Accueil > Le Rail > Poésie - Lecture - Peinture > Gare de formation - Nocturne

Gare de formation - Nocturne

S. Ville.

vendredi 16 juillet 2021, par rixke

Toutes les versions de cet article : [français] [Nederlands]

La purée glacée et dense d’une nuit froide capitonne les rames incolores, mystérieuses, assoupies dans l’attente parallèle sur les voies de la formation. Ce n’est pas l’obscurité absolue malgré l’absence d’étoiles ; des cônes de lumière blanchâtre pendent par leur pointe aux bras des poteaux ; de distance en distance, se lèvent ainsi des îlots fluides, luisants de bruine, qui vont, en s’amenuisant, coller des plaques moirées aux flancs des véhicules.

De la bosse de triage s’élèvent simultanément un ample dôme de clarté jaune, ourlée de ciel d’encre, et une rumeur continuelle de mouture, grave et puissante, coupée de plaintes métalliques, ponctuée de chocs en cascade. Des gémissements violents, arrachés aux butoirs bousculés, jaillissent de cette mêlée ardente. Des coups de sifflet modulés, énergiques, piquent, impératifs, l’ample bourdonnement de cette ambiance fiévreuse. Le vrombissement énervé de la diesel de manœuvre ajoute ses borborygmes, rauques et saccadés, à ce brassage ininterrompu. L’appel bref d’un train dans l’étirement du départ raie un instant d’un trait joyeux ce charivari laborieux.

L’homme, au sein de cette trépidante activité, est perdu, presque invisible ; sa présence s’y décèle à peine en silhouettes furtives ; sa voix s’étouffe, se perd dans ce mugissement perpétuel ; il subit le rythme de cette gigantesque digestion de matériel, bien qu’il la commande et la dirige.

Un automate gonflé de nuit, chirurgien silencieux esseulé au dos d’âne, dissèque, à coups de bâton précis, la rame qui monte, pénarde, pour s’éparpiller allègrement à l’aval en tranches irrégulières fuyant, toutes dociles, vers leurs diverses affectations. Des formes humaines, cassées mais légères, courent au travers des voies divergentes. Un bloc d’arrêt plaqué au rail crisse, écrasé sous le bandage qui l’entraîne, glisse et racle le ballast de sa plainte cliquetante. Le wagon freiné s’estompe et s’enfonce dans les ténèbres en emportant son ombre. Un caleur resurgit d’un coup, vigilant, alerte, prêt pour un nouveau plongeon. Et les wagons aveugles et cahotants d’accourir à la queue leu leu pour s’accoler aux trains en préparation, en des contacts mous, en des chocs violents, répercutés de véhicule en véhicule, ou pour y venir mourir, après un calage parfait, dans un frôlement léger comme une caresse qui dure.

Au bout des voies, à l’arrière des convois somnolants, un lampiste a accroché le disque rouge de sécurité, point final lumineux qui ponctue dans l’espace le train en partance. D’autres hommes ont manié entre eux les lourds accouplements des wagons ; d’autres encore ont compté, pointé, annoté, inspecté, vérifié chaque véhicule : devoirs divers, convergents, indispensables pour la célérité et la sécurité, effectués dans la naturelle sérénité d’une mission acceptée et comprise, poursuivis sans souci des intempéries. Et pour prévenir les dangers sournois de ce vaste chaudron, le ballottement blanc d’une petite lampe à main précède, entre les rames et les attelages, le regard scrutateur du camarade au travail...

Lorsque, tantôt, l’aube soulèvera ses grisailles plus légères et fera luire un peu les rails humides du matin, l’équipe nocturne, fatiguée mais contente de la tâche accomplie, cédera la place à ceux du jour pour un recommencement. Nous, insouciants, indifférents à cette agitation féconde et toujours renaissante, nous dormirons encore. Quand la lumière du ciel allongera jusqu’à nous sa clarté souveraine et nous rappellera aux réalités de la vie, nos gens des formations auront déjà essuyé leurs premières sueurs de l’effort. A cette heure béate du paisible réveil, quand m’arrive de la formation proche la clameur vibrante et déjà victorieuse de son sempiternel travail, ma pensée rejoint volontiers, pour les saluer de mon fraternel respect, tous nos hommes du mouvement, unis dans la même agissante volonté de mettre les trains à l’heure. Ils n’ont peut-être pas la meilleure part, mais ils ont, certes, une des plus belles ; leur labeur quotidien, plus que bien d’autres, sert le bien-être de la communauté.


Source : Le Rail, mai 1959