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En écoutant chanter la Vesdre

R.G.

samedi 26 février 2022, par rixke

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La Vesdre n’a pas l’impétuosité, la beauté dure, primaire, de ses sœurs l’Ourthe et l’Amblève. Née aux fontaines des Hautes-Fagnes, en plein cœur de l’Hertogenwald, elle s’est frayé jadis un couloir à même les derniers contreforts du massif ardennais, dont elle marque aujourd’hui, entre Pepinster et Eupen, face aux gras mamelons et aux bocages du pays de Hervé, la frontière septentrionale. Son nom dérive de visara – courant d’eau –, vocable celtique issu lui-même de l’indo-européen veis – couler –, qui nous a donné aussi la Vézère, le Weser et la Vistule. Rivière tranquille, paresseuse, que ses eaux douces et foulantes, particulièrement propices au travail des toisons, conduisirent à l’éclosion, puis, à partir du XVIe siècle, à l’extraordinaire développement d’une industrie lainière et drapière qui allait bientôt faire la grandeur de Verviers et d’Eupen. Rivière plaisante aussi, et tant méconnue ! Plaisante, oui, car sa vocation industrielle ne lui a rien ôté de ses appâts, de sa gentillesse. En fait, cette rivière fagnarde garde tout au long de son cours un air délicieusement paysan, sauvageon. Certains de ses recoins comptent parmi les plus beaux, les plus aimables de Wallonie.

Longue de soixante-dix kilomètres, choyée par des services réguliers de trains et d’autobus, la Vesdre est, sans nul doute, de toutes les rivières d’importance similaire, la seule qu’on puisse, sans violenter le temps, parcourir en l’espace d’une journée, et même, ce à quoi maints touristes ne seront pas insensibles, la seule dont on puisse, sur la plus grande partie de son cours, découvrir les secrets et apprécier le charme sans quitter son fauteuil. Ainsi l’a voulu le rail, qui, en 1838, au moment où furent décrétés les travaux du prolongement de la ligne Anvers-Liège jusqu’à la frontière prussienne, au lieu de courir droit vers Aix-la-Chapelle, à travers les pâturages du pays hervien, jugea combien plus gai, plus poétique, de s’en aller rêver au gré de la rivière. Charmantes folies de jeunesse ! Il lui en coûta nombre de tunnels et de ponts, entreprise courageuse, « colossale », écrivait Victor Hugo, qui nous en a laissé, dans ses impressions de voyage, un tableau saisissant.

Vous avez quitté Liège, et la féerie de ses clochers et de ses cheminées. Vous avez laissé derrière vous la laborieuse Chênée et l’Ourthe blanche, calme, assagie, qui y reçoit la Vesdre. Dans l’échancrure de la vallée, rêve d’ardoises dans un chaos de roches et d’arbres, un village déjà se dessine : c’est Vaux-sous-Chèvremont, célèbre à jamais pour son pèlerinage à la Madone, que des jésuites anglais, chassés de leur pays par le protestantisme, instituèrent en 1688. L’église de Chèvremont, élevée au rang de basilica minor en 1928, est perchée au sommet d’une abrupte colline, véritable éperon, d’où l’on découvre une très belle vue. Temple souriant de la gastronomie liégeoise – sa fricasseye a fait les délices de plus d’un admirateur de Brillat-Savarin –, Vaux-sous-Chèvremont apparaît comme le berceau des Mérovingiens. Tombé aux mains d’un terrible baron, son château, dont les soubassements ont été mis à jour récemment, fut démoli en 966 par le prince-évêque Notger au terme d’une tragédie obscure.

