Accueil > Le Rail > Poésie - Lecture - Peinture > Hommes du rail (V)

Hommes du rail (V)

Marthe Englebert.

mercredi 25 février 2015, par rixke

Toutes les versions de cet article : [français] [Nederlands]

Un service dynamique : le mouvement

Le train d’Ostende et celui de Mons entrent en même temps à Bruxelles-Midi : qui détermine leur horaire, les voies d’arrivée, le nombre de voitures ? Un service des plus important, bien qu’ignoré du public, dont le personnel étudie les arrivées et les départs des trains, dresse les horaires, les modifie, supprime ou ajoute des véhicules et des rames selon les besoins.

Je suis reçue par le premier chef adjoint de la gare de Bruxelles-Midi, qui m’explique l’activité de son service et répond de bonne grâce aux questions que je lui pose pour mieux comprendre le rôle complexe du Mouvement.

— La Direction nous soumet des projets d’horaires, et nous examinons s’il est possible de les appliquer dans la pratique.

— Pourquoi ne le serait-ce pas ?

— Vous allez me comprendre. La Direction a, par exemple, décidé de faire partir à 11 h 16 de Bruxelles un train supplémentaire pour Charleroi. Après quelques semaines, le chef de gare, le garde ou le conducteur constatent chaque jour qu’une quarantaine de voyageurs arrivés de Gand à 11 h 14 ratent de peu ce train pour Charleroi. Nous proposons alors d’avancer l’horaire du train de Gand ou de retarder celui de Charleroi.

— Vous arrive-t-il aussi de considérer qu’un train est superflu et de proposer sa suppression ?

— Parfois. Le chef garde de ce train est évidemment bien placé pour constater que le nombre de voyageurs est minime et il rédige un rapport en conséquence.

Au contraire, à la belle saison et durant la période des vacances, il faut envisager la circulation de trains supplémentaires.

— Le train qui vient de Liège quitte Bruxelles à 9 heures pour Ostende et, lorsque le temps est beau un samedi ou un dimanche, nous pressentons qu’il y aura une affluence de voyageurs. Je suppute : « J’aurai environ 400 places disponibles dans le train de Liège, mais il peut m’arriver 1.500 voyageurs. » Nous amenons alors une rame sur une autre voie et vers 8 h. 50, si la foule s’amasse sur le quai de départ pour Ostende, nous annonçons ce train par micro ; les voyageurs n’ont plus qu’à changer de voie et à s’installer dans les voitures entièrement disponibles. Nous simplifions les choses au maximum, en amenant la rame sur la voie juste à côté, donc sur le même quai, ce qui évite des mouvements de foule.

Tout est donc prêt, la locomotive accrochée...

Tout est donc prêt, la locomotive accrochée, le conducteur à son poste. Seuls les estivants ignorent que la Société leur réserve l’aubaine d’un second train ; il appartient au chef de gare d’apprécier si leur nombre justifie son départ.

— Nous ne pouvons pas afficher ces trains supplémentaires, précise mon interlocuteur, car ces départs d’été sont tributaires du temps ; qu’il se mette à pleuvoir, il n’y aura pas grand monde et nous occuperions inutilement une voie.

Horaires d’été, horaires d’hiver

Deux fois par an, le service du Mouvement établit un horaire publié sous forme d’indicateur. L’horaire d’hiver a cours jusqu’au dernier dimanche de mai. A partir de cette date, plusieurs trains pour Gand roulent jusqu’à Knokke, d’autres sont ajoutés en direction du Littoral, la ligne Ostende-Douvres est renforcée, etc.

Toute cette organisation semble fort simple, mais elle exige ici le travail de deux adjoints pour le service journalier, tandis que le premier chef de gare adjoint s’occupe surtout des trains spéciaux et participe à la mise au point des horaires d’été puis d’hiver.

— Les difficultés sont multiples. Six semaines avant Pâques, Pentecôte, l’Ascension, etc. il nous faut déjà proposer à la Direction les services de trains spéciaux, compte tenu du nombre de voyageurs enregistrés l’année précédente, et aussi de la date de ces fêtes ; il va de soi que les départs seront moins nombreux si Pâques tombe fin mars plutôt que fin avril.

