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Dans la forêt de Soignes

R. Gillard.

samedi 10 septembre 2022, par rixke

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Autrefois, dit la légende, il y avait dans ce pays une grande forêt que traversait une lente et marécageuse rivière. Les hommes qui l’habitaient appelaient la rivière Sonia, c’est-à-dire Soleil, du nom d’un dieu qu’ils adoraient, et ils baptisèrent les bois la Sonia Sylva, la forêt du Soleil. D’autres hommes, ensuite, vinrent, qui ne parlaient plus la même langue : le cours d’eau devint Saina, puis Zenne, puis Senne ; et la forêt, Sungia, puis Sogna, puis Soigne. A partir du XIXe siècle, enfin, sous l’influence d’une fausse étymologie de la ville de Soignies, qu’on disait descendre aussi du soleil, on coiffa d’un « s » le nom de la forêt. C’était la mal dédommager des milliers d’hectares qu’on lui avait volés au cours des siècles.

Car l’admirable sylve sonienne, aujourd’hui l’orgueil de Bruxelles, fut jadis un immense royaume. Lui-même, alors, partie de la vaste forêt charbonnière qui s’étendait de la Sambre à l’Escaut, il se confondait avec maints bois qui en sont séparés de nos jours. L’ancien Loobosch, près de Zaventem, les bois de Hal, de Tourneppe et de Lembeek, celui d’Apecheau, aux portes de Braine-le-Château, étaient compris, dans les premières chartes brabançonnes, au nombre des parcelles de Soignes. Déjà fortement morcelé sous Charles Quint, le domaine ne comprenait plus à cette époque que quelque douze mille hectares. De 1827 à 1836, d’importantes étendues furent derechef mises en culture ou transformées en jardins de plaisance. L’Etat belge mit un terme à cette dévastation ; en 1842, il racheta la forêt et en fit un bien national. Ce fut une heureuse mesure, et, s’il est un vœu cher au pays, c’est que le Gouvernement se refuse, à l’avenir, à toute nouvelle aliénation de cet admirable fleuron de verdure. La Belgique peut être fière de la dernière survivante de la Carbonaria Sylva ; Bruxelles, tout particulièrement, peut se glorifier de son magnifique poumon vert.

Localisée au sud-est de la capitale, la forêt de Soignes couvre aujourd’hui 4302 hectares. Sa plus grande longueur, axée du nord-est au sud-ouest, du parc de Tervuren aux champs de Waterloo, est de quinze kilomètres, et sa plus faible largeur, le long de la drève de Willerieken, est de 2,600 kilomètres. La voie ferrée de Bruxelles à Arlon la traverse sur une longueur de quatre kilomètres. C’est une sylve vallonnée ; l’altitude oscille entre 75 mètres au Rouge-Cloître et 128 mètres au Ticton. Du point de vue de l’hydrographie, elle est tributaire des vallées de la Senne et de la Dyle : la ligne de partage des deux bassins la coupe en son milieu. Jusqu’au début du XIXe siècle, un grand nombre de ruisseaux, bordés d’étangs et de marécages qu’ils alimentaient, prenaient leur source dans la forêt. A la suite de travaux de captation des eaux soniennes, beaucoup de celles-ci ont été taries, tandis que d’autres étaient dérivées. C’est ainsi que les ruisseaux subsistant actuellement trouvent leur origine à l’orée de la feuillée. Tels le Maelbeek et la Woluwe, affluents de la Senne, telles la Voer et l’Yssche, ces charmantes filles de la Dyle. Quant aux marais, la plupart ont été asséchés. Survécurent les étangs : témoins ces magnifiques pièces d’eau de Boitsfort, de Groenendael et de Tervuren, qui font de nos jours la joie des dimanches bruxellois.

Soigné, choyé, chéri, sillonné de voies ferrées et de routes macadamisées, ce splendide jardin végétal ne connut pas toujours aussi plaisant visage. C’était, il n’y a pas bien longtemps encore, une insalubre et inhospitalière forêt que traversaient de rares et détestables chemins, terreur des voituriers. Même ses « drèves » pavées – pour reprendre un vieux mot thiois – sont généralement peu anciennes, et ceci peut paraître singulier dans une forêt absolument dépourvue, pour sa vidange, de transport par eau, nulle rivière importante n’étant à la disposition des marchands de bois pour l’embarquement de leurs coupes. Ceux-ci avaient donc toutes les peines du monde à rallier les chaussées extérieures. Mais vint le rail. Il s’en fut trouver le cœur même de la sylve, la dotant d’un moyen de communication rapide et efficace, assurant, du coup, la fortune forestière des villages de Boitsfort et de Groenendael.

Terreur du voyageur, aussi, que cette Soignes de jadis ! Pendant un millénaire, elle abrita les gredins de la pire engeance. Engeance si nombreuse qu’il fallut construire à son intention de nouvelles prisons, celles de la porte de Hal, à Bruxelles, et du château de Vilvorde étant surpeuplées de la fripouille sonienne. Même les morts, rapporte-t-on, avaient tout à craindre de ce rébarbatif séjour ! Certain veneur, au XVIIe siècle, n’avait-il pas émis le vœu, contre toute attente, d’être enterré sous les feuilles de Soignes ? Ses proches se gardèrent bien d’exaucer son ultime prière : l’on redoutait les voleurs et les chiens, « ceux-ci pour la chair, ceux-là pour la peau ». Notre veneur fut donc proprement inhumé dans son village de Voeren. Et, comme disait son épitaphe,

Laissez dormir là Jef de Vos :
II y repose bien.