Chaudfontaine, à deux kilomètres de là, ne le cède en rien à sa pittoresque voisine quant au bien manger. N’est-ce pas ici, en effet, que, depuis des temps immémoriaux, se déroulent chaque année, dans le fumet du lard croquant et de la saucisse rôtie, ces rabelaisiennes séances d’intronisation des chevaliers de la fricasseye ? Site gracieux, aimé de Walter Scott et de la reine Hortense, Chaudfontaine est encore connu pour ses célèbres sources d’eaux thermales et d’eaux minérales, particulièrement efficaces dans les cas d’affections rhumatismales. Sources très anciennes, au demeurant : il en était déjà question dans une charte datant de Notger.

Mais quitterons-nous le pays de Chaudfontaine sans aller visiter le vieux village de Forêt ? Dominant la Vesdre de quelque cent cinquante mètres, ce coin, assurément, est l’un des plus reposants de la région. Le promeneur y admirera le très beau château des Roches et les ruines du romantique Miremont. L’antique église a droit aussi à votre sympathie. D’après une tradition, elle fut érigée sur les ruines d’une chapelle construite par Pépin de Herstal. Dans une grotte du village, au lieu-dit le Trou des Sotais, on a découvert, en 1833, des ossements de mammouths, de rhinocéros, d’ours, de lions et d’hyènes, contemporains de ces problématiques Chelléens qui, aux dires de certain poète liégeois, cousin probable d’un certain Tartarin, auraient habité le bon pays de Vesdre quelque trente mille années avant notre ère.

Et voici Trooz, hameau de carte postale, que domine un castel d’opérette. Les méandres se multiplient. Fidèle, le train les épouse, qui nous conduit, au-delà du sauvage Fraipont, jusqu’au village de Nessonvaux. Cette localité est connue pour sa source incrustante, qui charge de calcaire les objets qui y sont imprégnés. La route d’Olne, gorge splendide, qui court, grimpant, tout en lacets, vers les sommets de Soumagne et de Hervé, peut être considérée comme l’une des curiosités de la contrée.

Gorges, méandres, hauts rocs, ici, la Vesdre revêt un aspect grandiose. Mais ce sont les tunnels, assurément, qui confèrent au paysage sa note la plus poétique. Avec leurs bouches gourmandes de lumières, ces longs couloirs mystérieux, intermittences de crépuscules, éveillent un goût de labyrinthes.

Pepinster – étymologiquement, le ster, ou sart, de Pépin – est un haut lieu d’histoire. Charles Martel y naquit, probablement dans ce château des Mazures, bâti sur les restes d’un très ancien manoir, lequel, au reste, paraît avoir été l’un des rendez-vous de chasse les plus appréciés des Pépin et de Charlemagne. Au château de Sohan, autre célébrité, mourut le comte de Las Cases, compagnon de Napoléon à Sainte-Hélène.

Mais Pepinster est aussi une ravissante terre de vacances ! Tancrémont, Banneux, Goffontaine, Wegnez, Cornesse, Oneux, ceux-là fameux pour leur pèlerinage, ceux-ci tout de simplicité, de grâce, de naïveté, autant de perles qui enserrent la ville d’un collier de sourires !

Ou bien irez-vous, le long de la Hoëgne tourmentée, jusqu’aux rivages de Franchimont ? Moins d’une heure de marche vous sépare de la terre héroïque. En chemin, vous vous arrêterez devant ces étranges roches que les gens de la région appellent les Murs du Diable. S’il faut en croire la légende, furieux contre saint Remacle, qui avait déraciné le paganisme dans le pays, le Malin se mit, une nuit, à obstruer la Hoëgne dans le but d’inonder la région. Epouvantés, les habitants implorèrent saint Hermès, leur patron, lequel fendit l’obstacle en son milieu, rejetant ainsi sur les rives un amoncellement de pierres qui ont toutes les apparences de murs. Aimable croyance, que d’aucuns auront déjà rapprochée de la légende des Fonds de Quarreux, sur l’Amblève, du Faix du Diable, près de Stavelot, et de la Roche-Percée, en pays semoisien.

