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Paysages ferroviaires (III)

J. Delmelle.

mercredi 8 avril 2015, par rixke

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III. Remblais et déblais

Pour circuler, le train a besoin de rails et, fixés aux traverses, s’appuyant sur une couche de ballast destinée à donner à la voie une certaine élasticité, les rails réclament une assise solide et plane. Pour établir cette assise, le terrain doit être aménagé, nivelé, exhaussé, abaissé. Lorsque la nature du sol est mauvaise — terrains boueux, fangeux, marécageux, instables ou trop friables — lorsque les caprices du relief rendent la chose trop malaisée ou trop onéreuse — ravins, vallées, collines, massifs rocheux, etc. — ou lorsque certains impératifs particuliers l’exigent — aires soumises aux crues périodiques des cours d’eau, etc. — le niveau requis est atteint par remblayage ou déblaiement ou au moyen de quelque ouvrage d’art : tunnel, pont ou viaduc. Dans la plupart des cas, même lorsque le pays n’est pas très accidenté comme c’est le cas en Flandre et en Campine, l’appropriation du sol est effectuée par addition ou soustraction, apport ou enlèvement de terre. Lorsqu’une surélévation s’impose, on édifie une sorte de muraille de Chine sur laquelle la voie est posée. Lorsqu’il y a lieu d’abaisser le niveau primitif du sol, on creuse, en tranchée, un couloir plus ou moins long. Les travaux qu’il est nécessaire d’accomplir méritent fréquemment la qualification de cyclopéens. Si l’on dispose actuellement de nombreuses machines appropriées aux travaux de la voie : bulldozers, pelles mécaniques, grues, groupes électrogènes, perceuses, tirefonneuses, bourreuses, cribleuses mécaniques, etc., il fut un temps où l’on ne pouvait guère compter que sur la force musculaire de l’homme. Les remblais et déblais de l’époque héroïque, dont certains subsistent toujours, représentent une invraisemblable accumulation d’efforts physiques, de sueur, de cloches et de cals, d’éventrations et de tours de reins. Combien de terrassiers, de manœuvres, de rouliers, d’ouvriers plus ou moins spécialisés ont peiné, des années durant, pour les construire ?

Lorsque la voie est établie sur sol plat, les précautions à prendre sont fort minces. Pour les voies en remblais, il faut veiller à ce que les terres d’apport soient convenablement damées. Pour assurer un tassement satisfaisant, on fait rouler à vitesse réduite, sur les nouvelles voies, des convois lourdement chargés. Certains remblais, évidemment, ont causé bien des soucis aux techniciens des chemins de fer : coulages par infiltration des eaux pluviales, érosions, affaissements. Les parois des tronçons de ligne en déblais sont soumises au même danger. Des mesures spéciales, destinées à prévenir ou à arrêter le glissement des terres, ont été appliquées : emploi de rails doubles ou triples formant des « ponts » au-dessus des endroits réputés dangereux des remblais, édification de murs ou de perrés de soutènement, ancrage de pieux de bois, de fer ou de béton, plantations d’arbustes, de buissons ou d’autres végétaux dont les racines accrochent et retiennent le sol.

Les voies en remblais et déblais du chemin de fer divisent le pays en une multitude de compartiments inégaux mais n’établissent pas, entre ceux-ci, des cloisons étanches, des barrières infranchissables. Percés par des tunnels routiers, surplombés par des passerelles ou des ponts, ces remblais ou déblais ne constituent donc pas des entraves à la circulation terrestre. Toutefois, ils font obstacle au regard, imposant au paysage, non sans discrétion parfois, leur existence.

Beaucoup de nos gares urbaines ont été construites à niveau du sol mais, pour sortir de la ville, pour échapper à l’étreinte des faubourgs et gagner le large, nombre de leurs voies se hissent sur des remblais ou se glissent dans de longues tranchées. A gauche comme à droite, le voyageur découvre un aspect inhabituel du décor citadin : murs de clôture, étroits et maigres jardins, parcs dérobés, façades postérieures des maisons, cours d’usines encombrées de matériaux hétéroclites, pignons aveugles, chantiers, terrains vagues, gazomètres et autres architectures utilitaires. Vue ainsi à revers, la ville livre son intimité, simplement, sans pudeur. Parfois, elle la dissimule avec constance. La voie court tout au fond d’une tranchée coupée comme au tranchoir dans le sol de la ville. Ainsi en est-il, partiellement tout au moins, en ce qui concerne le chemin de fer de ceinture qui relie, via Schaerbeek et Saint-Josse-ten-Noode, les gares de Bruxelles-Nord et du Quartier-Léopold. Les trains empruntant cette ligne roulent, à certains endroits, à quelque dix mètres en-dessous du niveau de la circulation urbaine. Figurant encore en projet sur une carte dressée à la date du 1er janvier 1869, cette ligne — qui, pendant de longues années, devait desservir plusieurs stations intercalaires, dont une (existant toujours mais vouée, semble-t-il, à la pioche du démolisseur) établie à front de la chaussée de Louvain, à hauteur du boulevard Clovis — est toujours en exploitation. Plusieurs de ses tronçons ont été voûtés en 1952-1953 mais plusieurs autres sont toujours à ciel ouvert. Aux approches du Quartier-Léopold, la ligne s’évade de sa tranchée, passe au-dessus de la chaussée d’Etterbeek et se glisse sous le pont de la rue Belliard avant de pénétrer dans la gare. Il y a quelques années, elle franchissait la rue Belliard à niveau, sous la protection de barrières dont les fermetures fréquentes et prolongées stoppaient l’intense trafic automobile.

