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Les origines des chemins de fer en Lorraine Belge (I)

P. Pastiels.

mercredi 23 juillet 2014, par rixke

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 La rivalité entre les réseaux, les visées de Napoléon III

A cette époque, de nombreux réseaux ferrés se développèrent et s’enchevêtrèrent dans tout le pays. Les compagnies privées belges et étrangères (de plus en plus puissantes suite à des cessions ou des fusions successives de réseaux plus modestes) et les chemins de fer de l’Etat belge se livrèrent une concurrence acharnée, une guerre de tarifs en vue de capter ou de détourner à leur profit des courants de trafic. La « Grande compagnie du Luxembourg » n’échappa pas à cette âpre concurrence, notamment avec le « Grand central belge », la « Compagnie de l’Est » (société française), la société luxembourgeoise « Guillaume-Luxembourg », le « Nord-Belge » (excroissance du réseau français du Nord en Belgique).

Ainsi, la « Compagnie de l’Est » contrôla bientôt la direction des transports « marchandises » vers Liège (via le réseau « Guillaume-Luxembourg » qu’elle contrôlait), vers Charleroi et les Pays-Bas (via le réseau du « Grand central belge », parallèle à celui de l’Etat belge... !) : l’ombre expansionniste de Napoléon III se profilait déjà à l’horizon... !

Acculée, la « Grande compagnie du Luxembourg » s’adressa d’abord - mais en vain - auprès du Gouvernement belge pour négocier le rachat éventuel de son réseau. Ensuite, elle se tourna vers la « Compagnie de l’Est » avec laquelle, par traité du 08 décembre 1868, elle céda l’exploitation de la ligne du Luxembourg pendant une période déterminée [5].

La gare de Lavaux vers 1901.

La réaction du Gouvernement belge ne se fit pas attendre car cette ligne présentait un intérêt militaire évident [6]. La tension montait déjà entre la Prusse et la France, la Belgique se trouvait alors dans une fâcheuse position. Redoutant les visées annexionnistes de Napoléon III, le cabinet Frère-Orban rallia autour de lui la majorité des parlementaires et fit voter, en hâte, un projet de loi interdisant aux compagnies ferroviaires de céder une ligne sans autorisation préalable du Gouvernement. Il fallut tout le talent diplomatique de Frère-Orban pour apaiser les réactions belliqueuses de la France [7].

 La politique d’unification du réseau ferré national

L’enchevêtrement anarchique des réseaux ferrés, la concurrence acharnée entre les diverses compagnies privées, le besoin d’une uniformisation des tarifs, les leçons politiques du conflit franco-prussien de 1870-1871, provoquèrent dès 1870 de vigoureux plaidoyers et de nombreuses initiatives en vue de réorganiser et d’unifier l’exploitation des réseaux. Le Gouvernement belge modifia alors radicalement sa politique en poursuivant lui-même la construction des lignes ultérieures, en rachetant systématiquement les réseaux privés.

Libramont vers 1901.

« La Grande compagnie du Luxembourg » n’échappa pas à ce processus. A vrai dire, tant le Gouvernement belge que les concessionnaires souhaitaient négocier la reprise du réseau par l’Etat. Mais ni l’un m l’autre ne voulait faire le premier pas de peur d’inciter son partenaire éventuel à exagérer ses prétentions. En réalité, les concessionnaires anglais ne demandaient pas mieux que de rétrocéder l’exploitation de la ligne du « Luxembourg » à des conditions avantageuses. Depuis plusieurs années, la Compagnie se montrait impuissante à assurer le trafic « marchandises » sans cesse croissant entre les bassins houillers de Charleroi et de Liège, et les gisements miniers grands-ducaux faute d’une infrastructure adaptée : manifestement, la Compagnie refusait de construire une double voie, d’augmenter le parc en matériel roulant, d’agrandir ses installations... [8].

Les négociations proprement dites débutèrent en avril 1872. Le processus de rachat ne fut pas simple car les deux parties en cause, à savoir le Gouvernement belge d’une part et la « Grande compagnie du Luxembourg » d’autre part, furent loin de maîtriser les événements. En effet, toutes les négociations entamées directement entre les deux parties avaient échoué et ce fut sous la pression d’éléments extérieurs d’ordre à la fois politique, économique et financier que le rachat par l’Etat s’imposa comme la seule solution viable pour l’avenir des industries houillères et métallurgiques.

 L’aventurier Simon Philippart mène le jeu

Au grand dam des industriels luxembourgeois, Tesch - Metz, bénéficiant de tarifs préférentiels sur les lignes de la « Grande compagnie du Luxembourg », l’homme d’affaires « aventureux » Simon Philippart (1826/1900) et son groupe financier obtinrent, en 1869, du gouvernement grand-ducal la concession du réseau ferré de ceinture du Luxembourg - appelé réseau « Prince-Henri » - ainsi que des terrains et des concessions minières.

