliné de la chaîne est à ce point oblique que je m’attends à voir dégringoler une partie du chargement.

Tombera, tombera pas ? Les chariots arrivent au sommet, sans encombre. Décidément, les hommes qui les ont chargés feraient d’excellents équilibristes.

— Une fois là-haut, que se passe-t-il ?

— Le contenu des chariots est rangé dans le fourgon. Dans la journée, ce travail doit se faire très rapidement car l’arrêt est souvent court ; deux à cinq minutes sur les lignes Anvers - Charleroi ou Liège - Ostende, par exemple, et il y a parfois jusqu’à 200 colis à manipuler.

« Rapidité et entraide » est souvent la consigne des cheminots. A peine le train est-il reparti, le chef garde trie les colis destinés aux prochaines gares afin qu’à l’arrivée ils soient aussitôt débarqués. Il contrôle avec autant de soin et de promptitude ses voyageurs et ses colis, de sorte que les deux services s’effectuent harmonieusement.

J’ai la sensation d’un brassage d’affaires comme rarement je l’ai éprouvée à voir cette multitude de colis qui arrivent, passent sur la bascule, le diable, le chariot, s’enfournent dans le fourgon, débarquent et atteignent en camion un lieu différent pour chacun. On dirait qu’ils ont leur propre volonté, leur propre intelligence et qu’ils suivent un itinéraire parfaitement connu. En fait, ils sont passés dans les mains de très nombreux cheminots dont on ne louera jamais assez la haute valeur professionnelle et morale.

— Les jours de pointe, nous manipulons 750 tonnes de colis, me dit placidement le premier chef de factage, comme si vraiment c’était une besogné toute simple de les disperser aux quatre coins du pays.

Le chemin de fer ne recule devant aucune difficulté. Dans un fourgon chauffé et spécialement aménagé, il expédie régulièrement en Italie plus de 50.000 œufs et 13.000 poussins sous la surveillance d’un convoyeur de la firme.

— Cet aviculteur avait auparavant calculé le coût du transport par route, m’explique le chef. Nous sommes meilleur marché et tout arrive en bon état, sans défunts ni omelettes.

Les expéditeurs choisissent souvent le train pour des transports assez insolites. On put voir un jour sortir de deux grands fourgons français trois éléphants, fort bien élevés d’ailleurs, qui s’agenouillèrent pieusement pour descendre sur le quai, puis, d’un même pas balancé et serein, ils descendirent les escaliers marche par marche et vinrent se faire dédouaner. Aucun des trois n’avait l’âme d’un fraudeur.

Des lionceaux, des tigres, ne répugnent pas à prendre le train pour rejoindre leur cirque ou un jardin zoologique.

De l’intérieur du camion, un homme lance les colis à son collègue...

La chronique du factage m’en apprendrait long encore, mais il est plus de 8 heures du soir, et le premier chef est sur place depuis 7 h 20 ce matin, toujours obligeant, attentif à tout et prêt encore, à ma grande confusion, à m’exposer son propre service. Puisqu’il m’y convie et est resté pour me documenter, j’accepte.

Sept mètres cinquante de planning nous attendent dans son bureau, sept mètres cinquante sur lesquels sont inscrits pour six mois, en une écriture minuscule, les services d’un département de 218 ouvriers et 73 employés.

— Je dresse ce plan en relation étroite avec le service du mouvement qui a organisé la circulation des trains. Compte tenu des arrivées et des départs, je prévois le personnel nécessaire, sachant que tel « banlieue » amènera beaucoup de colis, que je disposerai de tant de minutes pour embarquer sur le train de... et de tant de minutes sur celui de... Qu’un train n’arrive pas sur la voie habituelle, tout mon service est en alerte. Le temps de déchargement peut être réduit à une minute, lorsque le nouveau quai est plus éloigné, par exemple.

L’agent qui prend son service va d’abord consulter le tableau sur lequel le premier chef de factage a indiqué les noms et le travail de chacun ; Jean M... se voit attribuer le service 13 et Pierre S... le service 19.

Que fera le 13 ? Le tableau affiche le numéro des trains, l’heure des arrivées et des départs, les voies où il devra procéder aux chargement et déchargement. Le 19 est conducteur de tracteur ; il devra assurer le transport des colis entre le magasin et les trains des voies 9 à 16.

Le premier chef, aidé par ses chefs de factage, doit non seulement répartir le travail quotidien de ses hommes, mais prévoir leur remplacement au pied levé ; si l’un d’eux est absent, il faut lui trouver un suppléant, sans ralentir l’activité d’un autre service. Ce n’est pas la moindre difficulté. Un long retard sur une ligne le met sur les dents ; il doit modifier sur-le-champ l’occupation de ses équipes afin que les colis arrivent à bon port dans le temps requis. Loin d’être immuable, son planning fluctue au jour le jour avec ce que chacun comporte d’imprévu, et de décisions importantes que seul peut prendre le premier chef.

(A suivre)


Source : Le Rail, mai 1963