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Dinant

R. Gillard.

mardi 9 août 2022, par rixke

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Au moment où l’étoile de Liège commençait à pâlir, lentement éclipsée par Paris, une autre ville de la principauté voyait sa renommée grandir. Etrangement, dans ce bassin de Meuse, dépourvu du moindre minerai de cuivre, une petite cité, que sa position géographique n’appelait à aucun destin industriel, s’était mise à travailler le cuivre et le zinc. La dinanderie, ou chaudronnerie d’art, était née. Elle allait porter le nom de Dinant aux quatre portes du monde.

En vain les malheurs s’acharnaient-ils sur ce coin de Meuse wallon, en vain la concurrence s’ingéniait-elle à ravir aux Dinantais leur monopole, les dinandiers continuaient à répandre partout en Europe les magnifiques produits de leur artisanat. Fonts baptismaux, chandeliers, lutrins et pupitres, ces merveilles de la dinanderie des XIIe et XIIIe siècles, envahirent châteaux et églises. Puis, à partir du XVIIIe siècle, la dinanderie se transforma. Ce fut le temps des jolités domestiques : cuves, rafraîchissoirs, aiguières, cafetières et bassinoires suivirent la trace de leurs aînées sur les marchés européens. Ce XVIIIe siècle devait d’ailleurs marquer une étape importante dans l’exploitation de la dinanderie. Jusqu’alors, le cuivre était fondu ; ce procédé se révélant de plus en plus coûteux, on adopta finalement le travail au repoussoir. Un moment menacée par la mécanisation, la dinanderie, de nos jours, a retrouvé ses formes les plus pures. De nouveaux ateliers se sont ouverts à Dinant ; plus récemment, une école de dinandiers a vu le jour à Maredsous. Les batteurs de cuivre n’ont pas fini d’écrire leur histoire, la millénaire et merveilleuse histoire des copères.

Fameux par son artisanat, Dinant l’est aussi dans les arts. Il a donné à la Wallonie des noms illustres. Le peintre Joachim Patenier y naquit, et sans doute, aussi, Henri Blés. Dinant, en outre, fut le berceau des célèbres frères Sax – Charles-Joseph (1791-1865) et Antoine-Joseph, dit Adolphe (1814-1894) –, les inventeurs du saxophone.

Dinant remonte à une époque très reculée. Nœud routier d’importance secondaire, il existait déjà sous les Gallo-Romains. Ce n’était toutefois encore qu’un bourg très misérable lorsque saint Materne, vers le commencement du IVe siècle, vint y prêcher l’évangile. Il y bâtit un petit oratoire, autour duquel se pressa la nouvelle agglomération que l’on peut considérer comme le fondement véritable de la ville.

Son ascension tient du prodige. Au XIIIe siècle, elle totalisait plus de dix mille habitants ; elle en comptera trente-deux mille deux cents ans plus tard. Mais elle était trop forte et trop riche, trop orgueilleuse aussi, trop impulsive. Nous avons dit qu’elle fut accablée de malheurs : peu de jours de gloire, à la vérité, qu’elle vécût, qui ne s’effondrassent dans un lendemain d’amertume !

La rivalité entre Dinantais, ressortissants de la principauté de Liège, et Bouvignois, gens du marquisat de Namur, ouvrit l’un de ces cruels lendemains. Que si la politique n’est pas étrangère à la haine féroce qu’allaient se vouer les deux villes voisines, il n’en reste pas moins qu’on peut voir, dans la concurrence à laquelle se livraient leurs batteurs de cuivre, la cause première des sanglants conflits qui les opposèrent. Ce fut le temps où Bouvignes érigea le fameux château de Crèvecœur, dont il reste des vestiges saisissants ; ce fut le temps où l’on vit se dresser Montorgueil, cette réplique aujourd’hui disparue de Crèvecœur, des hauteurs duquel les Dinantais jetaient sur la cité ennemie, au moyen d’un engin de leur conception, de la chaux vive, des blocs de pierre, des cadavres d’animaux en putréfaction, même des cadavres de Bouvignois, s’il faut en croire la tradition. La guerre dura de nombreuses années, copieusement alimentée, en hommes et en matériel, par Namur et par Liège. Elle se clôtura – la rivalité entre les deux voisins ne s’éteignant pas pour autant – par la ruine de Bouvignes et de Dinant.

