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Une dynastie de cheminots (V)

J. Delmelle.

mercredi 25 novembre 2015, par rixke

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 VIII. - A propos de tunnels

L’un de ceux dont la construction a causé le plus de difficultés à ses réalisateurs est sans doute celui de Kilsby, en Angleterre. Son histoire mérite d’être contée.

Le tunnel de Kilsby a 2.214 mètres de longueur et s’ouvre à 50 mètres au-dessous de la surface du sol.

L’ingénieur chargé des travaux préliminaires fit creuser, selon la pratique alors en usage, plusieurs puits d’essai pour se rendre compte de la nature du terrain à travers lequel l’ouvrage était à exécuter. Il constata que la plus grande partie du sous-sol se composait d’une couche de schiste oolithique. Ce point établi, les travaux furent entrepris avec diligence. On perça tout d’abord 18 puits de service, destinés à la remonte des terres On procède de la même façon dans les houillères. Et cette façon de faire semble à l’imitation du travail de la taupe, qui rejette ainsi, de distance en distance, la terre provenant de ses excavations souterraines.

Les travaux étaient donc menés rondement lorsqu’on s’aperçut tout à coup qu’à quelque 200 mètres de l’extrémité méridionale du tunnel à construire, existait, sous une couche d’argile de 12 mètres d’épaisseur, un banc de sable mouvant s’étendant sur une longueur de 120 mètres dans le sens du tunnel. Les puits d’essai creusés préalablement l’avaient frôlé de près, sans cependant le toucher. Cette découverte catastrophique frappa tellement le maître d’œuvre que celui-ci, victime d’une embolie, en mourut. L’exécution du tunnel allait-elle être suspendue ou poursuivie ? La plupart des ingénieurs de la compagnie conseillèrent l’abandon des travaux. Mais Stephenson, dont le nom est étroitement associé à l’histoire des débuts des chemins de fer belges, demanda de pouvoir continuer l’entreprise. La chose lui fut accordée.

« Le mot impossible, aimait-il répéter, a une syllabe de trop.

La première ! Il y a toujours moyen, à force d’habileté, de sang-froid et de persévérance, de la supprimer. »

Stephenson, on le sait, était un chercheur. Il avait expérimenté la puissance de la vapeur. Il fit donc venir, à Kilsby, plusieurs machines à vapeur pour épuiser l’eau qui s’était accumulée dans les puits d’essai. L’opération eut pour résultat de mettre à sec des sources fort distantes de l’endroit où les pompages étaient effectués, sans toutefois parvenir, pour autant, à vider complètement certains puits. L’opération eut un autre résultat : le banc de sable mouvant repéré précédemment couvrait une étendue bien plus vaste qu’on l’avait cru.

Le maître d’œuvre, qu’une embolie avait emporté, n’appartenait pas à la grande famille du rail. Stephenson, par contre, en faisait partie, par vocation, par élection. Un autre que lui eût laissé tomber les bras. Il ne se déclara pas battu. Il décida la mise en chantier d’un premier tronçon du tunnel à partir d’un puits où le niveau de l’eau avait le plus baissé. Les terrassiers, métamorphosés en mineurs, commencèrent à déblayer, procédant par portions de 4 mètres de longueur. Les maçons suivaient de près, construisant une armature cylindrique de 9 mètres de diamètre, en briques. Et, malgré les pompes toujours en action, les uns et les autres devaient bien souvent travailler avec de la boue jusqu’aux chevilles, voire jusqu’aux genoux.

Un bout du tunnel était à peine achevé que, soudain, l’eau se mit à l’envahir. Il fallait davantage que cela pour émouvoir les ouvriers, qui, au lieu de demander à être remontés sur-le-champ, se construisirent un radeau sur lequel ils prirent place avec leurs matériaux. Et, malgré l’eau qui montait toujours, ils continuèrent à travailler jusqu’au moment où ils se trouvèrent avec la tête contre la partie supérieure de la paroi. Un aide-ingénieur se jeta alors dans l’eau et, au moyen d’une corde, remorqua le radeau, tout en nageant, jusqu’au puits de service. La remontée s’effectua sans incident.

Le tronçon inaugural du tunnel complètement inondé, qu’allait décider Stephenson ? Faire fonctionner les machines à pomper ? Oui, bien entendu. Toutefois, au bout de quinze jours, le niveau de l’eau n’ayant que fort peu baissé, la Direction de la compagnie fit part à Stephenson de son intention de renoncer définitivement a l’entreprise. Stephenson lui répondit : « Accordez-moi encore un délai de quinze jours ! »

Quinze jours plus tard, grâce au jeu continuel des pompes, il n’y avait plus d’eau dans le tronçon du tunnel.

Ainsi, en dépit de toutes les difficultés, l’immense travail fut achevé peu à peu. Pendant trente mois, 1.250 terrassiers et maçons, 200 chevaux et 13 machines à vapeur ne cessèrent de s’acharner pour triompher de la nature. Environ 260.000 mètres cubes de terre furent extraits. Plus de 8.000 litres d’eau furent pompés par minute ; 36.000.000 de briques furent employées pour l’édification de la paroi.

Stephenson avait lancé un défi à la nature. Partageant sa toi et son obstination, les cheminots de Kilsby réalisèrent un véritable miracle. Leurs collègues du vaste monde en ont réalisé combien d’autres !

Les usagers du chemin de fer, encore une fois, se rendent-ils compte de la formidable accumulation d’efforts que représente tout cet ensemble qui leur permet, aujourd’hui, de voyager d’un coin du pays à l’autre, confortablement installés dans un wagon filant à 80 ou 100 kilomètres à l’heure sur une voie franchissant ravins et vallées, coupant collines et montagnes ? En disant cela, je pense aux ponts de Termonde et de Tamise, du Val-Benoît et de Huy, de Namur et de Houx-Anhée, d’Anseremme et de Visé, aux viaducs de Dolhain-Limbourg, de Trois-Ponts et de Pondrôme. Il en est d’autres, il en est beaucoup d’autres. Et puis, il y a tous ces tunnels percés dans le calcaire et le schiste ardennais. Tous ces ouvrages d’art font maintenant partie intégrante du décor. Il n’en a pas toujours été ainsi. Pour nous, qui les avons toujours connus, ils paraissent incorporés étroitement et comme de toute éternité au paysage. Et nous avons quelque difficulté à nous imaginer combien celui-ci à été profondément modifié par eux.
« Ah ! pour un écrivain, me disait à ce propos l’ vi Marcel, quel beau sujet que celui-là : montrer, exemples à l’appui, les incidences directes ou indirectes du travail des cheminots sur tout ce qui compose notre vie et notre univers à tous ! Il m’arrive parfois de regretter de n’avoir pas la plume facile. Je rédigerais un livre tout à la gloire de l’humble cheminot, un livre qui illustrerait son importance — ou celle de son œuvre poursuivie de génération en génération — dans la littérature, dans !a musique, dans la peinture, dans l’esthétique du paysage, dans l’économie, dans le prodigieux essor pris par le tourisme. Il ne s’est guère produit, dans la vie sociale des cent vingt-cinq dernières années, de fait aussi déterminant, aussi révolutionnaire, que la victoire du rail. Y a-t-on déjà pensé ? Je l’ignore. Tout ce que je sais, c’est que cette victoire est, en partie du moins, celle de la dynastie des Barbeaux. J’en éprouve un sentiment de fierté. Ce sentiment-là n’est-il pas compréhensible ? Ce sentiment-là n’est-il pas tout à fait légitime ? »


Source : Le Rail, mai 1960