Tout au long de l’Ancien Régime, le territoire de la forêt de Soignes a constitué une sorte de seigneurie dont l’administration dépendait de la couronne régnante. A nulle époque, les ducs n’accordèrent aux nobles le droit d’édifier leur demeure en deçà des bornes domaniales. Aristocrates et bourgeois n’eurent donc d’autre ressource que d’installer leurs pénates à l’orée de la sylve. Ainsi apparut, autour de la futaie, une véritable ceinture de clairs et riants édifices. En fait, cette terre si longtemps tabou peut être regardée aujourd’hui comme l’une des plus riches du pays en maisons seigneuriales. De Tervuren à Argenteuil, de Rixensart à Uccle, castels, manoirs, châteaux et châteaux-fermes, ces magnifiques témoins des grandes heures soniennes, se succèdent pour le ravissement des yeux et de l’art architectural. Quant aux manants, on leur avait permis, à partir de la fin du XVIe siècle, de bâtir leurs cabanes le long du Walsche Weg, la grande voie allant de Bruxelles vers la France, et qui, pavée au XVIIe siècle, deviendrait la chaussée de Waterloo, et sur les bords de la chaussée de La Hulpe. Ces constructions isolées devinrent l’embryon des hameaux et villages que nous connaissons aujourd’hui.

Si les habitations seigneuriales se virent refuser l’accès du royaume de Diane, les monastères, par contre, y furent toujours bien accueillis. Les premiers surgirent après les Croisades ; quelque trois siècles plus tard, la forêt de Soignes en comptait quatorze. Certains ont résisté aux outrages du temps : Val-Duchesse et Rouge-Cloître, cet autre de Groenendael, encore, qu’illustra Ruysbroeck l’Admirable.

A l’ombre de ces demeures sacrées, comme au temps des catéchumènes, vécut longtemps une gent hétéroclite : les ermites. Tous n’étaient pas de bons apôtres : les annales de la prison de la porte de Hal en font foi. Le dernier, et sans nul doute aussi le plus discuté, fut un certain Gerieke Moeff. Au commencement du XIXe siècle, relate Sander Pierron, il s’était installé dans une sorte de grotte qu’il avait creusée à la lisière de Soignes, près du hameau d’IJser. Illettré et contrefait, cet anachorète n’en était pas moins pour autant joyeux drille. Il avait fabriqué, au moyen de plantes et de fleurs, un remède qu’il disait souverain contre tous les maux et qu’il vendait, moyennant d’honnêtes pièces de bronze ou d’argent, aux paysans d’alentour. Aux kermesses de la région, on le voyait parcourir les champs de foire, prônant sa panacée, et le soir, ayant bien godaillé, ventre et gousset remplis, il rentrait dans sa souterraine demeure. Ce singulier sylvain mourut en 1838, âgé de soixante-cinq ans, après avoir lampé un plein flacon de sa mixture. On lui fit d’impressionnantes funérailles. Un moment même, les habitants d’IJser songèrent à célébrer sa mémoire par un monument. Gerieke Moeff n’avait-il pas suffisamment mérité de l’Eglise ? Ou de la patrie ? Ce projet fut abandonné.

Soignes aux changeantes impressions, aux surprises toujours renouvelées ! Qui l’a connue, aux heures chaudes des juillets, n’oubliera jamais sa splendeur ; qui s’est aventuré jusqu’à ses secrètes profondeurs gardera le souvenir délicieux de sa grâce touchante. Forêt vivante, forêt multiple ! Voici le royaume du taillis-sous-futaie : le coudrier y est roi. Là, majestueux, s’étend l’empire du mélèze et du pin. Ailleurs, pareils aux piliers bigarrés d’une étrange cathédrale, chênes et hêtres s’entremêlent, avec çà et là des érables et des aulnes. Et par futaies et tirés, franchissant vallons et ravins, bondissant par-dessus les clairières, coupant grand-routes et voies ferrées, saluant au passage les gares les plus fleuries du Brabant, courent les sentes frangées d’herbes et de mousses.

Drève du Comte, sentier de la Reine, Saut-du-Loup, drève des Mésanges, route de la Vierge, elles s’en vont, les voies aux jolis noms, jusqu’aux replis les plus profonds de la Sonia Sylva. Elles savent où croissent l’ail-des-ours et les sceaux-de-Salomon, où mûrissent framboises et myrtilles. Elles connaissent l’histoire de Notre-Dame-au-Bois et de Notre-Dame de Bonne-Odeur, du chêne à la Tête-Brisée et de l’étang des Enfants-Noyés. Par le Fond-des-Roses, elles iront vous conduire jusqu’à l’antique tilleul de Ruysbroeck, et, par le vallon des Grandes-Flosses, jusqu’à la source de l’Empereur. De fougères en bruyères, de hêtraies en pineraies, elles vont retrouver saint Hubert dans la chapelle de Tervuren et la douce sœur Gilde dans les allées de la Cambre. Loin des rumeurs de la grand-ville, loin du bruit, loin des machines, loin de ce siècle, elles s’en vont, les drèves, retrouver le silence des grands arbres, la paix de la forêt.


Source : Le Rail, juin 1963