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Mémoires d’un agent des trains de la région liégeoise

mercredi 28 décembre 2016, par rixke

 Histoires de locomotives sans trains et de trains sans locomotives

Perdre sa locomotive ? A première vue, ce n’est pas possible. Et pourtant ! L’accrochage d’un train se fait toujours avec le tendeur du premier wagon afin qu’en cas de rupture, le véhicule puisse être différé sans que l’attelage de la machine soit abîmé. Le chauffeur avait donc procédé réglementairement. Alors que je me trouvais à la porte du fourgon, le train s’est subitement arrêté (à 20 km/h, une application des freins à l’action rapide équivaut à percuter un obstacle). Quel choc ! J’ai parcouru toute la longueur du fourgon sur le dos et j’ai cru à un déraillement. Je me suis précipité avec mes drapeaux et mes pétards dans la courbe et j’ai réalisé que le tram entier était sur les rails mais qu’il n’y avait plus de locomotive. Le Type 29, éloigné de 150 m revenait doucement vers son convoi. Que s’était-il donc passé ? Le crochet de traction du wagon était tellement rouillé qu’il en était devenu rigide et lorsque la locomotive retenait le train, la vis du tendeur, inclinée et bloquée à 45 degrés, était venue au contact du bec du crochet du tender. Elle avait remonté le long de ce crochet puis, le tout était retombé dans le vide. Les boyaux étaient restés accouplés aussi longtemps que la locomotive avait retenu son train mais lorsque le machiniste avait aperçu le signal ouvert, il avait remis la vapeur et, comme à cette époque (début 1947) le robinet du mécanicien du type 29 n’avait pas encore été modifié, la locomotive était partie seule, rompant les boyaux.

A cette époque, alors que la gare de Bruxelles Nord était toujours en cul-de-sac (avant la jonction), les services Verviers - Bruxelles - Ostende étaient assurés jusque Bruxelles Nord par du personnel de Liège et de Herbesthal. La remise de Bruxelles Nord, située dans le triangle formé par les lignes Bruxelles-Laeken et Schaerbeek - Laeken, était déjà absorbée par celle de Schaerbeek et son ancien emplacement servait au garage des rames à voyageurs en attente d’utilisation. Après avoir poussé la rame à l’arrivée, la machine allait au virage, à la prise d’eau et au chargement près du poste Q. Les rames au départ étaient mises à quai par une locomotive de manœuvres et il arrivait que deux rames partant dans un intervalle assez court fussent placées l’une derrière l’autre sur la même voie. Les voyageurs étaient avertis de cette particularité par le sempiternel écriteau apposé en tête de la voie invitant à embarquer dans les voitures de tête. Or, un beau matin, mais très brumeux, le conducteur est venu placer son Type 10 en tête d’une rame pour Liège. Le démarrage fut laborieux. Le chef-garde avait donné la charge et la composition mais le train semblait tellement lourd ! Le jour naissant et la brume ne permettaient pas de voir la queue du convoi. La machine tirait très fort, le chauffeur ne suivait plus et les deux injecteurs étaient continuellement en action. A Louvain, le machiniste fit remarquer la longueur anormale du train et il fallut bien constater que le convoi pour Liège avait emmené avec lui la rame destinée à Arlon. Celle-ci n’avait pas été décrochée à Bruxelles Nord après sa mise à quai. Pendant ce temps, à Bruxelles, la machine du train d’Arlon était venue se placer en tête d’une voie vide devant un quai bondé de voyageurs ! Et comme il y avait déjà des voyageurs pour Arlon dans la deuxième rame, on expédia celle-ci de Louvain via Wavre vers Ottignies où elle rejoignit une rame de secours partie de Bruxelles Nord.

Les liaisons Allemagne - Belgique sont assurées via deux gares allemandes : Aachen Hbf pour le trafic voyageurs via Herbesthal et Verviers, et Aachen West pour les marchandises, via Montzen et Visé. Pour quitter ces deux gares, les trains doivent escalader une rampe importante sur laquelle est instauré un service d’allèges. Dans le sens Aachen - Montzen, le service d’allèges était au moment de cette histoire, assuré par deux puissantes locomotives à vapeur Type 50 de la DB tandis que la locomotive de remorque, une machine belge, cette nuit-là, se faisait attendre. L’heure de départ étant arrivée, le chef de service allemand, ne se rendit pas compte de l’absence de la machine de remorque et donna le départ comme prévu à l’aide de coups de klaxon. Evidemment, les deux locomotives allemandes ont commencé à pousser le train qui a démarré comme une fleur et a entamé la montée de la rampe jusqu’à l’entrée du tunnel de Botzelaer, point de limite extrême que ne pouvaient dépasser les allèges. Au-delà, ça descend légèrement vers la Belgique. Mais à la sortie du tunnel, quelle n’a pas été la surprise du premier signaleur belge de voir passer devant lui un train sans locomotive et qui prenait de la vitesse ! Il a immédiatement prévenu les autorités de Montzen où toutes les mesures ont été prises pour faire face à cette situation pour le moins inhabituelle : évacuation des locaux, aiguillages dirigés vers une voie en impasse, côté Visé. La rame en perdition est arrivée à près de 100 km/h, a franchi l’aiguillage sans dérailler, mais en bout de voie, elle a défoncé le butoir et a encore parcouru 100 m dans les terres. Le pire avait été évité, mais cela forma un fameux tas d’autant qu’une dizaine de wagons étaient chargés d’automobiles... ?


Source : Le Rail, Janvier 1992