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La naissance du rail belge

P. Dirickx.

mercredi 16 janvier 2013, par rixke

La base du réseau ferré belge réside dans la loi du 1er mai 1834 :

« II sera établi dans le royaume un système de chemins de fer ayant pour point central Malines, en se dirigeant à l’Est vers la frontière de Prusse par Louvain, Liège et Verviers ; au Nord vers Anvers ; à l’Ouest sur Ostende par Termonde, Gand et Bruges, et au Midi sur Bruxelles, vers les frontières de France par le Hainaut. »

 Rétroactes

Lorsqu’en 1833 fut déposé le premier projet de loi, l’idée de doter la Belgique de voies ferrées n’était pas neuve. En 1821 déjà, à l’occasion de rétablissement d’un canal entre Bruxelles et Charleroi, Thomas Gray, ingénieur anglais, inventeur d’un système de traction à vapeur, présenta un projet de chemin de fer qui offrait beaucoup plus d’avantages que la voie d’eau. Cette proposition fut repoussée par le gouvernement des Pays-Bas et M. Gray proposa son invention à l’Angleterre.

En quittant le pays où il n’avait rencontré qu’indifférence et incrédulité, il écrivit ces notes prophétiques :

« Voici l’aurore de la civilisation du monde. Il n’y aura plus de distance. Mon système aura pour défenseurs les rois, les empereurs et les gouvernements. Ma découverte ne peut être comparée qu’à celle de l’imprimerie. »

L’idée était lancée et elle s’imposa peu à peu à l’attention d’intéressés éventuels. C’est ainsi que nous voyons se construire chez nous, en avril 1829, un premier chemin de fer de 18 km, à traction animale d’ailleurs, et d’importance toute locale. Il reliait les charbonnages du Grand-Hornu au canal de Mons à Condé.

En 1829 également, des industries liégeoises, conduites par John Cockerill, soumettent au gouvernement des Pays-Bas l’idée de relier Anvers à la Meuse par une voie ferrée. La réalisation de ce projet fut empêchée par les événements de 1830 ; l’idée fut reprise sur un plan bien plus large, au lendemain même de la proclamation de l’indépendance de la Belgique, le 4 octobre 1830.

 Initiatives du jeune gouvernement belge

Dès le mois d’octobre 1830 un Comité d’Industrie et d’Agriculture, formé à Liège, exposa au gouvernement provisoire qu’il y avait urgence à remplacer immédiatement par une voie ferrée les communications qui existaient entre l’Escaut et le Rhin par les eaux intérieures de la Hollande.

Un arrêté du gouvernement provisoire du 12 décembre 1830 chargea le ministre de l’Intérieur de faire rapport sur les avantages, soit d’un canal, soit d’un chemin de fer entre Anvers et Maastricht.

Un arrêté royal du 24 août 1831 confia aux ingénieurs Simons et De Ridder la mission d’établir, sous la direction de M. Teichman, un projet de chemin de fer entre l’Escaut, la Meuse et le Rhin. Après une étude approfondie de la question en Angleterre, ces ingénieurs présentèrent le 10 février 1832 un avant-projet d’une route en fer reliant Anvers à Cologne.

Cet avant-projet provoqua le 22 mars 1832 un arrêté royal autorisant le gouvernement à mettre en adjudication publique la concession à perpétuité d’un chemin de fer d’Anvers à Liège.

Toutefois cette adjudication n’eut pas lieu.

L’industrie privée n’osa pas entreprendre ce travail gigantesque pour l’époque et dont le rapport financier était très incertain.

 Loi du 1er mai 1834

Dans son discours du trône, le 7 juin 1833, Léopold 1er recommanda ces projets à l’attention des Chambres, et sur son ordre, M. Rogier, ministre de l’Intérieur, déposa le 19 juin 1833 un projet de loi autorisant le gouvernement à effectuer un emprunt de dix-huit millions de francs, exclusivement affecté à la première partie d’un chemin de fer partant de Malines et se dirigeant sur Verviers par Louvain, Tirlemont et Liège avec embranchement sur Bruxelles, Anvers et Ostende. La section centrale de la Chambre vit plus grand encore en proposant un système de chemins de fer, dont Malines devait être le centre, et qui se dirigerait à l’Est vers la frontière de Prusse par Louvain, Liège et Verviers ; au Nord vers Anvers ; au Sud vers Bruxelles et les frontières de France et à l’Ouest vers Ostende par Termonde, Gand et Bruges.

D’aucuns trouveront peut-être surprenant que le jeune Etat belge se soit préoccupé, au lendemain même de la proclamation de son indépendance, de la création d’un réseau ferré, alors que des difficultés de toute nature l’assaillaient tant à l’intérieur du pays que sur le plan diplomatique, difficultés qui rendaient son existence bien précaire. Mais précisément, il s agissait de donner de l’air, aussi rapidement que possible à la Belgique naissante.