En mai 1870, alors que pas un seul coup de pioche n’avait été donné au grand-duché mais qu’il venait d’obtenir la cession de la concession du réseau « Forcade » en Belgique (réseau s’articulant autour de l’axe « Sedan - Bastogne - St-Vith »), Philippart sollicitait déjà du gouvernement luxembourgeois la concession de cinq lignes nouvelles, destinées à relier le réseau « Prince-Henri » au réseau « Forcade » et à développer ainsi les communications ferroviaires luxembourgeoises avec la Belgique, la France et la Prusse. Il souhaita aussi obtenir du gouvernement belge la prolongation du réseau « Prince-Henri » vers Athus et Charleroi. La « Grande compagnie du Luxembourg » voyait d’un mauvais œil ces menaces peser sur le monopole de fait qu’elle détenait sur les transports ferroviaires dans la province du Luxembourg !

La défaite militaire de la France et le programme d’annexion de la Prusse posaient d’emblée le problème de l’exploitation des chemins de fer luxembourgeois. En effet, la perte du réseau « Alsace - Lorraine » par la « Compagnie française de l’Est » mettait en danger l’exploitation du réseau « Guillaume - Luxembourg » et de son antenne belge « Pepinster - Spa - Gouvy ».

Habay-la-Neuve vers 1902.

Dès novembre 1870, le groupe financier Philippart - contrôlant notamment la « SA des Chemins de fer des bassins houillers du Hainaut » - proposait au gouvernement grand-ducal la reprise du réseau « Guillaume - Luxembourg » par les « Bassins houillers » et le remaniement du réseau « Prince-Henri » afin d’éviter les doubles emplois. Simon Philippart contrôlait déjà un réseau de concessions de 19 compagnies, capable de rivaliser avec celui de l’Etat, du « Grand central belge » et de la « Grande compagnie du Luxembourg »... ! En 1872, il envisagea même la cession à un consortium belgo-allemand des réseaux « Forcade » et « Prince-Henri ».

La perspective d’une mainmise allemande sur les voies ferrées du Luxembourg belge et du grand-duché plaçait le Gouvernement belge dans une situation délicate sur le plan diplomatique. Mais le danger politique de cette mainmise ne motivait pas uniquement les adversaires de ce nouveau consortium. C’était le principe même de la reprise de la « Grande compagnie du Luxembourg » par une compagnie dotée du monopole des voies ferrées dans la province du Luxembourg et la renonciation par l’Etat à la ligne d’Athus vers Charleroi qui heurtaient d’importants intérêts [9]. La réaction de l’opposition politique fut donc vive et rapide. Un vaste courant d’opinion, appuyé par une campagne de presse, se forma dès le début de 1873 contre la cession de la « Grande compagnie du Luxembourg » à la société belgo-allemande et en faveur du rachat par l’Etat.

Néanmoins, Simon Philippart s’imposa comme seul interlocuteur du Gouvernement : il lia la reprise de la « Grande compagnie du Luxembourg » par l’Etat à la réalisation de ses projets de constructions ferroviaires. Mais les combinaisons, qu’il avait imaginées pour s’assurer le contrôle des chemins de fer de la province du Luxembourg en association avec un groupe financier belgo-allemand, s’envolaient définitivement. La convention de rachat fut enfin ratifiée le 15 mars 1873, après de nombreuses discussions parlementaires. Elle comportait notamment :

  • le rachat, par l’Etat belge, des droits de la « Grande compagnie du Luxembourg » ;
  • la construction, par la « Société des Chemins de fer des bassins houillers », pour compte de l’Etat belge, de diverses voies ferrées dont la ligne d’Athus à la Meuse.

Source : Le Rail, juillet 1987

Portfolio


[1P. Pastiels - « La genèse du rail belge », Le Rail (4/1984 - 5/1984 - 5/1985)

[2A. De Laveleye - « Histoire des 25 premières années des chemins de fer belges », (Bruxelles 1862)

[3J. Devys - « Les chemins de fer de l’Etat belge », pages 11 et 12 (Paris 1910)

[4A. Demeur - « Les chemins de fer français en 1860 », (Paris 1860)

[5V. Tesch - « Traité du 08/12/1868 entre La Grande compagnie du Luxembourg et la Société du Chemin de fer de l’est de France », (Arlon 1870)

[6M. Hennequin - « Les moyens de communication dans la province de Luxembourg de 1830 à 1880 », Revue du personnel de la Banque nationale de Belgique (27e année - n° 8 - 08/1971)

[7G. Kurgan - Van Hentenrijk - « Une étape mouvementée de la réorganisation des chemins de fer belges : Le rachat du Grand-Luxembourg par l’Etat (1872-1873) », Revue belge de philologie et d’histoire (T II, pages 395 et suivantes - 1972)

[8G. Kurgan - Van Hentenrijk - « Une étape mouvementée de la réorganisation des chemins de fer belges : Le rachat du Grand-Luxembourg par l’Etat (1872-1873) », Revue belge de philologie et d’histoire (T II, pages 395 et suivantes - 1972)

[9G. Kurgan - Van Hentenrijk - « Rail, finance et politique : les entreprises Philippart (1865-1890) », Université Libre de Bruxelles (1982)