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Le folklore ferroviaire (III)

Joseph Delmelle.

mardi 19 décembre 2023, par rixke

Le train de plaisir a victorieusement résisté à la concurrence de l’autocar, dont il se fait parfois un allié. Il est généralement dominical et continue à offrir, à ses passagers, de belles excursions à des conditions particulièrement avantageuses.

Pendant une dizaine d’années, le train de plaisir s’est transformé en train-radio, des postes diffuseurs de musique radiophonique ayant été installés dans les divers wagons composant le convoi. Le moderne train-radio, après avoir eu sa période de succès, est redevenu, purement et simplement, le « vrai » train de plaisir déjà en honneur à l’époque du premier de nos rois. La radio faisait trop de bruit, empêchait les conversations et finissait par engendrer de désagréables céphalées. On devait en arriver finalement, dans un passé récent, à bannir les postes récepteurs – les transistors – de tous les trains.

Plusieurs trains de pigeons quittent, à la veille de chaque week-end, les gares de nos cités colombophiles, où les oiseaux sont mis en loges, pour gagner l’une ou l’autre ville – comme Noyon, Angoulême, Bourges, etc. – où s’effectue traditionnellement le lâcher des étonnants concurrents ailés. Des trains de permissionnaires sont régulièrement mis en service à partir des centres de garnison, des camps d’instruction et d’entraînement de Belgique ou d’Allemagne. Les trains scolaires mènent les écoliers et les étudiants, à la veille des grandes vacances, à la découverte de quelque curiosité naturelle, de quelque site remarquable ou de musées réputés. Où sont les timides essais tentés il y a moins d’un siècle ? se demandait Yvonne du Jacquier dans un article reproduit aux pages de son recueil sur Saint-Josse-ten-Noode au Temps des Equipages, édité en 1963. Nous en avons trouvé trace dans ces documents à l’intérêt inépuisable que constituent les bulletins communaux et les rapports sur la gestion administrative. Certains détails sont tellement savoureux... L’auteur, qui est archiviste communale de Saint-Josse-ten-Noode, racontait l’une des excursions scolaires – et ferroviaires – accomplies par les meilleurs élèves de l’école des garçons de la rue Névraumont, en 1875, à l’initiative de la Ligue locale de l’Enseignement : Chacun était tenu de tout observer, de manière à pouvoir, au retour, faire une rédaction sur tout ce qu’il avait vu. Yvonne du Jacquier signalait que d’autres déplacements furent envisagés, au lendemain de ce premier voyage, en faveur des élèves les plus méritants d’autres établissements scolaires de la commune. Mais on discuta sérieusement sur le fait de savoir s’il serait convenable d’étendre la mesure aux écoles des filles. Il fallait éviter de prêter à la critique et il paraissait assez hasardeux de lancer les institutrices et leurs élèves dans les aventures du chemin de fer et de villes « étrangères » (c’est ainsi que les bons édiles saint-josse-ten-noodois qualifiaient les cités de Bruges, Gand ou Anvers, entre autres). Après mûre réflexion, on décida qu’il y aurait des excursions pour les classes de filles, mais à la condition que l’échevin de l’Instruction publique se mit, au préalable, en rapport avec ses collègues des localités choisies, de manière que ces derniers puissent aplanir toutes les difficultés et écarter tous les dangers qui pourraient menacer ces innocentes oiselles. Le Conseil communal inscrivit un crédit de 1.000 fr. au budget, pour couvrir les dépenses des différentes excursions réservées, comme des récompenses, aux meilleurs élèves des classes, tant de filles que de garçons. Inutile de dire que, aujourd’hui, les voyages scolaires – qui n’utilisent plus seulement le train mais aussi l’autocar, le bateau et l’avion – ne sont plus uniquement réservés aux bonnes têtes et ne constituent plus des exceptions, bien au contraire. Ils font désormais partie de la tradition.

Il y a encore nombre d’autres trains spéciaux organisés, par exemple, à destination des hippodromes, à l’occasion des grandes épreuves sportives ou de telle ou telle autre manifestation mise sur pied dans une localité déterminée : rassemblement de masse, procession du Saint-Sang à Bruges, carnaval, marches militaires de l’Entre-Sambre-et-Meuse, foires commerciales, goûter matrimonial d’Ecaussinnes-Lalaing... Ainsi, entré lui-même dans la tradition, le train sert les intérêts du tourisme et du folklore en drainant la grande foule vers les hauts lieux de ceux-ci.