A cette époque, l’industrie était peu développée, et c’était l’agriculture surtout qui fournissait au pays ses ressources : le commerce s’était concentré à Anvers où arrivaient presque toutes les marchandises destinées à l’Allemagne.

Avant la Révolution, Anvers communiquait aisément avec le Rhin par les eaux intérieures de la Hollande, mais la séparation des deux Etats risquait de priver la Belgique de ses moyens de communication avec Cologne.

Sans doute le traité des 24 articles garantissait-il le principe de la navigation moyennant péage dans les eaux de la Hollande, mais les Hollandais se montraient très peu empressés à souscrire un traité réalisant pratiquement la jouissance de cette communication fluviale. Cette question ne fut réglée que 9 ans plus tard par le Traité de Londres.

Nos gouvernants firent donc œuvre sage en décrétant et en réalisant, en un temps record pour l’époque, cette liaison ferrée qui devait, comme le disait à la Chambre M. Devaux « donner à l’Escaut, à la Meuse et au Rhin une embouchure belge ».

 Oppositions

Le projet de loi rencontra cependant, tant à la Chambre qu’au Sénat, une vive opposition.

Députés et sénateurs discutèrent à perte de vue durant 18 jours ; partisans et adversaires de la voie ferrée exprimèrent leurs opinions en discours grandiloquents et ampoulés dans le style de l’époque.

A côté d’objections naïves, comme par exemple que le lait transporté par les trains arriverait à l’état de beurre et les œufs en omelette (Eloy de Burdinne), nous trouvons les arguments les plus curieux dont les principaux sont contenus dans une harangue prononcée par un certain M. Elias D’Huddeghem. Cet honorable membre s’exprima en ces termes :

« Je veux bien admettre l’utilité des chemins de fer : je veux bien supposer que cette utilité sera durable pour le commerce, et même pour l’impatience des voyageurs qui parcourent le monde. Mais a-t-on bien considéré les conséquences de cette innovation, par rapport à l’agriculture, à la population, à la tranquillité publique ?

« Si I’on substitue, pour les transports, les agents mécaniques à l’emploi des hommes et des animaux, qu’en résultera-t-il ? Que beaucoup d’hommes resteront inoccupés et qu’on élèvera beaucoup moins de chevaux, de là moins de ressources pour le laboureur qui, en hiver, n’utilisera plus, par des charrois, ses chevaux dont l’oisiveté dans ses écuries ne le dispensera pas de les nourrir. De là beaucoup de contrées qui ne produisent que pour la nourriture des animaux, et d’autres contrées n’admettant après le blé que l’avoine pour alternat, subiront nécessairement une dépréciation telle qu’il faudra ou changer l’assiette de la contribution foncière ou être injuste ; alternative qui n’est pas sans de grands embarras ?

« Les partisans de la route en fer ont-ils bien calculé les conséquences de cette innovation, par rapport au système actuel de nos routes et de la navigation de nos beaux canaux et fleuves ; car d’après le mémoire de M. l’inspecteur Vifquin, en général les communications sont plus favorables par les canaux pour les matières pondéreuses, encombrantes et susceptibles de s’avarier. Si le vaste projet de la route en fer est adopté, le cabotage, d’une si haute importance pour plusieurs provinces de la Belgique, ne sera-t-il pas entièrement détruit ? En fixant mes regards sur cette quantité d’ouvriers, je demande ce que deviendront tous les bateliers de Louvain à Anvers, d’Anvers à Gand et à Bruges, tous les éclusiers, tous les conducteurs de chevaux et tireurs de bateaux ; enfin ces milliers d’ouvriers, à Louvain, à Gand, à Bruges, qui ne sont occupés qu’à décharger les bateaux et ceux qui ne font autre chose que de recharger les voitures ?

« Les négociants, commissionnaires expéditeurs, et les propriétaires de toutes ces belles maisons et magasins qui avoisinent les canaux, ne pourront les laisser tomber en ruine.

« Le système qu’on veut introduire doit encore être préjudiciable à un grand nombre d’industries et de métiers. En supposant que d’Anvers à Cologne, il y ait cinq à six cents voitures, voilà donc l’existence compromise de cinq à six cents voituriers et celle de leur famille : ajoutez-y les aubergistes, maréchaux, charrons, selliers, etc.

« On ne peut donc nier de bonne foi que les chemins de fer, excluant l’emploi de beaucoup d’hommes, en laisseront un grand nombre inoccupés et livrés par-là même à la corruptrice influence de l’oisiveté et de la misère réunies ; combinaison effrayante pour qui connaît les hommes.

