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Chants et Chantres du rail (IV)

R. Gillard.

jeudi 9 décembre 2021, par rixke

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L’Afrique, elle aussi, prétend entrer dans la voie du progrès. Certes, la voie ferrée avait déjà fait son apparition çà et là dans les régions côtières, en des pays de connaissance. Mais le cœur de l’immense continent était pratiquement encore vierge. C’est là que les chemins de fer vont aller s’implanter. Entreprise périlleuse s’il en fut ! A des Belges, les premiers, reviendra l’honneur de l’avoir réalisée !

C’est en 1878, en effet, au cours de conversations entre Léopold II et Stanley, qu’il fut question de la création d’une ligne de chemin de fer au Congo. L’idée – il faut bien le dire – fut d’abord très mal accueillie en Belgique. A ce moment, le Congo n’était pas encore reconnu possession belge, et tout le monde, si ce n’est le roi et quelques audacieux, se désintéressait totalement de cette contrée sauvage, quatre-vingts fois grande comme la Belgique, dont on ne voyait vraiment pas ce qu’elle pourrait jamais apporter à la métropole, sinon une charge insupportable et une source d’ennuis. Engloutir des capitaux, des vies humaines, peut-être, dans cette terre du bout du monde, voilà qui apparaissait aux yeux de la masse comme pure folie.

Tel était donc l’état d’esprit, en Belgique, au moment où fut lancée, pour la première fois, l’idée d’une route de fer congolaise... « Mais un homme va se dresser, écrit René-J. Cornet [1], un homme va remuer l’opinion publique, galvaniser les mous, susciter les bonnes volontés, provoquer un sursaut ; un homme va véritablement sauver l’honneur et lutter de toute son énergie pour que ce chemin de fer soit construit par les Belges et reste une entreprise belge. » Cet homme, c’est le capitaine Albert Thys.

Albert Thys est né à Dalhem, près de Liège, le 28 novembre 1849. Sur son initiative, le 9 février 1887, deux ans après la proclamation de l’ « Etat indépendant du Congo », la « Compagnie du Congo pour le Commerce et l’Industrie » est créée. La même année, le 26 mars, le gouvernement belge accorde à ladite compagnie la concession du chemin de fer du Bas-Congo. Le tracé de la ligne est immédiatement étudié.

Mais il faut de l’argent, beaucoup d’argent, des millions. Les opposants se déchaînent, le peuple fait chorus. Thys est ridiculisé, bafoué ; Léopold II, outragé. Cependant, sourds aux railleries comme aux humiliations, Thys et ses amis se démènent. Ils courent les banques, harcèlent les grosses industries. Le 31 juillet 1889, l’or est trouvé : vingt-cinq millions. La « Compagnie du Chemin de fer congolais » se constitue à Bruxelles. Thys et ses hommes sont à pied d’œuvre ; le recrutement s’organise. La main-d’œuvre noire étant insuffisante, il faut recourir aux colonies voisines, à Zanzibar, à la Guinée, à la Côte d’Or, aux Indes, à la Chine même. Enfin, le 15 mars 1890, on attaque, à Matadi, la construction de la ligne.

Alors commence la merveilleuse épopée. A coups de pioche, à force de bras, avec des outils de fortune, « des moyens de pygmées », dira Brazza, les hommes mordent le roc, hachent la glaise, rasent la brousse. Dès le début, des difficultés colossales surgissent : la vallée de la M’Pozo, ou vallée de l’Enfer, puis le massif de. Palabala. On avance de dix pas, puis de vingt, puis de cent ; quelquefois, on recule parce que la tornade a tout emporté. Pendant ce temps, c’est un tollé en Europe. En Hollande éclate une campagne haineuse contre le jeune Etat africain. Le « Scraps » de Londres, la « Libre Parole » de Paris s’en prennent avec hargne aux constructeurs de la ligne de chemin de fer. On parle de morts, de beaucoup de morts, et, comme il arrive souvent, en politique comme ailleurs, c’est là des mots, beaucoup de mots et rien de plus... « Sunt verba et voces », disait déjà Horace. Mauvais traitements, a-t-on prétendu. Sans doute, les pionniers n’étaient-ils pas des saints, et se trouva-t-il parmi eux des aventuriers sans aveu ; mais ces derniers furent certainement l’exception. Non : les morts, ce fut le soleil implacable, ce furent les pluies diluviennes, les fièvres, le béribéri, la variole, la dysenterie, les serpents ; les morts, ce fut la nature en charge contre l’homme qui voulait à tout prix la mater. Et s’il y eut un drame congolais, ce fut bien, avant tout, la mesquinerie, l’inimitié, la jalousie, les ingérences honteuses, irrémissibles, des milieux politiques et financiers de certains pays dits civilisés.