Nous venons de parler de certains trains spéciaux dont quelques-uns peuvent être qualifiés de « supplémentaires » ou de « complément ». Ils sont mis en service lors de grands événements. A l’époque des départs et des retours eu vacances, des renforcements s’imposent sur diverses grandes lignes et l’on assiste alors à des scènes qui font désormais partie de la tradition : ruées, bousculades, embarras des pères et mères de famille empêtrés entre leurs rejetons armés de pelles et de filets à papillons ou à crevettes, hésitations et chasses-croisés... Certaines gares, à ces moments-là – comme en d’autres occasions d’ailleurs –, ressemblent fort à des ruches en émoi. Toujours curieux à voir, ce spectacle se produisait déjà bien avant l’avènement du rail puisque, comme l’a fait remarquer Jacques Janssens dans un de ses articles – publié les 16, 17 et 18 août 1964 dans le quotidien bruxellois Le Soir – sur le bon vieux temps : Aux abords des points de départ et d’arrivée des diligences, on était sûr, à certaines heures, de rencontrer une grande animation : voyageurs prêts à partir ou fraîchement débarqués, parents venus les conduire ou les accueillir, domestiques chargés de bagages, postillons à l’air faraud, valets d’écurie menant à la main les chevaux, sans compter de nombreux badauds venus là pour rien, pour le plaisir...

 Billets et abonnements

Chacun sait comment se présente actuellement le coupon de semaine et l’abonnement. A l’origine, sur notre réseau, les coupons, billets ou tickets étaient des fiches de papier sur lesquelles étaient imprimés les points de départ et d’arrivée. La date du voyage était inscrite à la main par le préposé. Le carton se substitua assez rapidement au papier et le billet tel que nous le connaissons dans ses dimensions et ses indications de classe, de points de départ et de destination et de prix, ne devait pas tarder à être adopté. Toutefois, il allait subir de nombreuses variations dans sa présentation, celle-ci ne pouvant manquer d’être influencée par les perfectionnements apportés aux appareils de distribution, de datation et d’impression automatiques.

Au sujet des abonnements, rappelons que, outre ceux réservés aux personnes que leurs nécessités professionnelles obligent à voyager journellement ou régulièrement sur une ligne déterminée ou sur tout le réseau, il existe des abonnements temporaires, dits touristiques, valables pour cinq, dix ou quinze jours, ainsi que des cartes de réduction (qui, elles aussi, ont une validité limitée et qui combinent, en quelque sorte, l’abonnement proprement dit et le billet).

Ces abonnements temporaires ne résultent pas d’une récente innovation. Eux aussi appartiennent à la tradition et, en 1907, on pouvait lire, dans une de nos publications [9], un article expliquant Comment j’ai utilisé un abonnement de cinq jours. Son auteur, Mlle L. v.d.D., l’introduisait de la sorte : Me trouvant en compagnie de provinciaux, hésitant sur l’emploi de leur congé, j’eus l’intuition que j’allais faire une bonne œuvre. « Mais prenez donc un abonnement de cinq jours et voyez la Belgique à vol d’oiseau », leur dis-je. Mon conseil fut entendu, et, le lendemain, munis de nos portraits, nous nous rendîmes à la gare du Nord où un employé empressé nous remit, à la présentation de fr. 11,75, plus 5 francs de garantie, une petite feuille de route sur laquelle il avait collé notre image. Ce billet nous permit de monter, à 9 h. 18, dans le train pour Bruges...

Mlle L. v.d.D. racontait, ensuite, les excursions effectuées durant les cinq jours : Bruges, domaine du rêve où chacun se croit obligé d’aller voir et d’admirer les peintures déplaisantes de Memling ; Saint-Trond, Hasselt et Genk avec retour par Diest et Aarschot (Notre voiture est remplie d’Irlandais munis, comme nous, de « l’abonnement ») ; le barrage de la Gileppe, la vallée de la Meuse et Namur ; Mons, Belœil – cet avatar de Versailles – et Ath ; Amougies, Orroir et le mont de l’Enclus, du sommet duquel on découvre une plaine faite à souhait pour permettre aux nations de s’y égorger à leur aise. Peu d’années après, c’est en lisière de cette plaine, tout au long des rives boueuses de l’Yser, que la petite armée belge allait résister opiniâtrement à l’envahisseur !

 Dans le paysage

Le train a joué un rôle extrêmement important dans cette guerre de. 1914-1918. Par ailleurs, une locomotive y a tenu une place bien en vue, au sommet d’un remblai, à Ramskapelle. Abandonnée là dans la précipitation de la retraite, rivée à ses rails, elle ne devait pas quitter son emplacement durant toute la durée de la sanglante mêlée. Criblée de balles et d’éclats d’obus, racontait un ancien du 12e régiment de Ligne [10], elle resta en place pendant toute la guerre des tranchées, continuant à se rendre utile en servant d’abri à un poste de signaleurs, les couvrant de sa masse et contribuant ainsi, à sa manière, à servir le pays ; cet emplacement était connu de tous les soldats du front sous la dénomination de « La Loco »...

La machine de Ramskapelle a disparu, mais il subsiste, ailleurs, à Ecaussinnes-Lalaing, près du profond cratère des carrières de Scoufflény, une locomotive délaissée dont la haute carcasse inutile se dresse au milieu d’une végétation sauvage dont le vent agite les hautes et fines tiges [11]. C’est la « Marie ». Elle ne sert plus qu’aux jeux des enfants du voisinage qui, lorsque les ouvriers ont quitté le chantier, grimpent parfois sur sa plate-forme et se glissent à l’intérieur de sa chaudière vide. La voie sur laquelle cette locomotive est immobilisée n’est plus employée. Cette voie, dont il ne subsiste plus que des tronçons, reliait autrefois Scoufflény à la gare d’Ecaussinnes-Carrières jadis évoquée par Max Elskamp :

Tandis que comme des éclairs
Passaient les trains sous les ormeaux...

