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Chants et Chantres du rail (V)

R. Gillard.

vendredi 31 décembre 2021, par rixke

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Chapitre VII

Indocti discant et ament meminisse periti.

Charles Hénault.

« Les bouillottes de votre Compagnie, Monsieur le Chef de gare, n’ont de vraies bouillottes que le nom. Et si le nom de glaçouillottes était français, ce serait le seul terme à leur appliquer. »

Telle est, en substance, l’étrange réclamation que reçut un beau jour un cheminot français. L’auteur de ces lignes est Alphonse Allais. L’histoire ne dit pas ce qu’il advint, dans la suite, des démêlés du chef de gare avec l’auteur de « Pas de Bile ». On présume qu’il y eut une réponse, une seconde réclamation sans doute, nouvelle réponse, puis contre-attaque, bref, beaucoup de papiers, un dossier savoureux. Car Allais aimait fort s’amuser et, peut-être, notre cheminot, non moins. On présume aussi que tout finit à l’amiable, comme ça se fait généralement en France, comme ça se fait toujours avec les gens du rail. Alphonse Allais n’était d’ailleurs point méchant homme, et jamais rosserie ne fut aussi sympathique que la sienne.

On imagine d’autre part que ce ne fut pas là la seule protestation dont se vit honoré notre chef de gare. Mais n’oublions pas que nous sommes dans les dernières années du XIXe siècle, aux temps héroïques des chemins de fer. On ne connaissait pas encore le chauffage à la vapeur ; les voyageurs, les jours d’hiver, se munissaient de bouillottes qu’on louait, pour quelques sous, dans les gares importantes. Si le train attendu finissait toujours par arriver, ce n’était pas nécessairement à la minute renseignée par l’administration. Le matériel était sommaire : banquettes souvent inconfortables, mauvaise fermeture des portes et fenêtres. Les démarrages se faisaient brusques, les arrêts saccadés. Quant à l’éclairage, si le gaz commençait à remplacer un peu partout le pétrole et l’huile de colza, il laissait naturellement encore à désirer. Pour résumer, il y avait là pour le neurasthénique et autres esprits acrimonieux amples sujets d’inquiétudes.

Mais cela, c’était hier. Aujourd’hui, le confort s’est installé autour de nous, en nous. Fait-il trop chaud dans la voiture ? Une pression du doigt sur un mécanisme, et voici la température idéale. Avez-vous faim ? Désirez-vous un verre de bière, des bonbons pour Junior ? Qu’à cela ne tienne : le garçon du train est à votre service. En vérité, y a-t-il encore place dans l’existence moderne pour la récrimination ? En d’autres termes, le progrès a-t-il enfin rendu l’homme satisfait de son sort ? On voudrait répondre oui... Ne nous hâtons pas cependant de conclure !

Dans le monde des « développés », on distingue deux catégories d’individus bien dissemblables : ceux qui sont contents de leur condition ou qui ont, du moins, la sagesse de dire l’être, et ceux qui proclament très haut ne pas l’être. On reconnaît ces derniers à ce que, dans leur bouche, le grognonnement semble avoir à tout jamais remplacé la parole : ce sont les « rouspéteurs-nés », les « rouspéteurs » par principe. Quand un de ces personnages voyage, il n’échappe évidemment pas à son démon mesquin. Demande-t-il un renseignement ? C’est un dû qu’il exige. Il n’est jamais homme mais critique. Il affecte les airs d’un Zoïle, voyant partout où le bât blesse, nulle part ce qui est régulier. S’il arrive au train d’être en retard, il peste chaleureusement contre les chemins de fer ; mais chaque fois que la locomotive est à l’heure, il trouve cela naturel. Jamais, par exemple, il ne lui viendra à l’esprit de féliciter un chef de gare pour la bonne tenue de sa maison ou un mécanicien pour sa ponctualité. Cette psychologie d’un certain voyageur, le cheminot se devait de l’étudier – ce qu’il a fait. Mieux, il l’a comprise, il l’a admise même : et c’est là, sans contredit, une de ses plus belles victoires morales. Dualité n’exclut pas bon ménage. D’ailleurs, la dualité existe partout dans le monde, et sous les formes les plus variées. Elle est partout où il y a « en deçà » et « au-delà » ; où il y a ceux qui gouvernent et ceux qui sont gouvernés, ceux qui commandent et ceux qui sont commandés, ceux qui parlent et ceux qui écoutent parler, ceux qui voyagent et ceux qui font voyager les autres. Cela n’empêche pas la planète de tourner harmonieusement, ni les usagers du rail de compter parmi les meilleurs amis des cheminots. Au demeurant, le « rouspéteur-né » n’est pas pire bougre que quantité d’autres humains. « L’homme n’est pas parfait », fait dire Henri Monnier à son fameux Jean Hiroux ; et d’ajouter : « ce qui est une circonstance atténuante ». C’est ce qu’a compris le cheminot, homme d’action, mais aussi de bon sens et de cœur.

Contemporain d’Alphonse Allais, Edouard Wacken, un Belge, a écrit sur les trains des vers d’une tournure pour le moins tarabiscotée. Admiration boursouflée ou humour ? Nous pencherions plutôt pour la première hypothèse... Mais le lecteur jugera :

L’entendez-vous mugir ? Et comme une tempête,
Le voyez-vous répandre un nuage étouffant ?
Il part, il vole, il touche au but ! Rien ne l’arrête !
Tout obstacle est broyé sous son pied triomphant.