Dinant se releva, plus puissante, plus orgueilleuse. De combien de déboires, pourtant, ne devait-elle pas encore souffrir ! Au milieu du XVe siècle, alors qu’elle était à l’apogée de sa grandeur, elle avait pris le parti de la France et de Liège contre Philippe le Bon, et elle avait osé – suprême insolence ! – pendre en effigie le portrait du fils d’icelui, le non moins sinistre comte de Charolais, futur Charles le Téméraire. C’était beaucoup plus que ne pouvait tolérer un Bourguignon déjà ulcéré par la résistance des Liégeois ! Celui que ses contemporains appelaient le grand duc d’Occident accourut sur les bords de la Meuse, s’empara de Dinant, la pilla pendant trois jours, puis la fit livrer aux flammes. C’est alors que le bon Philippe arriva. Il était vieux et malade, usé d’orgueils et de colères : aussi s’était-il fait transporter de Bruxelles en litière. A Bouvignes, un spectacle de choix lui avait été réservé. On amena six cents Dinantais, on les rangea sur les rives du fleuve, on les lia deux à deux, dos à dos, puis, au son des trompettes, on les donna à manger aux poissons. Cela se passait en 1466. « Ici fut Dinant », murmura le vieillard grelottant. Mais il se trompait : les copères avaient la peau dure. Quelque quatre sièclés et demi après, la ville martyre revivait une tragédie similaire. Bien qu’aucun crime ne pût leur être reproché, six cent soixante-dix Dinantais étaient passés par les armes ; le plus vieux avait quatre-vingt-huit ans. le plus jeune n’avait pas trois ans. Cette fois-là, en outre, on déporta plus de quatre cents hommes, on incendia huit cent soixante-dix-neuf maisons, on en bombarda soixante-cinq et on en culbuta en partie sept cent soixante-sept. C’était en août 1914. « Ici fut Dinant », pensa une autre brute satisfaite. Celle-là, aussi, se trompait.

Car Dinant vit toujours ! Aujourd’hui petite ville de huit mille habitants, elle fait les délices du touriste, de l’artiste, du rêveur. Située dans un site admirable, elle peut être considérée, sans contredit, comme la perle de la Meuse wallonne. Lors, si vous passez par ce pays, arrêtez-vous donc dans la cité des copères. Vous y verrez sa collégiale Notre-Dame, de style gothique, à clocher bulbeux, que domine une énorme épaule de rocher abrupt de quatre-vingts mètres de hauteur, en-dessus de laquelle est assise une formidable citadelle. Œuvre d’Erard de la Marck, trente-neuvième prince-évêque de Liège, cette puissante forteresse, dix fois mutilée au cours des âges, a été reconstruite dans son état actuel par les Hollandais après 1816 ; partant de la collégiale, un superbe escalier de quatre cent huit marches conduit à ce vieux nid d’aigle imposant. Oui, allez à Dinant, venez admirer cette belle des belles ! L’on vous montrera son curieux rocher Bayard, grande aiguille de calcaire, qui, d’après la légende, fut séparée de la montagne par un coup de sabot du valeureux coursier, mais, plus vraisemblablement, le fut par les pioches des armées de Louis XIV, qui voulait percer en cet endroit un passage pour ses troupes et pour son matériel. Vous y ferez la connaissance de sa grotte de Montfat, caverne antédiluvienne, qui s’ouvre, au cœur même de la ville, près du palais de Justice, sur une robuste falaise couverte d’une sauvage végétation, et de sa grotte de Raimpenne, dite la Merveilleuse, éblouissante succession de salles grandioses parées des plus ravissantes stalactites et stalagmites : un joyau dont la joliesse enchante. A Leffe, faubourg nord de la ville, vous trouverez, face à Bouvignes, au pied de ce qui fut Montorgueil, une abbaye au destin mouvementé – et pour cause ! Et si vous êtes sensibles aux délices du « bien manger », nul doute que vous goûterez certaine couque, spécialité dinantaise de pain d’épice, dont la dureté et la finesse lui ont valu une réputation universelle.

Négligerez-vous Anseremme ? Cette aimable petite localité se soude à la ville des copères par le lieu-dit « Penant » ; mieux que quiconque, elle vous dira la gente chanson de la Lesse, cette fée cristalline qui s’y jette dans la Meuse au joli pont Saint-Jean. Quant à Bouvignes, aujourd’hui rattachée à Dinant par le faubourg Saint-Médard, elle vous racontera la triste fin de Crèvecœur, un jour de 1554 que Henri II l’assiégeait, et pourquoi trois dames héroïques se précipitèrent du haut de la tour dans le fleuve. Bouvignes, du reste, vit aujourd’hui en bonne intelligence avec ses anciens redoutables voisins ; ne se targue-t-elle même pas, à l’instar d’Anseremme, de sa qualité de faubourg de Dinant ? C’est pourquoi, lorsque vous irez à Bouvignes, ne craignez point de demander au premier indigène que vous rencontrerez d’où provient ce surnom de copères qu’on a donné aux Dinantais : votre Bouvignois, auquel, comme il se doit, vous aurez payé un verre de bonne bière – en l’occurrence, une bière de Dinant –, vous renseignera sans la moindre malveillance, sans l’ombre même de la jalousie.


Source : Le Rail, avril 1963