Ajoutons que, afin de permettre à cette voie le franchissement de la vallée de la Sennette, un pont a été construit au siècle dernier. Il comporte douze arches qui sont devenues, dans la bouche des gens de l’endroit, les « douces arcades » parce que, le lundi de la Pentecôte, jour du célèbre goûter matrimonial, les amoureux s’attardent assez souvent dans leur ombre pour échanger un serment, un sourire ou un baiser.

Y a-t-il, dans notre pays, plusieurs locomotives qui, comme la champêtre « Marie » de Scoufflény, passent leur retraite dans quelque solitude aérée ? Ce n’est pas certain mais, ce qui est sûr, c’est qu’il y a plus d’un wagon qui, immobilisé sans retour sur une voie de garage fortement rongée par la rouille ou loin de tout rail, parfois privé de ses roues, meuble – plus ou moins discrètement – l’un ou l’autre de nos paysages. Aucun de ces wagons n’a cependant la célébrité de celui de Compiègne, qui fut témoin de la signature de l’armistice de 1918 et de la capitulation française de 1940, ni de ceux, vestiges émouvants et pitoyables du « Train sauveur », ayant été abandonnés au pied de la côte du Poivre, sur le champ de bataille de Verdun.

Evadés ou déserteurs du rail, ces wagons ont été aménagés, pour la plupart, en abris, remises ou bungalows. Certains ont été placés sur un soubassement en maçonnerie. On en trouve un certain nombre en Ardenne, dissimulés par les frondaisons, où ils servent généralement de « maisons de campagne » à des citadins partisans du retour à la nature.

Certaines gares ont été supprimées avant la métamorphose que nous venons d’évoquer et font toujours partie – pour combien de temps encore ? – du décor. Ainsi en est-il, par exemple, de l’ancienne gare d’Ostende, à la silhouette si caractéristique, et de la « petite gare » de la chaussée de Louvain, située à Saint-Josse-ten-Noode, en face du boulevard Clovis. Le bâtiment de la chaussée de Louvain, édifié eu style Renaissance flamande, est promis à la démolition. Il est situé sur la ligne reliant la gare de Schaerbeek à celle du Quartier-Léopold. Logeant un fonctionnaire de la S.N.C.B. et sa famille, la « petite gare » (c’est ainsi que les habitants du quartier la désignent) offre complaisamment une partie de ses murs aux affiches multicolores de la publicité.

D’autres gares ont été rayées du paysage. Ainsi en a-t-il été des gares bruxelloises du Nord et du Midi, victimes des bouleversements provoqués par les travaux de la Jonction. Il subsiste toutefois, de l’ancienne gare du Midi, quatre statues, œuvres du sculpteur Ducaju, qui ont trouvé refuge à Nivelles, dans le parc de la Dodaine. On peut voir aussi, à Nivelles, près de l’église partiellement restaurée des Récollets, plusieurs bas-reliefs du sculpteur « aclot » Samain qui, eux aussi, proviennent de la même gare bruxelloise aujourd’hui disparue.

Dans quelques pays étrangers, dont la Grande-Bretagne, l’équipement de certaines gares fermées pour raison d’économie a été mis en vente, et les lampes de cuivre, les bancs de bois, les horloges des salles d’attente, les chariots à bagages, etc., ont trouvé aisément des acquéreurs. Plusieurs gares désaffectées ont même été achetées, en bloc, par des particuliers et converties en maisons de campagne. Si, dans notre pays, on n’a pas encore proposé officiellement des transactions du même genre aux amateurs, certains de ceux-ci sont toutefois parvenus, on ne sait trop comment, à se procurer de vieilles lampes de cuivre et d’autres ustensiles qui, après une longue carrière utilitaire, ont été promus par eux aux fonctions d’éléments décoratifs. On n’ignore pas l’extraordinaire succès dont bénéficient actuellement les « antiquités » – authentiques ou assimilées, plus ou moins âgées ! – et quel commerce a suscité cet étrange engouement. L’homme d’aujourd’hui, qui regarde volontiers en direction de l’avenir, éprouve paradoxalement un intense besoin de se raccrocher au passé.

(A suivre.)


Source : Le Rail, décembre 1965


[9Bulletin officiel du Touring Club de Belgique. 13e année, n° 18, 30 septembre 1907.

[10M. A. Pison, de Liège, dans une lettre nous adressée le 30 octobre 1963. Nous avons tiré, de cette missive, une évocation publiée dans B-Revue, 2e année, n° 21.

[11Voir notre récit sur La Locomotive au milieu des Champs publié dans B-Revue, 2e année, n° 17.