Quel Alcide nouveau, quel centaure intrépide.
Sur le monstre écumant se jetant sans effroi,
Oserait le guider dans sa course rapide ?
Qui pourrait en chemin lui dire : Arrête-toi !

Autre contemporain, voici l’exquis Franc-Nohain. Humoriste, sans doute, mais d’une douceur si légère, si charmante :

<quote<Parmi tant de vaches qui regardèrent
Passer des chemins de fer,
II convient aussi qu’on le sache,
II y a des locomotives qui regardent les vaches [1].

Dans un autre poème, Franc-Nohain nous décrit une délicieuse scène campagnarde [2]. Nous sommes dans une petite gare. Le père et la mère, accompagnés de leurs deux enfants, attendent nerveusement sur un banc. Soudain, le train surgit... Mais alors, quel drame ! Le père ne trouve plus ses billets :

Je les avais dans ma poche.
Je les avxais à l’instant.
Je m’en souviens cependant,
Je les avais dans
Ma poche.
La poche de mon veston.
Dans la droite ou dans la gauche...
Non ! C’est dans mon pantalon...
Non !
Dans mon pardessus ?
Non plus !
Mon gilet, je savais bien...
Rien !
Dans ma ceinture,
J’en suis sûr...
Voyons encor ?
C’est trop fort !
Quelqu’un m’a jeté un sort...

La famille est aux cent coups ; sur la machine, le mécanicien s’impatiente :

Et le train siffle, siffle, siffle...
Et les enfants se sont mis à hurler...
Et sur eux vont pleuvoir les gifles
Puisque le père a perdu ses billets...

Enfin, l’on retrouve les fameux rectangles de carton ! Mais où sont passés les enfants, maintenant ? Cris, lamentations, bousculades. .. La mère court, affolée :

Je leur avais pourtant dit
De ne pas bouger d’ici,
De rester près des colis...
Voyez-vous qu’on les ait pris –
Un satyre, un excentrique –
Pour les montrer dans les cirques...
Hélas ! qui me les rendra ?

Sur le quai, hilares, les voyageurs prennent du bon temps. Seuls, ne partageant pas l’allégresse générale, le père, la mère et le chef de gare qui est fort embêté :

Et la mère gifle
Le père
Pour se détendre un peu les nerfs...
Et le train siffle, siffle, siffle...

Tout s’arrange, naturellement. Le chef de gare s’éponge le front en poussant un « ouf » de soulagement ; il peut enfin donner le signal du départ :

Parents, enfants, colis, billets,
Dans le wagon sont installés.

Mais est-ce bien fini de frémir ? Sait-on jamais avec ces modernes engins ?

Si la portière allait s’ouvrir !...

... se désole la mère infortunée.

« Moralité », conclut Franc-Nohain : « Ne laissez pas les enfants jouer avec la serrure ».

En ces dernières, années du XIXe siècle qui virent tant de glorieuses réalisations, un genre nouveau de littérature fait florès : c’est le roman naturaliste.

Parmi tant de vaches qui regardèrent passer des chemins de fer... (Franc-Nohain).

Dans l’histoire de la littérature, l’école naturaliste s’inscrit dans le vaste mouvement appelé du terme générique de réalisme. Ce mouvement fut, avant tout, scientifique. A la poésie, il donnera le Parnasse et son fameux quatuor ; au théâtre, Dumas fils et Augier. Renan, Taine et Sainte-Beuve l’illustreront par la philosophie, l’histoire et la critique ; Flaubert, Maupassant, les frères Goncourt, Huysmans, Lemonnier, Georges Eekhoud et Zola par le roman.
On peut reprocher à Zola la crudité de son langage et la verdeur de ses peintures. On peut lui reprocher un certain penchant à ne voir de l’existence que son vilain côté. Cela n’empêche qu’il fut un grand écrivain, un lyrique souvent admirable. Un des premiers, il est descendu dans la rue, dans la grouillante intimité des petites gens ; et il les a aimées. Il fut de ceux qui ont des yeux et qui voient. Le premier, il a écrit une œuvre spécifiquement cheminote, « La Bête humaine », ce summum incontesté de la littérature réaliste.

Jamais encore, on n’avait lu sur le rail une prose tellement ardente, tellement fidèle, tellement révolutionnaire. Dans ce roman, la poésie de Zola éclate comme un feu d’artifice. Elle a la dureté du diamant, l’enthousiasme d’un brasier ; elle a aussi la tendresse de la femme, de l’épouse :

« C’était une de ces machines d’express, à deux essieux couplés, d’une élégance fine et géante, avec ses grandes roues légères réunies par des bras d’acier, son poitrail large, ses reins allongés et puissants, toute cette logique et toute cette certitude qui font la beauté souveraine des êtres de métal, la précision dans la force... Elle portait le nom d’une gare, celui de Lison, une station du Cotentin. Mais Jacques, par tendresse, en avait fait un nom de femme, »La Lison« , comme il disait, avec une douceur caressante... »


Source : Le Rail, décembre 1961


[1« Dites-nous quelque chose ».

[2« L’Orphéon ».