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Furnes

Roger Gillard.

mardi 11 juillet 2023, par rixke

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Il y a quelque trois siècles, les environs de Furnes n’étaient guère qu’un immense marécage, dont la profondeur, de deux pieds en moyenne, semblait rendre l’assèchement impossible. Au Moyen Age, quand la mer baignait Furnes par un canal bourbeux, la superficie de ces moëres était plus vaste encore, couvrant un territoire qui allait de Nieuport à Dunkerque. Terre hostile et mortelle, les moëres furent le tombeau de nombre de paysans et de voyageurs téméraires. Mathilde de Portugal s’y enlisa avec sa voiture et ses gens en 1218 au lieudit Vorstinnegat, la fosse de la Princesse.

Dès le XIIE siècle, une association de pêcheurs et de paysans énergiques – la Wateringe – avait entrepris de convertir les moëres en une plaine cultivable. Elle groupait, à l’origine, outre la ville de Furnes, huit communes limitrophes. Ainsi naquit ce Veurne Ambacht – Métiers ou Service de Furnes –, qui s’étendit ensuite, sous la dénomination de châtellenie, à la région comprise entre l’Yser et la mer, soit au total à cinquante-deux villes et villages. Ce n’est qu’au XVIIe siècle, toutefois, que l’on assista à un dessèchement systématique des marais. Il revient à un curieux aventurier, Wenceslas Cobergher, à la fois ingénieur, poète, peintre, architecte et grand voyageur, d’avoir mené à bien cette tâche de titan.

Les paysans de la Wateringe avaient reçu en franchise les terres qu’ils avaient arrachées à la mer et au sable. Fiers de leurs jeunes droits, ils ne pouvaient manquer d’afficher un sens très chatouilleux de l’a liberté. Aussi, quand les Kerrels – on nommait de cette façon ces petits propriétaires – virent grandit à leurs côtés de dédaigneux hobereaux, qui ne comprenaient pas que des vilains pussent être libres et fiers, leur susceptibilité se mua-t-elle rapidement en une haine féroce. Elle fut le prélude à cette guerre atroce qui éclata peu après que le comte de Flandre eut, par la bataille de Courtrai, reconquis ses domaines sur Philippe le Bel. Les chevaliers, qui avaient pris le parti du roi, rentrèrent en foule, la paix signée, et, rétablis dans leurs charges de châtelain ou de bailli, voulurent se faire indemniser des dommages qu’ils avaient subis pendant leur émigration. Mais le peuple considérait désormais comme ennemi naturel quiconque vivait de la rente du sol, et les paysans entendirent ne rien céder du fruit de leurs sueurs. Des émeutes éclatèrent et, en 1324, l’insurrection gagnait le Veurne Ambacht tout entier. Meurtres, pillages et incendies se multiplièrent le long de la côte.

La rébellion ne cessant de s’étendre, marquée de part et d’autre par des scènes d’une sauvagerie sans nom, la Flandre entière s’unit contre les révoltés. Philippe de Valois, qui venait de monter sur le trône de France, accourut à l’appel de son vassal, et une imposante armée envahit le Veurne Ambacht. De leur côté, les paysans réunirent une troupe formidable, qu’ils placèrent sous le commandement de Nicolas Zannekin, le fameux Poissonnier de Furnes. La rencontre se déroula au pied du mont Cassel et les Kerrels furent taillés en pièces. On assista alors à une répression d’une férocité inouïe. De cette barbare saignée, la région ne devait jamais se relever complètement. Elle en a gardé une sorte d’engourdissement, mais si forte était l’organisation de cette Wateringe, que les Kerrels avaient patiemment et obstinément créée, qu’elle réussit à se soustraire, en partie tout au moins, à l’asservissement domanial qui continua à brimer la côte durant de longs siècles.

Tant de sang, tant de larmes et tant de misères n’avaient toutefois empêché la capitale de ce curieux pays de se parer d’un air coquet et riant. Elle tire son nom flamand de Veurne du petit chenal – le Veer – qui la rattachait jadis à la mer, et s’enorgueillit d’une légende qui veut qu’elle fut le premier oratoire chrétien de la côte atlantique. Avec ses façades aux lignes harmonieuses et l’heureuse variété de ses pignons, sa grand-place est un joyau d’architecture. On y admirera notamment le Palais de Justice, ancienne châtellenie, et un Hôtel de ville, de style Renaissance, érigé de 1596 à 1612. L’église Sainte-Walburge, pour sa part, est un admirable monument de grâce et de bon goût. Quant au Beffroi, énorme construction de briques jaunes de la fin du XVIe siècle, avec sa haute flèche légère qui sert de guide aux pêcheurs, il complète joliment la silhouette vieillotte de la ville.

Il fut un temps où Furnes, séparée du monde par les eaux et la boue, put être regardée comme le pays des extremi hominum. Rail, grand-routes et canaux l’ont tirée de son séculaire éloignement. Ressurgie des ruines de la Grande Guerre, la petite cité, aujourd’hui, paraît bien décidée, du reste, à aller de l’avant à grands pas. L’usine s’y est implantée ; les touristes la découvrent en nombre croissant. Vienne l’été, et elle connaît une effervescence extraordinaire ; vienne le dernier dimanche de juillet, et elle peut s’affirmer l’un des grands rendez-vous folkloriques de l’Europe.

Comme toute la Flandre, le Veurne Ambacht est pieux, mais la piété, ici, respire un air médiéval qu’on chercherait peut-être en vain dans toute autre région catholique d’Europe. Cette atmosphère rude et primitive baigne la Boetprocessie. Depuis le XIIe siècle, on y voit une reconstitution de la Passion. Cette procession, à l’origine, servait à offrir à l’adoration des fidèles un morceau de la sainte croix, rapporté par Robert de Béthune. Mais, au XVe siècle, le goût des spectacles aidant, la manifestation se transforma en une pièce mi-sacrée mi-profane.

Et si variée, cette étrange manifestation, dans la multitude de ses groupes bigarrés ! Jésus, la Vierge, saint Pierre, Judas, Barrabas, Véronique et Pilate s’y retrouvent aux côtés d’Abraham et de David. Les soldats de Rome encadrent le clergé, Marie-Madeleine flirte avec Titus, les mitres et les dalmatiques escortent les anges. Puis, viennent ces Pénitents, portant froc et cagoule, qui ont donné leur nom à la procession. Ceints d’une corde, les uns pieds nus, ils marchent, psalmodiant ou chantant, égrenant le chapelet ou traînant la croix du supplice, fantômes anonymes dont on distingue à peine le regard à travers les fentes du masque. Péché, repentir, espoir dans le pardon ; rechute, nouvelles larmes et nouvelle espérance : c’est l’éternelle humanité qui défile dans les rues de la vieille Furnes en ce dimanche de juillet. Elle est une de ces manifestations du folklore que l’on se doit d’avoir vécues au moins une fois dans sa vie. Et, pour qui veut la vivre sincèrement, une minute de vérité.


Source : Le Rail, juillet 1964