Mais la foi renverse les montagnes ; et Thys avait la foi. Lentement, obstinément, mois après mois, année après année, se poursuit l’œuvre glorieuse. Le 16 mars 1898, une locomotive atteint N’Dolo, sur le Stanley-Pool. Le 1er juillet 1898, enfin, la ligne Matadi-Léopoldville est ouverte au trafic... Huit ans d’un travail impensable, 399 kilomètres de voies : une page de plus à l’admirable histoire du rail !

Premier juillet 1898 ! Grande fut la joie, ce jour-là, on le devine, parmi la population de Léopoldville. Mais tout aussi grande fut-elle de l’autre côté du fleuve, dans Brazzaville ! Pour la première fois, en effet, le cœur de l’immense colonie française était relié à l’Océan par le rail. Ainsi cette entreprise audacieuse n’aura pas profité qu’à la Belgique. II est d’ailleurs intéressant de noter que, pendant tout un temps, l’extension de la capitale de l’A.E.F. sera tributaire de la ligne belge, le rattachement de Brazzaville à Pointe-Noire n’ayant été réalisé que plusieurs années après la construction du chemin de fer du Bas-Congo.

Premier juillet 1898 ! Ce jour-là, aussi, sans aucun doute, en pensant à la tâche accomplie, Thys l’invincible, le géant, fut-il payé de ses souffrances, de son courage. Sans doute, en regardant ce lac et ces cabanes, ces buissons, cette lande, ces roches – tout cela qui allait devenir le Léopoldville d’aujourd’hui –, en regardant le fleuve immense, formidable, cette image de son âme ardente, et ces montagnes qu’il avait écrasées, dut-il songer à ces vers de Camoëns :

Voici le grand royaume du Congo
Que nous avons converti à la foi chrétienne
Et par où passe le long et clair Zaïre,
Fleuve inexploré des Anciens [2].

Et le rail, toujours, avance, poussant plus loin ses tentacules. Il saute par-dessus le Zambèze, court le long du fleuve Rouge. Le voici à Kindu, à Douala et à Accra. Bientôt, Sydney est relié à Perth : le Transaustralien est né. Le premier Transandin va suivre, puis le second Transandin ; puis d’autres Transeuropéens, d’autres Atlantique-Pacifique. En moins d’un siècle, les chemins de fer ont annexé la planète.

Dès lors, Paul Morand pourra lancer son fameux anathème :

Malheur à qui ne sait pas voyager !

Les barrières sont jetées... Libre est la voie qui mène au bout du rêve. Avec Blaise Cendrars, nous irons au pays prodigieux où passe le Transsibérien [3]. Phileas Fogg, l’impassible gentleman, nous fera vivre, à bord du Pacific Railroad, des heures inoubliables [4]. Nous connaîtrons les bandits de grands chemins en compagnie d’ArnouId Galopin [5]. Paul Morand nous entraînera à Kankan, parmi les paysages de grès erratiques [6]. Et Rudyard Kipling, – l’illustre écrivain – nous fera découvrir Jamalpour, étrange ville, sans conteste, où « celui qui n’a de relations d’aucune sorte avec le chemin de fer de l’Inde orientale se sent un étranger, un intrus » [7].

Chapitre VI

Bientôt, l’ère naquit des nouvelles conquêtes.

Emile Verhaeren.

Un autre demi-siècle vient donc de s’écouler depuis le jour où, dépassant les frontières d’Europe, le rail s’est élancé à l’assaut de tous les continents. Mais, tandis que les chemins de fer s’en vont ainsi de victoire en victoire, le Progrès, sous ses formes multiples, accroit, lui aussi, ses conquêtes.

Détrônant la « machine à bras » de Claude Chappe, le télégraphe électrique est mis en service en 1854. Lex télégraphes imprimeurs font leur apparition en 1866. En 1876, la première liaison téléphonique, sur une distance de trois kilomètres, est établie aux Etats-Unis par le physicien Graham Bell. En 1897, Marconi transmet le premier message radiotélégraphique.

Après le captage du son, c’est celle de l’image. Inventée par Niepce et Daguerre, perfectionnée par Foucault, Fizeau et Talbot, la photographie quitte le laboratoire pour l’usage public aux alentours de 1860. Cette année-là, Desvignes résolut la prise de plaques d’une locomotive. Pour la première fois, le rail était reproduit par l’« image fidèle ».

Le 1er juillet 1898, enfin, la ligne Matadi-Léopoldville est ouverte.

Source : Le Rail, novembre 1961


[1 »La Bataille du Rail« , Ed. L. Cuypers, Bruxelles. 1947.

[2« Les Lusiades », chant V.

[3« La Prose du Transsibérien ».

[4J. Verne, « Le Tour du Monde en Quatre-Vingts Jours ».

[5« Le Tour du Monde de Deux Gosses ».

[6« Paris-Tombouctou ».

[7« Parmi les cheminots de l’Inde ».