« Il est un autre point de vue qui sans doute a échappé jusqu’à ce jour aux économistes ; c’est le rapport de la consommation du fer avec les moyens de I’obtenir. Ceci est grave et mérite les plus sérieuses réflexions.

« Voici l’opinion de M. Rochet, maître de forges, dans un mémoire sur les routes en fer, communiqué à l’Académie de I industrie agricole et manufacturière de Paris :

« C’est une vérité devenue triviale que le fer est le premier instrument de la civilisation ; qu’en multipliant les moyens de pourvoir facilement à tous les besoins, il a donné des loisirs qui ont développé l’intelligence humaine. Il n’est pas moins évident que c’est à cet état que les peuples doivent les armes qui protègent leur indépendance politique. D’où il suit qu’en épuisant sans nécessité ses mines de fer, un peuple compromet sa nationalité.

« Or, nos mines de fer sont, pour les neuf dixièmes, des mines d’alluvion qui ne se régénèrent pas. Depuis plus de soixante ans j’entends dire que les minerais s’épuisent, qu’il faut recourir aux anciens travaux pour y prendre ce que nos pères ont dédaigné.

« Si donc nous abusons de nos ressources, si notre prodigalité réduit nos enfants à demander à la Suède et à la Russie le soc de nos charrues et le fer de nos baïonnettes, qu’il survienne une guerre qui arrête ces importations ; que deviendra le peuple, privé tout à la fois de ses moyens de culture et de défense ?

« Ce qu’on donne aux trop nombreuses superfluités du présent, on le dérobe à la nécessité de l’avenir. »

Les techniciens eux-mêmes étaient loin de comprendre toute l’importance de la question.

L’ingénieur Vifquin écrivait : « Le chemin de fer est une absurdité sous le rapport de l’art et une sottise sous le rapport commercial et diplomatique. »

L’ingénieur français Cordier, dans une lettre souvent citée, concluait :

« Exécuter un chemin de fer aux frais des contribuables serait une entreprise aussi inutile et aussi ruineuse que la construction d’une pyramide. »

Quelques parlementaires appréhendaient des troubles. Un certain M. Lefebvre-Meuret, s’exprimait comme suit :

« Un chemin de fer a causé dans un des vastes établissements du Hainaut un mouvement d’insurrection. (Il s’agissait du chemin de fer minier de 18 km, à traction chevaline, reliant les charbonnages du Grand-Hornu au canal de Condé). Cet établissement d’Hornu avait cru nécessaire d’acheter des canons. M. Raimbaut, directeur gérant, les fit mettre en batterie et, aidé de ses artilleurs et de sa petite armée d’infanterie, il parvint à maintenir sa propriété, mais non sans faire usage de ses armes. Combien de canons faudra-t-il pour protéger la route d’Anvers à Cologne ?

Cette question fit une profonde impression et fut accueillie par des mouvements en sens divers, dit le compte rendu parlementaire de l’époque.

Les objections les plus sérieuses furent d’ordre financier et la lecture des travaux parlementaires nous permet d’assister à de belles joutes oratoires entre les partisans de la voie ferrée et ceux qui, pour reprendre une expression du même M. Lefebvre-Meuret, trouvaient « qu’il était peut-être charmant de faire voler à un coup de sifflet une quantité de voyageurs sur la nouvelle route, mais qu’il était plus beau encore qu’à un coup de sifflet on pût faire voler les écus dans les coffres de l’Etat. »

Une question primordiale domina tout le débat : qui construirait et exploiterait le chemin de fer ? L’Etat ou des compagnies concessionnaires ?

Bien que nos gouvernants n’eussent à ce propos aucune idée préconçue, ils adoptèrent la régie directe pour trois motifs :

  • la Belgique, pays de transit, devait attirer la clientèle étrangère par ses tarifs à bon marché et la facilité de ses communications ;
  • l’Etat trouvait tout naturel de s’occuper des chemins de fer, comme il le faisait pour les routes et les canaux ; il voyait également les avantages financiers des recettes escomptées ;
  • on craignait surtout que le système de concessions rendrait les chemins de fer tributaires d’actionnaires étrangers, et I’on se méfiait des orangistes, qui étaient les gros capitalistes de l’époque.

Dans la pensée des auteurs du projet, la régie directe ne visait que le réseau principal qui était, comme le disait M. Rogier « un gros tronc planté par l’Etat, et dont les branches pousseraient naturellement ; il se formerait des compagnies pour les embranchements et il fallait en provoquer la création. »

Le projet fut voté par la Chambre et le Sénat après 20 séances ; il reçut la sanction royale le 1er mai 1834.

Un an, jour pour jour après la promulgation de la loi, le premier train roula entre Bruxelles et Malines.

L’inauguration eut lieu le 5 mai 1835 et prit les proportions d’une fête nationale.


Source : Le Rail, septembre 1975