Le service du Mouvement se doit donc d’être un peu météorologue. Il sera aussi psychologue.

— Le voyageur, l’abonné surtout, a ses habitudes. Pour lui, l’idéal serait que les sept jours de la semaine le train pour Anvers parte de la même voie ; ce n’est pas toujours réalisable, et si, d’aventure, il nous faut au dernier moment faire partir de la voie 11 un train qui d’ordinaire stationne à la voie 7, vous pouvez être certaine que des abonnés distraits le rateront ce jour-là.

— J’aurais cru plutôt que la gare n’a plus de secrets pour eux !

L’abonné n’est pas un voyageur comme les autres...

Eh bien, pas du tout. L’abonné n’est pas un voyageur comme les autres. Il arrive sur le quai en courant, cherche dans la troisième voiture la deuxième fenêtre où apparaît le visage amical de Jules ou de Sophie, à qui il lance sa serviette pour retenir sa place. Puis il grimpe dans la voiture et s’installe pour sa partie de cartes. Si, par malheur, un autre voyageur occupe sa place, le groupe d’habitués a cet air contrit qui frise le reproche, il joue aux cartes sous le nez ou par-dessus la tête de l’importun qui, bien souvent, préfère encore déloger.

Ce client sérieux, bien connu de tout le personnel de la gare, dédaigne de regarder l’annonce des trains, les avis de modification, les affiches posées au début des voies ; et il débouche immuablement à heure fixe sur le quai 9 et attend, paisible et confiant, son train qui arrive à la voie 13. Quand il constate son erreur, il dévale les escaliers, se rue par le tunnel, grimpe deux à deux l’escalier roulant et voit le fourgon disparaître à la courbe de la voie.

Qu’il y ait 22 voies dont 4 en cul-de-sac et 18 à double issue n’intéresse personne ; que tous les trains qui y circulent ont été prévus par le Mouvement, c’est son affaire, mais qu’il y ait un minimum de cisaillements ou passages en croix de deux trains, voilà qui fait dresser l’oreille et apparaît comme un véritable tour de force.

D’autant que les 18 voies de Bruxelles-Midi se concentrent en six pour atteindre Bruxelles-Central. Et laissons résoudre ce jeu d’enfant au premier chef-adjoint, qui heureusement en a vu d’autres !

Ces cisaillements le préoccupent fort, car c’est une des raisons, me confie-t-il, pour lesquelles l’express pour Ostende par exemple ne peut partir tous les jours de la même voie ; le samedi sont mis en service des trains supplémentaires qui occasionneraient des cisaillements si la voie d’Ostende n’était modifiée.

Retards, voitures complémentaires, garage, etc.

Un train attendu à Bruxelles-Midi pour 15 h. 57 est annoncé avec un quart d’heure de retard ; laissera-t-on libre jusqu’à son arrivée la voie 12 où il devait normalement accoster ?

— Non, le régulateur qui doit assurer la circulation à tout moment de la journée, n’immobilisera pas une voie nécessaire pour d’autres passages. En service de semaine, nous avons 1.540 arrivées et départs de trains en 24 heures. De nombreux trains d’abonnés qui nous arrivent le matin ne doivent repartir que le soir ; entre 9 et 15 heures, nous devons donc garer locomotives et voitures, ce qui constitue pour nous un épineux problème car les 76 voies de garage dont nous disposons sont à peine suffisantes.

Aucun train ne pouvant se payer la fantaisie de bloquer toute une voie, le Mouvement se préoccupera de le garer et, au moment opportun, d’assurer son nettoyage.

— Ce nettoyage est une autre source de préoccupations. Les voitures appartiennent à la gare où elles y stationnent généralement pendant les heures d’entretien, de 8 à 16 heures. Nous en avons 600 à Bruxelles-Midi, marquées FBM.

— Si une de vos voitures subit une avarie à Liège, que se passe-t-il ?