Le train a lancé son coup de sifflet ; la belle aventure continue. Nous traversons Verviers, ruche vibrante, bourdonnante, qui nous rappelle sa fameuse tarte au riz, mais aussi l’envol du syndicalisme belge. Métropole prospère, Verviers compte aujourd’hui, avec sa banlieue, près de 120.000 habitants. « Poussoir industriel », disait de lui Lemonnier ; quant à Victor Hugo, admirateur décidé de la Vesdre, il le décrivait comme « la plus ravissante vallée qu’il y ait au monde, qui est quelquefois un ravin, souvent un jardin, toujours un paradis ».

Et roule notre train dans ce beau jour de juin, et s’en vont nos regards vers d’autres découvertes. Alors, comme s’ouvre un décor de drame moyenâgeux, surgit Limbourg ! La ville se compose, en réalité, de deux localités : Dolhain, la « ville basse », et Limbourg, la « ville haute », vaisseau de pierre accroché à la pierre, que l’on atteint par un chemin escarpé. Vieille capitale, vieux duché, vieille gloire, Limbourg conserve le souvenir de son redoutable château fort construit, en 1064, par Waleran 1er, souche de cette puissante famille d’où devaient sortir la deuxième lignée des comtes de Luxembourg et plusieurs empereurs d’Allemagne. Mais Limbourg, aujourd’hui, est une cité desséchée, murs vénérables qu’abritent de calmes ombrages. Dolhain, jeune et pétillant, a pris la relève. On y admirera son remarquable viaduc sur la Vesdre. Cet ouvrage ferroviaire, chef-d’œuvre de force et d’élégance, est long de deux cent soixante-huit mètres ; il se compose de vingt et une arches de dix mètres d’ouverture et de vingt mètres de hauteur.

A partir de Dolhain, la voie ferrée s’engage résolument vers le nord, où l’appelle la frontalière Herbesthal. Il nous faut donc dire adieu à notre aimable train. Plaisantes surprises du rail : des autobus nous attendent, qui vont nous emmener, par futaies et halliers, jusqu’aux jardins secrets de la haute Vesdre. Voici d’abord le renommé barrage de la Gileppe et son non moins renommé Lion assis, œuvre du sculpteur Félix Bouré. Tout proche, Eupen nous vante ses hôtels, ses pensions de famille, son auberge de jeunesse, ses terrains pour campement, équipés d’installations sanitaires ultra-modernes, ses admirables points de vue, et, bien sûr, son colossal barrage, le plus vaste ouvrage du genre en Belgique.

On n’a pas assez parlé d’Eupen, on n’a pas assez chanté le pays d’Eupen. Quant à moi, je veux y voir l’une des contrées les plus sympathiques de Belgique, un havre délicieux de vacances. Porte des hautes Fagnes, nœud ferroviaire, nœud routier et haut-lieu du folklore, Eupen réserve à ses visiteurs des impressions toujours renouvelées, des surprises toujours plus grandes, plus charmantes, le chaleureux accueil de la Belgique de langue allemande. Courez, courez au pays d’Eupen ! Engagez-vous dans ses sentiers : ils vous mèneront, dans le parfum chaud des mélèzes et des pins, jusqu’à ces paradis perdus qui ont noms Hasebusch, Neu Hattlich, Reinartzhof. Eclaboussez-vous de la Helle et du Getz. Venez retrouver, aux marches de Montjoie, à six cent cinquante-huit mètres d’altitude, le premier habillement de la Vesdre. Allez rêver dans ces grands bois où passa jadis, sur sa route de Cologne, le valeureux Renaud, fils d’Aymon de Dordonne. Et peut-être – qui sait ? – entendrez-vous au loin le hennissement moqueur du légendaire coursier. Car Bayard n’est pas mort, assure le poète ; il galope, il galope dans la forêt d’Ardenne, libre, libre – indompté :

Encor i est Baiara, se l’estoire ne ment,
Et encor l’i oit on a feste saint Jehan
Par toutes les anées hanir moult clerement.


Source : Le Rail, juin 1962