Elément du décor urbain, le chemin de fer fait irruption dans le paysage rural. En remblai ou en déblai, il jouxte routes et canaux. Quittant la gare monumentale de Vilvorde, mettant le cap sur Malines et Anvers, le train électrique roule, en surélévation, à travers la grasse campagne du Brabant et longe, là-bas, le beau domaine d’Hofstade qui, chose à signaler, doit son existence au rail.

On sait que c’est à même le sol qu’avait été établie la ligne inaugurale : Bruxelles - Malines, du réseau. La voie courait à travers champs sans être protégée, à l’origine, par une clôture interrompue, ici et là, pour permettre son franchissement. Par la suite, on défendit l’accès de la voie ferrée, des deux côtés, par un clayonnage et des passages à niveau furent créés aux divers points de rencontre avec des chemins de quelque importance. La fréquence des trains, leur vitesse accrue ainsi que d’autres raisons amenèrent l’administration à envisager, dans les premières années du XXe siècle, la réalisation d’un vaste programme de modernisation du réseau. La mise en service de la locomotive à surchauffe système Flamme (destinée surtout, à l’origine, au remorquage des trains express sur la ligne très accidentée de Bruxelles à Arlon) et d’autres machines de traction d’une puissance, d’un poids, d’une longueur et d’un gabarit inédits, déterminèrent aussi, à cette époque, la reconstruction de nombre de remises, le reconditionnement des ateliers de réparation, le remplacement des ponts tournants devenus trop courts, le déplacement des signaux anciens situés trop près des rails, le recoupage de la toiture des marquises dans certaines gares, le recul des quais d’embarquement et de débarquement, l’appropriation des voies et de leur profil, l’allongement des rails, le surhaussement d’un rail par rapport à l’autre dans les courbes, la suppression de quelques dizaines de passages à niveau, etc.

Particulièrement aiguë sur le parcours de Bruxelles à Malines et Anvers, la question de la suppression des passages à niveau devait être résolue, de 1905 à 1910, par le relèvement de l’assiette de la voie par remblayage, travail exécuté concurremment avec la mise de la ligne à quatre sections de roulement. L’entreprise nécessita d’énormes quantités de terres prélevées, pour une part, à Hofstade, localité brabançonne située à quelques kilomètres seulement de Malines.

Vers 1895, l’Etat belge avait fait l’acquisition, à Hofstade, entre la chaussée de Tervueren à Malines et le canal de Louvain au Rupel, d’environ 200 hectares de terrains sablonneux, couverts de landes et de sapinières, afin d’en tirer de quoi édifier les remblais envisagés. Des forages exécutés auparavant avaient prouvé l’absence, en cet endroit, d’une nappe aquifère souterraine. Les opérations de prélèvement commencèrent en 1905 ou 1906 et eurent notamment un résultat inattendu : celui de faire découvrir en 1909, à 15 mètres de profondeur, de nombreux ossements d’animaux préhistoriques : mammouth, éléphant, rhinocéros, bison, ours brun, etc., de coquillages d’eau douce, de débris de végétaux divers : chêne, pin, bouleau, noisetier, etc., et de fragments de roches cambriennes. Par ailleurs, au cours des travaux d’extraction, arrivé à une profondeur de 20 mètres environ, on eut la désagréable surprise de constater que l’eau des terres avoisinantes s’infiltrait dans la vaste excavation. Des pompes aspirantes et refoulantes furent mises en service afin de permettre la poursuite de l’exploitation de la carrière. En 1911, toute une partie de celle-ci était envahie sans retour et Malines envisagea même d’augmenter le volume des eaux par l’adjonction de quelques dizaines de milliers de mètres cubes pompés dans la Nèthe, à Duffel. En procédant de la sorte, la cité archiépiscopale aurait voulu créer un réservoir destiné à assurer son ravitaillement en eau de consommation. L’Etat, quant à lui, désirait maintenir cette réserve afin de satisfaire aux énormes besoins de ses chemins de fer dont les locomotives ingurgitaient de grandes quantités d’eau. Les hostilités de 1914-1918 mirent un terme provisoire aux palabres et, pendant ce temps, les eaux des alentours continuèrent à être drainées vers l’immense cratère artificiel, qui finit par se remplir peu à peu. La guerre terminée, les discussions et les tractations reprirent de plus belle et, en 1927, une convention intervint entre la Société nationale des Chemins de Fer belges (instaurée l’année précédente, pour un terme de 75 ans, avec le droit d’exploiter le réseau de l’Etat) et la municipalité malinoise. Cet accord autorisait la ville de Malines à puiser journellement, à Hofstade, 5.600 mètres cubes d’eau, représentant approximativement la millième partie de la capacité globale du lac. Ce captage journalier eut pour effet de provoquer un abaissement sensible du niveau du lac : 50 centimètres en un an, du 15 juillet 1927 au 15 juillet 1928, en dépit du sérieux appoint des eaux pluviales tombées pendant cette période.


Source : Le Rail, octobre 1963