— Liège nous avertit.

— En est-il de même pour les locomotives ?

— Oui. Tous les douze jours elles passent systématiquement à l’entretien. Elles sont toujours conduites par des cheminots de leur dépôt d’attache.

— Le conducteur doit donc prendre son service ici ?

— Certainement. Après 10 heures maximum, il doit être remplacé. Ou il est revenu en temps utile, ou un autre conducteur de son dépôt part le relayer, et le premier revient ici comme simple voyageur.

Les locomotives sont toujours conduites par des cheminots de leur dépôt d’attache...

Le cheminot roule beaucoup en chemin de fer, qu’il soit conducteur, garde, convoyeur et, s’il appartient au Mouvement, il fait rouler les autres.

Le premier chef adjoint me donne quelques explications :

— Nos horaires se modifient évidemment selon la vitesse que peut atteindre le train ; et vous comprenez qu’on met de plus en plus de diesels et de tracteurs électriques en service parce qu’ils sont plus rapides. D’ici quelques années, la locomotive à vapeur aura disparu.

Il y a plus. Un train vapeur venant de Tournai arrive au Midi ; la machine doit s’approvisionner en eau, aller à la plaque tournante, virer puis être raccrochée à la rame ; cette manœuvre de ravitaillement et de tête-à-queue contraint à 50 minutes d’arrêt. Le diesel, qui a deux postes de conduite, pourra repartir après vingt minutes seulement ; en deux voyages, il aura récupéré une heure.

Enumérer toutes les besognes du Mouvement serait trop long. Le premier chef adjoint m’en cite quelques-unes :

— Quand une ou plusieurs voitures complémentaires doivent être ajoutées par nos chefs manœuvres, c’est à nous qu’il appartient d’apprécier si la machine est suffisamment puissante. On nous signalera aussi qu’un croisement brisé dans un aiguillage en interdit l’utilisation. Le chef poseur nous avertit si une avarie est survenue, par exemple que le bourrelet supérieur d’un rail est brisé : s’il y a danger de déraillement, il nous faut alors faire procéder immédiatement aux réparations, afin que les trains circulent normalement, sans risques ni difficultés.

— Mais ces avaries sont imprévisibles. Or, chez vous tout est prévu, je vois là ce plan, ces horaires...

— Entre la théorie et la pratique, se place l’initiative, Madame. Tenant compte des avaries, réparations, renouvellement de voies, etc., chaque jour nous établissons des feuilles rectificatives qui modifient les horaires réguliers.

Je constate qu’au Mouvement on s’occupe vraiment de tout : services du dimanche, différents de ceux du samedi et de ceux de la semaine, appelée ici : jours ouvrables. On a tenu compte que le samedi il y a moins de travailleurs, abonnés ou non, mais beaucoup d’amateurs de farniente, et que le dimanche la clientèle professionnelle est vraiment rarissime. J’y apprends qu’un Ostende - Virton ne pose d’autre problème que d’assurer sans cisaillement son entrée et son départ pour la Jonction. Le Mouvement doit aussi tenir compte des nécessités de la manutention pour le déchargement des colis et travailler en liaison étroite avec le service de factage.

Je me demande d’ailleurs avec quel service il ne travaille pas en liaison étroite. Le premier-chef adjoint m’a cité le chef garde, le conducteur, le poseur de voie, le chef de gare, le régulateur, le factage et le dispatching, qu’il avertit lorsqu’un train supplémentaire partira pour Ostende, par exemple. Le dispatching sera l’agent de liaison et préviendra les autres gares et les blocs du passage de ce train supplémentaire, afin que les barrières soient fermées à temps et les voyageurs prévenus.

Ne disais-je pas que j’étais au cœur même d’un service des plus important ? J’en avais le pressentiment ; c’est maintenant une conviction, bien que toutes ces explications m’aient été données avec la plus grande simplicité et sans insister jamais sur le rôle primordial d’un poste dont chacun peut à présent mesurer la lourde responsabilité.

(A suivre.)


Source : Le Rail, juin 1963